[tribune publiée par Le Monde sous le titre «L’absence de termes désignant les femmes dans le programme du Nouveau Front Populaire est un problème politique»]
On croyait la gauche convertie à l’égalité des sexes. Et donc à son langage, qu’on dit égalitaire, ou non sexiste, ou inclusif. On l’avait vue, cet automne, batailler contre le RN à l’Assemblée nationale (12 oct.) et contre les LR au Sénat (31 oct.), pour repousser leurs ridicules propositions de loi «contre l’écriture inclusive». Pendant la campagne des Européennes, on avait entendu des candidates et des candidats essayer de faire cet effort pour élargir leur horizon mental, et du coup réfléchir aux besoins des femmes, et même des milliers de gens qui ne sont pas des hommes – les enfants par exemple.
Il aura suffi d’une dissolution de l’Assemblée pour faire voler en éclat ce vernis, revenir au bon vieux temps du masculin qui l’emporte sur le féminin au point de le faire disparaitre, et témoigner de la validité de l’axiome aujourd’hui bien documenté: Qui parle au masculin pense au masculin.
La lecture du programme du Nouveau Front Populaire est à ce titre lumineuse. En 23 pages, 3 expressions seulement de cette parité linguistique pour laquelle on combat en France depuis les années 80, dont 2 sont situées en ouverture, comme le faisait le Général de Gaulle: « les femmes et les hommes » dans la première ligne du Préambule, «les Françaises et les Français» dans l’avant-dernière. Ensuite c’est terminé, à part un «tous et toutes» perdu dans le propos sur le service public. Il est question des députés, des agriculteurs, des auteurs, des acteurs, des magistrats, des greffiers, des agents, des policiers, des salariés, des morts, des inspecteurs, des intermittents, des travailleurs, des étudiants, des professeurs, des exilés, des migrants, etc.
Si l’on veut bien croire que « les dirigeants du Hamas » soient un groupe non mixte, ce n’est pas le cas des autres. Qui sont même parfois très féminisés, à l’image « des Français grandement paupérisés par 7 ans de macronisme et 3 ans d’inflation », qui sont en grande majorité des Françaises: des travailleuses à temps partiel, des mères de familles monoparentales, des retraitées, des salariées peinant dans les métiers les moins valorisés. Quant aux soignants libéraux, aux aides-soignants, aux professionnels du grand âge, ils sont ultra-minoritaires dans leurs professions. Un seul groupe est ici nommé au féminin, celui des Accompagnantes d’Élèves en Situation de Handicap – où il y a pourtant quelques hommes; mais c’est si féminin de s’occuper d’enfants!
Aucune logique grammaticale, c’est clair, ne sous-tend ces choix. La seule logique à l’œuvre ici, c’est l’idéologie patriarcale, qui règne dans les groupes politiques où elle devrait être combattue, et où elle ne l’est pas suffisamment. D’où l’oubli de l’éducation à l’égalité, à la sexualité, au respect de l’autre, dans la « grande loi éducation », qui devrait aussi prévoir la parité des formations, seul moyen d’éviter la concentration des femmes dans les secteurs les plus mal payés. D’où la condamnation de la haine des juifs et de la haine des musulmans, mais non de la haine des femmes, et la demande de plans interministériels pour lutter contre ces deux fléaux, mais non contre la masculinité toxique, qui produit pourtant chaque année 130 féminicides, 84% des accidents de voiture mortels, 86% des meurtres, 97% des violences sexuelles…, et qui coute à l’État 95 milliards d’euros en frais de justice, de santé, de réparation des bâtiments publics, d’entretien des prisonniers. D’où l’inscription de ce programme sous la bannière « liberté, égalité, fraternité », comme si ce dernier terme, ajouté aux premiers en 1848 par les pères du fameux « suffrage universel », ne devait pas être remplacé par le mot solidarité. D’où l’absence du mot parité, même quand on parle d’aller « Vers une 6e République », et de l’expression « égalité des sexes » dans l’ensemble du programme. D’où le silence sur l’invraisemblable protection accordée aujourd’hui aux hommes violents et aux prédateurs sexuels, dans la rubrique « Sûreté, Sécurité et Justice ».
D’où enfin la relégation en page 19 – juste avant la question de la maltraitance animale – d’une rubrique à moitié consacrée aux femmes (« Étendre les droits des femmes et des personnes LGBTQI »), où l’égalité des salaires est mise sur le même plan que le congé menstruel (pour toutes les femmes?), et où la demande de « filiation par reconnaissance comme principe par défaut » ouvre toute grande la voie à la reconnaissance de la GPA.
L’absence des termes désignant les femmes dans ce programme n’est donc pas un problème de forme, ou de détail. C’est un problème politique. C’est le symptôme d’une absence de pensée sur l’égalité, que trahit l’ensemble du texte.
Les femmes sont la moitié de l’humanité, mais une moitié qui a été discriminée par l’autre. Il devrait donc en être question dans à peu près toutes les rubriques traitant de la société, du travail, de la politique, de la culture… On pourrait également, si tant est qu’il faille promouvoir la compétition plutôt que la coopération, souhaiter « Faire de la France la championne européenne des énergies marines », plutôt que « le leader européen ». La France, c’est féminin. Et la langue française nous propose tout ce qui est nécessaire pour parler d’elle au mieux. Comme de nous, les femmes.
Allez, camarades, vous y arriverez! Votre Proposition économique contient déjà autant de doublets en bonne et due forme que de masculins qui l’emportent: 9. Et puis vous avez adopté les «droits humains» que les féministes promeuvent depuis 150 ans. Il reste à les revendiquer, pour rompre avec ces «droits de l’homme» auxquels les autorités françaises s’accrochent virilement, comme s’il ne s’était rien passé en 1944.
Rassurez-vous donc, camarades, on votera pour vous. Mieux vaut encore pour nous un programme de vieux gauchistes qu’un programme de jeunes fachos. Mais on attend que vous changiez. Et il ne faudra pas vous étonner de nous trouver sur votre route à chaque fois que vous ferez le choix de l’idéologie patriarcale.
— Éliane Viennot, historienne, littéraire, ancienne présidente de la Société Internationale pour l’Étude des femmes de l’Ancien Régime - Joëlle Wiels, biologiste, directrice de recherche au CNRS, ancienne cheffe de la Mission Parité du Ministère de la Recherche
Parmi les signataires (liste complète ici): Isabelle Alonso, écrivaine - Bouchera Azzouz, réalisatrice, militante féministe - Marie-Noëlle Bas, présidente des Chiennes de garde - Hélène Bidard, adjointe à la maire de Paris chargée de l’égalité femmes-hommes, de la jeunesse et de l’éducation populaire - Oristelle Bonis, éditrice - Marie-Jo Bonnet, historienne, écrivaine, féministe - Sophie Bourrel, actrice - Danielle Bousquet, ancienne députée - Anne Boyé, historienne des mathématiques - Geneviève Brisac, écrivaine - Maria Candea, linguiste - Stéphane Cazes, cinéaste - Geneviève Couraud, ancienne élue socialiste, membre du Conseil national du P.S., présidente d’honneur d’ECVF - Catherine Coutelle, députée 2007-2017, présidente de la Délégation droits des femmes 2012-2017 - Noémie De Lattre, artiste - Geneviève Duché, économiste - Didier Epsztajn, animateur du blog Entre les lignes entre les mots - Jacqueline Farmer, réalisatrice, productrice - Caroline Flepp, directrice de publication et rédactrice en cheffe de 50-50 Magazine - Geneviève Fraisse, philosophe, directrice de recherche émérite CNRS - Marie-Hélène Franjou, médecine - Margot Gallimard, éditrice - Françoise Gaspard, ancienne députée-maire - Xavière Gauthier, autrice, universitaire, journaliste féministe - Pierre-Yves Ginet, consultant égalité, cofondateur de Femmes ici et ailleurs - Brigitte Grésy, ancienne présidente du Haut Conseil à l’Égalité femmes-hommes - Catherine Le Magueresse, doctoresse en droit, chercheuse - Michèle Loup, ancienne conseillère régionale d’IDF chargée de l’Égalité Femmes/Hommes - Olivier Manceron, médecin, militant antivalidiste et antisexiste - Florence Montreynaud, historienne - Laure Murat, historienne, écrivaine, professeure à UCLA - Maud Olivier, ex-députée Parti socialiste - Lucile Peytavin, historienne, essayiste - Raphaëlle Rémy-Leleu, militante écoféministe, Nouveau Front Populaire - Brigitte Rollet, chercheuse, enseignante, essayiste - Muriel Salle, enseignante-chercheuse - Claude Servan-Schreiber, écrivaine - Neige Sinno, écrivaine - Christelle Taraud, historienne et féministe - Irène Théry, sociologue - Marina Tomé, actrice, autrice, metteuse en scène - Victoire Tuaillon, autrice, Journaliste, podcasts Les couilles sur la table & Le cœur sur la table - Typhaine D, artiste féministe, inventrice de la féminine universelle - Michèle Vianès, présidente de Regards de Femmes - Michèle Vitrac-Pouzoulet, présidente d’ECVF, ancienne conseillère régionale d’IDF