Lorsque je suis devenu professeur de mathématiques en Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles (CPGE) en 1978 au lycée Gustave Eiffel de Bordeaux, je n’avais pas présents à l’esprit les émoluments confortables attachés à ces postes et j’ignorais jusqu’à la notion d’heures supplémentaires. Mon bonheur était d’avoir la chance d’enseigner une belle matière à des élèves motivés comme je l’avais vu faire comme élève par mes professeurs successifs depuis mon père jusqu’à Monsieur Semah en Mathématiques Spéciales M’ du lycée Montaigne de Bordeaux qui nous emmenait loin aux confins de la géométrie projective, pour nous aussi obscure que le dernier ouvrage de vulgarisation ( !) de notre Cédric Villani national, totalement hors programme mais tellement poétique !
J’ai toujours eu conscience d’être privilégié pour avoir la possibilité d’être passionné par mon travail et de pouvoir l’organiser de manière assez libre du fait du peu d’heures de présence effectives à assurer dans l’établissement.
Il se trouve que je corrige mieux les copies (un paquet par semaine : durée de correction de 4h à 18h suivant les devoirs) à 5h du matin et que je me réveille souvent très tôt avec des idées très claires sur un exercice qui me résiste ou sur le prochain problème que je vais fabriquer pour mes élèves (temps de recherche et/ou fabrication de 2h à 8h). Bref, ce travail à la maison se fait souvent la nuit, le matin très tôt et en week-end. Je n’ai jamais réellement compté ce que cela représentait mais j’ai l’impression que c’est loin d’être négligeable! Je ne parle pas du « SAV internet » promis (et tenu à 99%) à mes élèves dans un délai maximal de 6h…
Evidemment, cette possibilité de gérer son temps au mieux et l’absence d’enfants à élever à la maison m’ont permis de m’adonner à mon autre passion qu’est la musique et en particulier la musique vocale : on peut donc me voir assez souvent au concert, en chœur ou en soliste vocal, heureux de faire le lien concret entre la beauté et l’abstraction, le travail technique un peu fastidieux de l’instrument et la mise au point d’un calcul compliqué, la recherche du son juste et de la belle solution…c’est vrai que j’ai là une chance insolente de réconciliation de la chair et de l’esprit ! Mais je crois bien avoir beaucoup travaillé pour cela et vivre une passion à côté de son travail est chose assez commune et n’est pas réprimé par la loi que je sache !
En 35 ans, j’ai bien vu l’évolution de nos élèves qui arrivent maintenant à Bac+2 avec la certitude d’un monde à la compréhension ludique, simple et rapide….je leur propose un monde laborieux, complexe et lent, où la solution et le plaisir d’icelle s’obtiennent à la fois par la transpiration qui se décrète et par l’inspiration qui s’apprivoise. Bien sûr, le ludique permet une adhésion assez immédiate mais, pour aller plus en profondeur, il me paraît difficile d’éviter les tâches obscures !
La distance entre nous est chaque année plus grande et mon effort se doit d’être plus intense pour l’abolir, pour leur donner sincèrement ce que je crois être le meilleur de ce que j’ai appris sur la manière de faire des mathématiques et de son influence sur une éthique personnelle bien éloignée des pratiques vénéneuses des traders et autres mathématiciens de la nanoseconde juteuse !
Le « monde extérieur » nous reproche souvent d’être des lieux de compétition féroce entre les êtres, où il faut « marcher » sur l’autre pour réussir soi-même : je peux affirmer haut et fort que cela n’a jamais été le cas dans les établissements où j’ai été élève et enseignant. Mes camarades de classe ont vite su (et mes collègues enseignants et moi savons bien) que notre pire ennemi est en nous, c’est une chose que le travail du chant apprend très vite…pas d’élitisme sauvage, simplement la recherche de l’excellence, par l’exigence du meilleur de soi-même !
Quant au principe du concours, il est le plus démocratique qui soit : chaque année c’est plus de 30% de boursiers qui accèdent à nos classes et intègrent une grande école dans leur grande majorité. La filière des « prépas » n’est évidemment pas adaptée à tous mais la complémentarité avec les filières universitaires est plutôt une richesse à enrichir de passerelles diverses me semble-t-il ! On sent bien actuellement qu’il y a une volonté, sous prétexte d’économies en temps de crise, de supprimer notre filière…
Voulons-nous supprimer les « élites » de notre pays dans une évolution post-maoïste nostalgique des intellectuels aux champs ?
Oui, je vis une situation privilégiée, non je ne bénéficie pas de privilèges et je ne crois pas « profiter du système » !
Pardon, si, il y a un moment où j’ai « profité », c’est quand le président Sarkozy a décrété la défiscalisation des heures supplémentaires. La déclaration fiscale qui a suivi m’a fait prendre une conscience aigüe de ce que représentaient mes fameuses HS (heures sup !) et je me souviens avoir dit à mes collègues, un peu ébahis, que j’allais certainement déposer un préavis de grève et manifester contre cette disposition, coup de canif évident dans la solidarité nationale : la « chair » est faible, je n’ai pas osé !
Le retour actuel de bâton est plutôt douloureux mais je ne le trouve pas anormal, la solidarité a un prix !
Le projet actuel ne tenant plus compte de la différence de travail entre une classe de 30 et une classe de 48 est une ineptie pour tout correcteur de copies qui se respecte et tout enseignant un sensible à une ambiance de cours.
Le projet actuel conduisant à une diminution moyenne de salaire, d’environ 600 euros par mois, pourquoi pas, mais pour moi, l’alternative est simple :
- soit on considère que je fais mal mon travail, on me le démontre et on me « punit ».
- soit c’est au nom de la solidarité nationale en période de crise, ce que je conçois tout à fait, mais alors tout le monde s’y met et tous les salariés bénéficiant d’un salaire supérieur ou égal à 6000 euros par mois acceptent d’en perdre 10%...et les politiques donnent l’exemple comme le fait José Mujica, le président de l’Uruguay…
Quant au procédé consistant à dire que l’argent récupéré sur notre dos servira à mieux financer l’encadrement pédagogique des ZEP, il est tout simplement détestable, indigne d’un philosophe. Pas la peine d’élire un gouvernement de gauche pour qu’il nous fasse du sous-Sarkozy en divisant encore plus le pays!
Dernière minute : le classement PISA qui montre la chute de l’enseignement français en particulier en mathématiques ne fait que transcrire dans les faits le désossage systématique des programmes depuis plus de vingt ans, leur faisant perdre peu à peu leur substantifique moelle. Ce genre d’évolution ne peut qu’accentuer les distorsions dues à l’origine sociale, seuls les plus nantis pouvant résister à la chute du sens…