Dans les espaces communautaires, des échanges ont fréquemment lieu autour de la légitimité à employer un terme indiquant qu'on appartient ou pas à un groupe minorisé : se dire racisé.e, lesbienne, handi.e...
La communauté que je fréquente le plus, à savoir la communauté LGBTI+ fonctionne la plupart du temps sur le principe d'auto-détermination. Chaque personne est seule juge du ou des termes qui correspondent le mieux pour définir son vécu. Je ne remets pas en cause ce principe. Pour autant, l'auto-détermination n'est possible que si on comprend bien ce que le terme qu'on emploie recouvre en terme de vécu, de réalité matérielle. Pour avoir la capacité de s'autodéterminer, il faut donc avoir accès à des ressources qui nous permettent de comprendre les mots qu'on souhaite employer. Evidemment, les choses sont toujours à nuancer car le sens de chaque terme n'est jamais uniforme et évolue avec le temps.
Un outils que je croise fréquemment dans ces espaces est la non mixité. C'est le principe de réserver certains espaces-temps à des personnes ayant en commun un vécu précis en terme de discrimination. Si on peut critiquer l'usage devenu systématique et non-réfléchie de cet outil, la non-mixité reste nécessaire quand il s'agit d'organiser certains évènements, certains groupe de parole, par exemple. De mon auto-détermination découle la possibilité d'accéder à des espaces non mixtes, de parler des discriminations ou des luttes concernant tel groupe minorisé. Ce qui amène donc un questionnement fréquent chez beaucoup de personnes : suis-je légitime à m'identifier à X ou Y groupe, suis légitime à entrer dans cet espace en non mixité ?
Selon moi, la vraie question à se poser pour savoir à quel point la présence accidentelle d'une personne "non concernée" est un problème est : à quoi sert cet espace ?
Si, comme beaucoup de queers, on est convaincu'e que la non mixité crée la sécurité et l'absence de comportements oppressifs, il y a un gros enjeu à filtrer vraiment les accès. Laisser rentrer une personne non trans à une permanence trans ça veut dire laisser entrer la transphobie. L'enjeu du tri est grand. Les erreurs d'autodétermination sont lourdes de conséquences. Les personnes en questionnement ou en début de parcours ressentent une grande pression à s'autodéterminer correctement pour ne pas rompre la paix d'un espace où iels pourraient être de dangereuxes indésirables.
Personnellement je ne crois pas du tout que personne cis = transphobe et personnes trans = pas transphobes. Si les personnes cis, en tant que groupe, dominent les personnes trans et maintiennent le système transphobe, toute personne cis individuellement n'est pas forcément transphobe. Le maintient du système transphobe a beaucoup plus à voir avec les institutions de pouvoir (médecine, tribunaux, état civil) qu'avec le fait que chaque personne cis individuellement serait transphobe. Par ailleurs, la transphobie n'épargne pas les personnes trans qui peuvent être l'autrices de comportements maladroits, voir carrément réacs. J'ai déjà vu des personnes "vraiment" trans et politiquement vraiment craignos, tenant des propos à l'opposé de la philosophie d'espaces qu'elles fréquentaient. Les personnes trans, comme les autres, peuvent approuver le contrôle psychiatriquedes transitions, invaliderdes transitions non médicales, remettre en cause les identités non-binaires...
Donc, créer un lieu non mixte pour qu'il soit exempt d'une oppression en particulier me semble être complètement irréaliste.
Si je crois que les non-mixités n'excluent pas les comportements oppressifs, qu'est ce je peux attendre d'un tel espace ? Pour moi, elles existent afin d'éviter que des personnes se rendent dans un lieu avec un regard 'extérieur', dans le but d'en apprendre plus sur un groupe minorisé. Il est plus facile de se livrer sur l'expérience d'appartenir (ou de penser appartenir) à un groupe minorisé si toutes les personnes présentes partagent cette vulnérabilité.
Les espaces pédagogiques, adressés à celleux qui ne font pas partie de ce groupe mais qui veulent apprendre sont eux aussi importants. Mais des espaces de réflexion, d'exploration, d'intimité entre personnes qui partagent des vécus proches sont aussi indispensables.
Si la non-mixité a un objectif, c'est celui là : nous rassurer sur la présence d'observataires curieuxes, évacuer les regards de "l'extérieur".
A ce moment là, la légitimité n'est plus une question. Que danger ou quel inconvénient représente une personne qui se questionne sincèrement sur elle même ? Quel dommage crée une personne qui est venue échanger, s'informer une, deux, trois fois dans un espace non mixte avant de comprendre que ce groupe ne lui correspondait pas ? Aucun.
Il n'y a donc pas de "légitimité" à avoir pour rentrer dans un espace non mixte. Simplement un questionnement, une intention.
J'ai d'ailleurs déjà vu de situations de personnes qui étaient on ne peut plus 'légitimes' à entrer dans x ou y non mixité car elles faisaient partie du groupe minorisé attendu, dont la présence a posé problème car elles ne s'y présentaient pas avec les bonnes intentions. Elles venaient soit dans un but universitaire, pour recueillir des données sur un travail en cours, soit dans le but de représenter une organisation ou un groupe tiers. Dans ces situations, le cadre d'intimité du groupe de parole non mixte est rompu, alors même qu'aucune personne extérieure à cette non mixité n'est présente. Ces exemples nous montrent que l'objectif d'un groupe non mixte est de réunir des personnes dont l'intention plus que l'identité est la même : venir pour elles même, en tant qu'elles même, pour leur propre parcours ou questionnement. Et si les non-mixités sont des espaces contenant certaines intentions plutôt que certaines identités, il paraît évident que créer des espaces non mixtes sans se demander quelles intentions on y met ne peut pas donner de bons résultats. La non-mixité de principe, pour tout type d'évènements, notament la non mixité sans mecs-cis ou FLINTA qui fleurit dans les milieux queers ces temps-ci n'a pas de sens si elle ne répond pas à un objectif précis.