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Billet de blog 16 octobre 2023

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Journal de bord : Sea Punk I, au secours des exilé·e·s de Méditerranée

En août dernier, l'organisation SEA PUNKS rassemblait son équipage navigant à Borriana, Espagne, en vue d'effectuer sa première mission en Méditerranée. Un seul objectif : porter assistance aux exilé·e·s qui tentent d'atteindre l'Europe par la mer depuis la Tunisie ou la Libye. J'étais à bord, j'essaie de raconter.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Gerson Reschke

Par où commencer… Pourquoi pas en ce 17 août 2023, en gare de Borriana, quelques kilomètres au nord de Valence, Espagne. Extrait du journal de bord : 

« Aujourd’hui j’embarque à bord du Sea Punk I, en qualité d’officier. Sol, mon contact à bord du navire, m’indique que le port se trouve à environ une heure de marche de la gare. Ayant passer les 20 dernières heures assis à l’étroit dans un bus climatisé, je salue l’opportunité qui m’est offerte de me dégourdir les cannes. Le temps est splendide. Le soleil sature les figuiers, et une légère brise en diffuse le parfum. Une belle journée d’Espagne. 
Alors que je traverse le centre ville, j’en profite pour attraper un café et brûler une cigarette. Quelques pas plus tard, me voilà déjà sur le front de mer. Une plage s’étale vers le nord, et face à moi plusieurs bâtiments identiques montent la garde devant le quai. On dirait une ancienne criée de pêche. Mon sentiment se confirme alors que je dépasse les hangars à pieds et aperçois plusieurs vieux pêcheurs affairés à raccommoder leurs filets. Il est bientôt 11h lorsque j’atteins finalement le navire. Il est bien plus petit que les navires de Sea Shepherd sur lesquels j’embarquais il fut un temps, 27 mètres contre 55. Mais sa silhouette est plaisante, et bien sûr le nom et logo peints sur son franc bord font leur effet. » 

Illustration 2
Le Sea Punk I à Borriana, Espagne © Gerson Reschke

SEA PUNKS est une organisation allemande, fondée il y a quelques années par les frères Benjamin, Raphael et Gerson Reschke. Un projet né en 2019, "monté sur un coup de tête" comme ils l’admettent ; alors que Raphael recherchait un navire pour une reconversion professionnelle, il fit examiner une annonce à ses frères. Une observation fit l'unanimité : "Voilà qui ressemble à un navire de secours..". L'idée sur la table, il n'était plus question de reculer. Quelques levées de fonds et des mois de maintenance plus tard, le Sea Punk I était à flot.

L'organisation promeut l'antiracisme, et souhaite œuvrer pour un accompagnement et un accueil digne pour toutes les personnes fuyant leurs pays. Après une première tentative au printemps dernier, avortée pour cause d’avarie moteur, le navire est cette fois fin prêt à rejoindre l’effort de SAR (Search And Rescue) en Méditerranée centrale. 

Illustration 3
Le Sea Punk I en mer © Gerson Reschke

Nous sommes à présent en septembre. Après de longues semaines d’entraînement et d’exercices, nous avons pris la mer. Nous atteignons le plan d’eau qui sépare la Tunisie de la Sicile dans la nuit du 9 au 10 septembre. Nouvelle entrée de mon journal : 

« 10h. Toutes les équipier-e-s sont en éveil, agglutiné-e-s sur les bridge wings, une paire de jumelles à la main. Déjà nous observons de nombreuses embarcations faisant cap vers le Nord ou vers l’Est. Nous croisons le sillage d’un petit navire de pêche, dont le pont arrière semble occupé par au moins une vingtaine de personnes - ce qui bien sûr dépasse largement l’équipage type d’un chalutier. Contacté par VHF, le capitaine refuse toute assistance et nous transmet les coordonnées GPS d’une embarcation qui, selon lui, aurait d’avantage besoin de notre soutien. Nous prenons l’information avec des pincettes, mais notre commandant décide tout de même d’aller jeter un oeil. Après tout, la position indiquée n’est qu’à quelques nautiques au sud. Une heure passe, moins peut-être, et nous voilà dans le chaud. Plusieurs embarcations de fortune apparaissent à l’horizon. Alors que la région sort d’une longue semaine de mauvais temps, il faut s’attendre à une recrudescence des tentatives de traversées à présent que la mer s’est apaisée. 
Le Nadir, voilier type ketch armé par l’association ResQship, est également sur place. Pour nous toustes à bord, la tension monte. Nous le savons, il est temps de se mettre au travail. Le capitaine donne son ordre. Tout le monde s’équipe, et nous filons vers le pont arrière pour mettre le zodiac à l’eau. 

Anouck (médiatrice), Jonas (pilote), Gerson (photographe) et moi montons à bord, et Jonas met les gaz pour distancer le Sea Punk I sur son bâbord. Christian, le responsable opérationnel de la mission, nous invite à mettre le cap vers un esquif en fer, sur notre 12h. Nous savons que ces esquifs, de très mauvaise facture, rendront nos manœuvres encore plus délicates. 

Illustration 4
© Gerson Reschke

Nous sommes maintenant à quelques encablures du BID (« Boat In Distress »), et déjà nous entendons la liesse des passagers, sans doute soulagés d’avoir été localisés par un navire de secours. Pour nous, l’opération ne fait que commencer. Anouck, debout à l’étrave du zod et à renfort de grands gestes, invite les occupants de l’esquif à se calmer, et surtout à rester assis. La plupart sont francophones, ce qui facilite la communication. Nous commençons sans plus tarder à rassembler toutes les informations utiles à la suite de l’opération : nombre total de personnes à bord, état générale de l’embarcation, présence de femmes et d’enfants, possibles urgences médicales. Nous apprenons alors qu’il y a 5 jeunes enfants à bord, toutes et tous très affaibli-e-s, à l’exception d’une petite fillette de 3 ans qui semble bien portante. Iels seront les premiers à embarquer sur le Mothership. Mais nous n’y sommes pas encore ; nous commençons par équiper l’ensemble des personnes de gilets de sauvetage. Hélas, nous réalisons un peu tard que le mauvais sac a été transbordé, et nous ne disposons d’aucun gilet pour jeunes enfants. Nous équipons les adultes, puis retournons vers le Sea Punk I afin de collecter les gilets manquants. Une navette dont nous nous serions bien passé, d’autant plus que le SPI progresse à 5 nœuds et se trouve désormais à bonne distance de la scène. 
A notre retour, nous constatons que la gite de l’esquif s’accentue sur tribord, signe qu’il est en train de prendre l’eau et que le temps nous est compté. Nous équipons les enfants de gilets de sauvetage, puis demandons l’assistance des passagers adultes pour guider les enfants vers la poupe de leur embarcation. Jonas, notre pilote, est plus concentré que jamais. La présence du moteur hors-bord, la ferraille mal soudée et les lignes aiguisées sur le franc bord rendent l’embarcation très difficile à approcher. Nous parvenons malgré tout à embarquer les enfants, ainsi que la fillette et sa mère. 
La mer est certes plus clémente que le jours précédents, mais elle n’a toujours pas sommeil. Nos passagers s’étant effondrés à l’avant, nous ne sommes pas en mesure de rééquilibrer le zod, et chaque vague qui se brise sur notre étrave nous remplit d’eau. Les enfants, déjà très affaiblis par 3 jours de mer, sont visiblement inquiets de la situation, et l’un d’entre eux commence à sangloter. Nous sommes à quelques mètres du SPI, qui a légèrement ajusté son cap afin de nous abriter autant que possible de la houle. L’approche finale à couple est périlleuse, tandis que le vaisseau mère avance toujours à 5 nœuds… » 

Je referme mon journal. Le réouvre, puis relis une nouvelle fois. Je ne parviens pas toujours pas à croire que c’était moi, que j’étais dans ce zodiac. Je me souviens de tous ces évènements, minute après minute, mais je m’en souviens comme d’un film dans lequel je n’aurais pas joué. 83 personnes auront été assistées au cours de cette première mission.  C’est si difficile à croire. Difficile de croire qu’il soit nécessaire que des citoyens aient à s’organiser pour sauver des personnes de la noyade. Difficile de croire que nos responsables politiques - et qu’une grande partie de leur électorat - puissent jeter un regard aussi cynique et méprisant sur ce que traversent (littéralement) les femmes, hommes et enfants qui choisissent de s’en remettre aux vagues pour fuir la vie laissée derrière eux sur le rivage du continent Afrique. Qui peut croire une seconde que la perspective de toucher des alloc suffirait un instant à lancer ces personnes sur une route aussi longue que périlleuse, dont beaucoup ne verront jamais la fin ? Qui enverrait son enfant traverser une mer inconnue sur un canot rouillé, pour un autre motif qu’une vitale nécessité ?

Illustration 5
Rescapés à bord du Sea Punk I © Gerson Reschke

Un sentiment domine mes pensées depuis cette expérience. Le dégoût. Un dégoût dont je ne parviens pas à me débarrasser, qui persiste comme une saveur âcre sur mon palais, impossible à rincer. Un dégoût pour cette machine Occidentale qui parvient chaque jour à déshumaniser les exilé-e-s aux yeux du grand public, afin de nous rendre indifférents à leur sort. En les privant de noms, d’histoires, et en leur fabriquant des intentions. En invisibilisant les femmes et les enfants, et en inondant les médias d’images d’hommes racisés qui seraient en route pour nous remplacer. 

Une vie est une vie. La vie d’un Béninois est la vie d’une Ethiopienne est la vie d’un Allemand est la vie d’un Soudanais est la vie d’une Française. Chaque vie est un monde. Il est temps d'ouvrir la porte de l'Europe à celles et ceux qui risquent leurs vies pour atteindre son seuil. Une voie de passage sûre, et une accueil digne, c'est ce que les ONG demandent, mais c'est surtout ce que notre humanité requiert.

(Plus d'infos : https://seapunks.de/ )

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