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Billet de blog 24 juin 2022

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L’aquaculture, une promesse à ne surtout pas tenir

« D’ici 2050, il nous faudra augmenter la production mondiale de nourriture de 70% ». Sur son site web, le géant de l’élevage de saumons SalMar nous met en garde : il y a de plus en plus de bouches à nourrir sur la planète, et la production agricole « terrestre » a atteint ses limites. L'aquaculture représente-elle le seul avenir possible pour notre système alimentaire ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Aleksander Nordahl

Année après année, l’aquaculture ne cesse de battre ses propres records. Entre 1990 et 2018, le secteur a vu sa production augmenter de 527%, atteignant les 82,1 millions de tonnes d’animaux, dont 54 millions de tonnes de poissons. 

Contrairement à une idée largement répandue, la grande majorité des fermes aquacoles sont dites continentales, et élèvent des espèces d’eaux douces (3 espèces de carpes représentaient à elles seules plus de 27% du poisson d’élevage produit en 2018). Ces fermes sont en très grande majorité situées en Asie de l’Est et du Sud-Est – le plus grand producteur mondial étant la Chine – mais il en existe également un nombre significatif en Europe de l’Est ainsi qu’en Amérique du Nord. 

Le saumon Atlantique, auquel on pense le plus souvent lorsqu’il s’agit de poissons d’élevage, ne représentait que 4,5% du poids total en 2018. Un chiffre que la Norvège a bien l’intention de faire grimper : le pays Scandinave ne cache rien de ses intentions à ce sujet, et souhaite devenir dans les prochaines décennies “la grande nation des produits de la mer”, notamment en doublant sa production de salmonidés d’ici à 2050. Par tous les moyens. 

ÉLEVAGE OFF-SHORE : PIÈGE EN HAUTE MER 

Imaginez une plateforme offshore de 68 mètres de haut et 110 mètres de diamètre, installée à plusieurs dizaines de miles nautiques des côtes norvégiennes, avec son escorte de navires AHTS à proximité. 

Imaginez maintenant qu’il ne s’agisse pas d’une station d'extraction de pétrole ou de minerais, mais d’une gigantesque cage. Son volume : 250 000m3. C’est le projet Ocean Farm, qui voit le jour en 2017. Fruit d’une collaboration entre SalMar et le constructeur chinois China Shipbuilding Industry Corporation (CSIC), cette ferme est la pionnière d’une nouvelle génération de structures aquacoles. Ocean Farm 1 peut enfermer plus d’un million de saumons Atlantiques, pour une production de 10 000 tonnes de poissons par cycle – deux depuis son lancement en 2017. 

Illustration 2
Ferme hauturière Ocean Farm

Ce modèle de ferme hauturière est la réponse sur laquelle mise la Norvège pour contourner les problèmes auxquels l’industrie fait face : comment augmenter significativement le parc aquacole du pays, tandis que les espaces côtiers exploitables sont extrêmement limités, et que toute l’industrie fait régulièrement face à des scandales sur fond de pollution sédimentaire, destruction des populations sauvages, haute mortalité, ou encore non-respect du bien-être animal ? 

Éloigner les fermes de la côte, et les exploiter en eau plus profonde résoudrait – d’après SalMar – deux des problèmes évoqués plus haut. Tout d’abord, l’eau profonde et l’exposition au courant permettrait d’éviter le phénomène d’accumulation de matière organique (excrément et nourriture) et donc diminuerait drastiquement la pollution sédimentaire. Par ailleurs, et pour les mêmes raisons, ces nouvelles installations réduirait le risque de contamination de populations sauvages et la mortalité, notamment due au “pou du saumon” Lepeophtheirus salmonis. 

Adhérant à cette même vision, la société NordLak a elle aussi conçu un modèle de ferme géante, mais mobile. Le HavFarm 1 est la première installation de son genre ; un “navire cage” de 385 m de long, large de 59 m et 37 m de haut, pour une production estimée là aussi à 10 000 tonnes par an. La révolution aquacole est-elle lancée ? 

Pas tout à fait. Après sa première année d’opération en 2020, le HavFarm 1 s’est vu refuser l’obtention d’une licence permanente, pour cause d’une mortalité trop élevée dans ses cages – jusqu’à 25% – principalement due au pou du saumon dont il était question plus haut. 

Par ailleurs, il est bien trop tôt pour prétendre éliminer le problème de la pollution organique en éloignant les fermes des côtes ou en les déplaçant. À l’heure actuelle, il n’existe tout simplement pas d’étude sérieuse sur la réponse de la région benthique à une pollution organique nouvelle, si “infime” soit-elle. 

COMMENT NOURRIR DES MILLIONS DE POISSONS ? AVEC DES MILLIARDS DE POISSONS

Illustration 3
Des anchois destinés à être transformés © Mark Bowler Alamy

Nourrir la planète est un noble programme. Mais de quoi cette nourriture se nourrit-elle ? 

Les poissons n’ont pas seulement besoin d’oxygène ; il leur faut des nutriments pour croître. Il n’est d’ailleurs pas inutile de souligner que de nombreuses espèces d'élevage sont carnassières, et nécessitent par conséquent une nourriture d’origine animale. 

Ainsi, les petites espèces de poissons pélagiques – qui dans l’industrie sont appelées “poissons fourrage" – sont une prise privilégiée pour la fabrication du fish meal, une farine animale servant de base à l’alimentation de poissons carnassiers en élevage intensif, notamment le saumon atlantique et le bar. Jusqu’à 20 millions de tonnes de ces poissons (en majorité des anchois, harengs et sardines) sont pêchées chaque année, et 70% du volume capturé est destiné à l’élevage aquacole. 

Où sont capturés ces petits poissons ? Sous l’équateur, au large du Chili mais également en Afrique de l’Ouest, où la Chine va jusqu’à installer ses propres usines de transformation de poissons sur les littoraux africains (c’est le cas en Gambie, bientôt au Sierra Leone avec le projet Black Johnson Beach). Or l’Afrique de l’Ouest est l’une des régions du monde où les populations sont les plus dépendantes des ressources de la mer ; d’après la FAO, le poisson représente 60% des apports en protéines pour un habitant du Sierra Leone. Mettre en danger les uns pour permettre la survie des autres, c’est tout sauf une solution durable pour notre système alimentaire. 

DES INSECTES EN CROQUETTES ? 

D’après la Global Seafood Alliance, une livre de saumon produit nécessite deux livres de nourriture. Comparé au ratio nécessaire à la “production” de viande de bœuf, ce ratio semble plus que raisonnable, et la perte de calories limitée. Mais réfléchissons-y un instant : où se trouve le bon sens dans ce calcul où la production de poissons d'élevage nécessite la destruction de poissons sauvages ? 

Certains professionnels de la filière reconnaissent néanmoins qu’il y a urgence à repenser le modèle de nourrissage dans les fermes aquacoles. Parmi les solutions les plus populaires, il y a le nourrissage à base de farine... d’insectes. 

C’est le pari d’une entreprise canadienne, Enterra Feed Corporation. Leur objectif : proposer une alternative au fish meal grâce à la mouche soldat noire. Ce petit diptère, facile à élever en haute densité dans des espaces clos, est ensuite transformé en différents produits – huile, poudre et flocons alimentaires – tous destinés à l’élevage aquacole. Une “révolution” pour les porteurs du projet, qui assurent également que la nourriture à base d'insectes aurait un impact significatif sur le taux de survie des poissons en fermes intensives. Est-ce réellement une solution durable ? Ou bien ne s’agit-il là encore que d’une fuite en avant ? Il est trop tôt pour le dire. 

AQUACULTURE CONTINENTALE : PAS TOUJOURS UN LONG FLEUVE TRANQUILLE

Comme cela a été évoqué plus tôt, la Norvège n’est qu’un petit poisson dans une grande mare ; l'essentiel des poissons d’élevage sont des poissons d’eau douce, et proviennent  de fermes continentales dont la majorité se trouvent en Asie de l’Est et du Sud Est. Les carpes y sont les espèces les plus représentées, devant le poisson chat. 

Illustration 4
Ferme aquacole de carpes © Brian Skerry

Les carpes étant des poissons dits filter feeder (qui se nourrissent en filtrant), la question de leur alimentation (et donc de leur impact environnemental) est souvent balayé d’un revers de la main. La pratique de l’élevage, vieille de plusieurs millénaires, aurait très peu évolué et ne présenterait aucune menace significative pour les écosystèmes voisins. Pas si vite. 

Les carpes sont élevées et consommées en Chine et en Asie du Sud-Est depuis des temps immémoriaux, cela ne fait aucun doute. Cependant, l’explosion de la demande et le recours à la biotechnologie pour y faire face sont très récents. Les ennuis commencent dès la fraie ; les carpes n’en sont pas capables en captivité. Elles doivent donc recevoir un traitement hormonal (GnRH/Dopamine) afin de stimuler l’ovulation et la production de semence. Les œufs pondus sont alors fertilisés artificiellement. 

Avec des fermes toujours plus vastes et un nombre de poissons/ha toujours plus important, les carpes sont aujourd’hui nourries – tout comme les poissons chats – avec des mélanges de grains, de soja, et de farines de poissons. La densité accrue oblige également les exploitants à un recours systématique aux antibiotiques, ce qui a pour effet bien connu des d’engendrer des “superbactéries”, développant une résistance à toutes les molécules et se répandant ensuite parmi les populations de poissons sauvages.   

Par ailleurs, bien qu’elles soient le plus souvent élevées en étangs, les fermes aquacoles en rivière sont de plus en plus fréquentes. Les individus qui s’échappent deviennent alors une menace pour les espèces indigènes, déjà menacées par la dégradation rapide de leur habitat naturel. Une trop forte densité de poissons dans un lieu donné a également pour effet d’accroître la turbidité de l’eau, de la rendre plus opaque, et ainsi de nuire aux plantes aquatiques. Les espèces phytophiles partageant le milieu se trouvent ainsi dépourvues de nourriture et sont contraintes d’abandonner leur habitat, ou de disparaître. 

Dans certaines régions de Chine, il n’est pas rare de procéder à des lâchers volontaires de poissons d’élevage dans la nature, afin de garantir des ressources halieutiques stables aux populations locales. “L’enfer est pavé de bonnes intentions”. 

BIEN-ÊTRE ANIMAL : LE POISSON PIÉTINÉ 

Quand il est déjà difficile d’attirer l’attention du public sur les conditions d’élevage des cochons ou des poules, la tâche s'avère autrement plus complexe lorsqu’il s’agit de susciter de l’empathie envers les poissons. Les poissons sont ces animaux que l’on n’entend pas, dont les yeux ronds ne clignent jamais. Nous n’avons que très peu d’interactions avec eux – hormis lorsqu’il s’agit de les massacrer -–et c’est tout juste si la majorité d’entre nous les considère comme des animaux. 

Ils sont pourtant bien plus que de simples cylindres de chair rose. Les poissons nous reconnaissent individuellement lorsque nous sommes incapables de les distinguer. Les poissons s’entraident, les poissons communiquent, les poissons résolvent des problèmes (je vous renvoie à l’ouvrage “À quoi pensent les poissons” de Jonathan Balcombe si le sujet vous intéresse). 

Malgré cela, ils ne bénéficient que de très peu d’attention, même de la part de grandes associations luttant pour le bien-être animal. L’industrie de l’aquaculture le sait bien, et s’autorise donc à infliger les traitements les plus ignobles à ses victimes (pardon, à sa “récolte”). 

NE SURTOUT PAS PARLER D’ALIMENTATION VÉGÉTALE

Quoi qu’il en soit, l’industrie aquacole brandit en permanence le défi d’une alimentation planétaire en étendard pour justifier ses largesses. Lorsque les géants SalMar ou Nordlak promettent de répondre à la crise qui s’annonce, non seulement leur postulat de départ est biaisé, mais ils omettent également un léger détail : qui peut s’offrir du saumon de Norvège dans le monde hormis les habitants du Nord global (et encore, ses habitants les plus privilégiés) ? À quoi bon soutenir l’industrie aquacole en Asie si sa croissance se bâtit sur la misère des communautés littorales du Sud ? 

Celles et ceux qui soutiennent l’aquaculture comme rempart à la famine omettent systématiquement une autre approche au problème : transformer significativement le système alimentaire du Nord global pour y encourager (enfin) la consommation de protéines végétales. La totalité des terres arables disponibles est aujourd’hui exploitée ? Peut-être bien. Mais 60% de ce qui pousse aujourd’hui à travers le monde est destiné à nourrir des animaux d’élevage. Une étude datant de 2012 arrivait à la conclusion suivante : il faudrait au total 2000 m² de surface pour produire un kilo de protéines via l’élevage de ruminants, contre seulement 10 m² avec des alternatives végétales. De plus, la production d’1 kg de viande de bœuf nécessite l’absorption de 20 kg de nourriture. Pourquoi tous ces espaces productifs ne pourraient-ils pas directement nourrir l’humain, plutôt que des animaux qui seront ensuite uniquement consommés par des consommateurs pouvant se le permettre ? Et que dire du réchauffement des océans, qui prédit une exposition accrue des poissons d’élevages côtiers aux bactéries ? 

L’aquaculture y contribue d’ailleurs davantage que ses supporters ne veulent l’admettre. L’empreinte carbone de l’aquaculture, bien que largement inférieure à celle de l’élevage bovin, reste néanmoins bien plus élevée que celle de n’importe quelle culture de légumes, légumineuses ou de céréales. D’après une étude datant de 2009, la production d’un 1 kg de viande de poisson nécessite l’émission de plus de 5 kg de CO2, contre 1 kg pour le même poids de lentilles, et 0,2 kg pour le chou. 

La communauté scientifique est unanime : notre système alimentaire devra se végétaliser s’il souhaite relever le défi d’une population toujours plus nombreuse combiné à des espaces productifs menacés par le dérèglement climatique. Si le poisson est un aliment indispensable à de nombreuses communautés à travers le monde, les consommateur-ices du Nord n’en dépendent pas. Et la surabondance de l’offre à laquelle nous nous sommes habitués s'obtient à un prix que l’on ne peut plus se permettre de payer. 

RESSOURCES: 

https://www.fao.org/3/ca9229en/ca9229en.pdf

https://hakaimagazine.https://www.researchgate.net/publication/250222017_Environmental_issues_of_fish_farming_in_offshore_waters_perspectives_concerns_and_research_needscom/features/big-fish-the-aquacultural-revolution/

https://www.researchgate.net/figure/Illustration-of-the-ocean-farming-concept-OCEAN-FARM-1-illustration-by-Global-Maritime_fig1_337050884

https://www.salmar.no/en/offshore-fish-farming-a-new-era/

https://fisheries.tamu.edu/files/2019/01/FST-269.pdf

https://www.globalseafood.org/advocate/calories-count-aquaculture-makes-them-truly-add-up/

https://www.fishfarmingexpert.com/article/salmar-applies-for-open-sea-site-for-19000-tonne-fish-farm/

https://www.fishfarmermagazine.com/news/shock-as-giant-havfarm-project-is-refused-permanent-licences/

https://www.researchgate.net/publication/250222017_Environmental_issues_of_fish_farming_in_offshore_waters_perspectives_concerns_and_research_needs

https://aquaculture.spc.int/index.php?option=com_commodities&view=commodity&id=7

https://thefishsite.com/articles/cultured-aquatic-species-common-carp

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