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La décision de l'Ukraine avait plongé les experts énergétiques en alerte. Cet été, elle avait annoncé son refus de renouveler le transit du gaz russe sur son sol après le 31 décembre. Malgré l’attaque de Kiev par Moscou en 2022, cette énergie russe circulait toujours en quantité dans ces tuyaux ukrainiens construits sous l’URSS, en vertu d’un contrat de cinq ans, signé en 2019 entre l’Ukraine et Gazprom, entreprise partenaire du Kremlin. Cet acheminement rapportait annuellement, selon l’agence Reuters, quelque 2,74 milliards d'euros à la Russie et entre 700 et 800 millions d’euros à Kiev, fruit des taxes de transit. En dépit de la volonté affichée de l’UE de se défaire totalement de cette énergie russe (1), les corridors délivraient ainsi du gaz à la Hongrie, l’Autriche et la Slovaquie ou encore, hors Union, la Moldavie. L’énergie russe couvre encore jusqu’à ⅔ des besoins en gaz naturel des trois pays de l’UE, d’après la Commission. La Moldavie, elle aussi en grande partie dépendante du gaz russe, pourrait également se retrouver en plus grande difficulté encore que les pays membres. Mais l'Ukraine refusera désormais le passage du gaz du pays agresseur sur son sol.
Quelques hypothèses circulaient depuis quelques mois chez les experts énergétiques pour « sauver » ce couloir du gaz ukrainien. Certains évoquaient le rôle de Socar, la société nationale d’Azerbaïdjan, pouvant prendre le relais de Gazprom, en acheminant du gaz via ce même corridor. Certains observateurs dénoncent déjà l’idée d’une forme de « blanchiment » du gaz. Kadri Simson, la commissaire européenne sortante à l’Energie, affirme ainsi que les flux seraient ainsi « pré-étiquetés » comme azerbaidjanais, mais resteraient russes. La combine est légale : « Gazprom vendrait à la société Socar. Ainsi, depuis la frontière entre la Russie et l’Ukraine, ce gaz appartiendra aux azerbaïjanais. Ailleurs, les Azéris vendront la même quantité de gaz à Gazprom. Nous appelons cela une transaction d'échange (swap -ndlr)», clarifie une source anonyme. Cette alternative du gaz d’Azerbaïdjan a toutefois été démentie par Moscou.
En 2019, déjà, lors de l'expiration du précédent contrat entre Kiev et Gazprom, l’UE avait retenu son souffle. Malgré les tensions autour de l’invasion de la Crimée par Moscou en 2014, les deux parties avaient trouvé un accord in extremis. Cette fois, les pays de l’UE sont en revanche davantage préparés à une coupure totale du robinet russe. La Slovaquie, la Hongrie ou l’Autriche disposent de solutions alternatives, comme le souligne le centre Bruegel pour l'Énergie. Ils pourraient ainsi importer des volumes depuis les terminaux de Gaz Naturel Liquéfié (GNL) de Pologne, Allemagne, Italie, Grèce, Lituanie ou Croatie. « Cela entraînerait des coûts supplémentaires pour ces pays, mais ils ont assez de stocks de gaz naturel pour tenir jusqu’en 2025 », précise Phuc Vinh Nguyen, le directeur du centre énergie de l'institut Jacques Delors.
Vers une crise en Transnistrie ?
Hors UE, en Moldavie, bordée par l’Ukraine, au Nord, au Sud et à l’Ouest, les autorités sont davantage en alerte (2). Victor Parlicov, l'ancien ministre moldave de l'Énergie - limogé depuis et rencontré en septembre - est allé en novembre jusqu’à Saint-Pétersbourg à la rencontre du président de Gazprom, Alexeï Miller. En vain. Aucune solution n’a été trouvée. « Si aucun gaz n'est livré, la région de Transnistrie s'effondrera », avait alerté M. Parlicov à l’issue de la réunion. Ce territoire sécessionniste prorusse de quelque 250 000 habitants, surnommé des autorités de Chisinau la « rive gauche », située dans l’Est du pays (en opposition au reste de la Moldavie, surnommé la « rive droite»), dépend à 100% de ce gaz russe livré via l’Ukraine.
La région pourrait vivre une « crise humanitaire », pouvant entraîner un exil de réfugiés cet hiver dans le pire des cas. Aux yeux de l'ex-ministre, la posture de Gazprom était cruciale. « L’entreprise est en mesure d’y envoyer son gaz par une autre route : via la Turquie. Mais cela impliquerait des coûts de transport plus élevés qu’actuellement. Est-ce que la compagnie russe va payer pour la Transnistrie ? ». La réponse est tombée en décembre : non, Gazprom n'acheminera pas de gaz en Transnistrie via une autre voie, en dépit du contrat qui lie Gazprom à la Moldavie jusqu'en 2026 et qui prévoit des livraisons minimum de 5,7 millions de mètres cubes par jour (3). Gazprom liée au « refus du côté moldave de régler ses dettes », non reconnues par Chisinau. Cette « dette » est au cœur d'un différend de longue date entre Gazprom et le gouvernement Moldave. « Le gouvernement condamne fermement cette action et réitère que nous ne reconnaîtrons aucune soi-disant dette invalidée par un audit international », répond Chisinau.
L'arrêt du gaz russe en Transnistrie séparatiste pourrait avoir des conséquences sur la « rive droite ». La région prorusse abrite une centrale thermique qui fabrique la majorité de l’électricité - jusqu’à 80% selon les mois (4) - du reste de la Moldavie, qui compte 2,6 millions d’habitants. « La Transnistrie ferait en outre faillite : elle ne paye pas le gaz (à Gazprom - ndlr) et vit quasi exclusivement des rentes de l’électricité qu’elle nous vend (à la Moldavie -ndlr)», détaille M. Parlicov. Gazprom livre en effet gratuitement le gaz à Tiraspol (ce que confirme plusieurs médias locaux, mais Tiraspol n'a pas répondu aux sollicitations), la capitale autoproclamée de ce territoire séparatiste prorusse. Un signe de soutien de Moscou, qui pourtant ne le reconnaît pas officiellement. L’armée du Kremlin n’est en outre jamais partie depuis la sécession de cette région, après l’indépendance de la Moldavie en 1991.
Pour l'heure, la Transnistrie dispose de stocks qui lui permettront de produire de l'électricité à la « rive droite » encore quelques semaines, selon une source. Chisinau pourrait aussi acheminer de l'électricité via la Roumanie, mais les connexions entre les deux pays manquent encore.
Vadim Cebam, le directeur de Moldovagaz, le principal fournisseur de gaz moldave (que Gazprom détient à 50%), estime que la Moldavie ne « peut pas faire sans Gazprom, ni sans la Russie. Ces tensions et menaces de pénuries de gaz reviennent ces dernières années et tout le monde se lasse : UE, Russie, Ukraine, Moldavie. Bientôt, tout le monde finira par se mettre autour de la table pour en finir avec ce conflit du gaz ». Pour Sergiu Tofilat, membre du groupe de réflexion WatchDog et fondateur du Parti du changement, pro-européen, cette crise pourrait être un moment clé pour « enfin réintégrer la Transnistrie prorusse à la Moldavie. Seule, Tiraspol n’aura plus d’autre choix que se tourner vers Chisinau, nous devons penser à un plan de réintégration », précise-t-il.
Dans la région, beaucoup rappellent que les énergies sont le nerf de la guerre actuelle.
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1 : « L’Europe peut-elle se passer du gaz russe ? », Commission européenne, Bruxelles, mai 2024
2 : « Global Gas Security Review 2024», IEA, septembre 2024
3 : Selon le contrat de 2021, l’unique fournisseur livre 5,7 millions de mètres cubes quotidiens l’été et 8 millions l’hiver au pays. Depuis fin 2022, le gouvernement moldave a toutefois a diversifié ses approvisionnements, en achetant sur les marchés européens, une initiative qui fait suite à la baisse des livraisons de Gazprom au strict minimum (5,7 millions de mètres cubes), décidées à l'automne 2022. Une décision politique selon Chisinau, justifiée par Gazprom par des « problèmes d'acheminement du gaz via l'Ukraine » en guerre.
4 : Le chiffre de septembre varie selon les mois, ainsi Energocom s’est fourni à 88 % en électricité produite en Transnistrie en octobre, 90% en octobre et l’entreprise prévoit d’en acquérir 53% en novembre. www.energercocom.md.