Les bombes de la Seconde Guerre Mondiale avaient quasiment eu raison de lui : le Neues Museum (Nouveau Musée) de Berlin, bâtiment d'architecture néo-classique construit de1843 à1855, patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 1999, va rouvrir ses portes en octobre cette année. Fin mars, on a pu estimer de ses propres yeux l'aboutissement de douze années de travaux de restauration menés par l'architecte anglais David Chipperfield : la chorégraphie « Dialoge 09 » de Sasha Waltz en a inauguré les lieux dix soirées d'affilée. La représentation a pris place dans l'ensemble du musée, fier de quatre étages aux généreuses dimensions, invitant le spectateur à migrer de salle en salles à sa guise.
Le spectacle commence certes dehors : un paysage de chantier boueux en contraste avec les vieilles pierres en train de recouvrer leur éclat d'antan en impose. Mais c'est à l'intérieur que ça se passe. Plus de 1000 spectateurs déjà se pressent aux portes du sous-sol où le spectacle qui réunit quelques 70 danseurs, musiciens et chanteurs, va débuter son parcours à travers des salles encore vides : les pièces d'exposition, dont le fameux buste de Néfertiti, reposent encore en d'autres lieux.
Les spectateurs déambulent tête haute et ondulent d'une gestuelle maniérée. Ils arrivent à peine à dissimuler leur impatience et lorsque les portes s'ouvrent sur deux côtés opposés, la muflerie est de mise. Je réussis à me glisser au premier rang pour assister à une sorte d'enterrement : un danseur recouvre de sable deux autres danseurs couchés dans ce qui ressemble à une tombe. Le plafond est ouvert sur la salle du premier étage. J'y aperçois d'autres danseurs, alignés le long des murs, tels des statues, dont les postures changeantes semblent évoquer tour à tour dieux égyptiens, animaux sacrés et symboles religieux. Je décide de m'y rendre, afin de les voir de plus près et d'apprécier la cérémonie sous un autre angle.


En chemin, je suis surprise par trois danseuses en longues robes sombres, postées en hauteur autour d'un grand escalier de marbre. Je préfère contempler leurs mouvements synchrones et fluides un moment avant de continuer ma route. D'une salle pour ma part encore inexplorée surgit alors un danseur habillé tout de blanc. Il traverse le corridor d'un pas nu et rapide. Il me fait penser au lapin blanc d'Alice. Je me mets à le poursuivre. Dédale de salles, je perds l'orientation. Une danseuse costumée d'une robe verte en forme de cloche d'une hauteur de jambes impressionnante me fait interrompre ma course. Elle tient à bout de bras une partition et se déplace à reculons. De l'autre côté du papier musical avance un violoncelliste. On dirait qu'ils s'aiment. Ils finissent par fondre au sol l'un sur l'autre, lui n'arrêtant pas de jouer, englouti dans la robe, elle de sourire, puis il s'en va, elle se relève l'air de rien et traverse la salle à l'autre bout de laquelle deux danseurs accroupis examinent un phonographe d'époque posé au sol. Elle les cache sous sa jupe. Je retourne dans la première salle, cette fois-ci au balcon.

Trois danseurs sobrement vêtus de marron se livrent à une chorégraphie acrobatique. Tour à tour, ils soulèvent l'un des leurs en direction de la balustrade, le laisse pendre près du but quelques secondes, le public retient alors sa respiration. Puis, le plus léger d'entre eux finit par rejoindre l'étage supérieur. Arrivé là, il échoue sur le sol, déconnecté des autres, il est privé de vitalité. Pour la première fois, le public applaudit. Et comme une vague, cette preuve sonore de son engouement pour le spectacle qui lui est offert, retentit des salles voisines. Le public est conquis, détendu, il flâne et prend lentement conscience de la beauté du lieu. Peut-on imaginer plus vivant baptême?
Les images présentées par les danseurs de Sasha Waltz sont assez simples et facilement lisibles. Elles évoquent clairement la mort, le temps, le renouveau, les cultures qui seront exposées plus tard dans le musée et en quoi tout est connecté. Tout comme l'architecte Chipperfield a réussi de façon impressionnante à conserver des marques du passé du Neues Museum et à les mélanger à une architecture moderne et soit dit en passant chaleureuse, la danse relie le passé au présent, elle prête à l'espace une sorte d'intemporalité assez troublante. La musique y joue un rôle majeur, les instrumentalistes de l'ensemble Kaleidoskop guidant souvent les visiteurs d'une salle à l'autre, les chanteurs solistes du Vocalconsort Berlin insufflant un désarmant pathos, abrogé de temps en temps lorsque l'un ou l'autre danseur s'approche trop près d'un spectateur et l'effraie ou le fait sourire. Le spectacle ne s'enlise jamais dans le kitsch. On est pris par le jeu et la musique, on se laisse porter.

Toutes les photos de ce billet © Emilie Delugeau 2009