Surnommé le «Rabelais des lettres espagnoles», Julián Ríos est l'auteur d'une œuvre fascinante, plurielle et labyrinthique. Invité des «Rencontres à Lire» qui se tiennent à Dax jusqu'au 4 mai, il dialoguera avec l'écrivain Jakuta Alikavazovic et le directeur de la rédaction du Matricule des Anges, Thierry Guichard, le samedi 30 avril.
Écrites à la fin des années 1960, les nouvelles réunies par les éditions Tristram en 2008 sous le titre Cortège des ombres étaient restées depuis lors au fond d'un carton dans lequel Julián Ríos ne fouinait qu'en de rares occasions. Car pour exhumer ce manuscrit de jeunesse, l'écrivain devait aussi consentir à renouer avec son passé, à retourner dans sa Galice natale du temps où le pays tout entier étouffait sous le régime franquiste. C'est là-bas qu'il a passé les premières années de sa vie, là-bas aussi qu'il a commencé à se passionner pour Joyce, Faulkner et Borges. Formé très tôt par la lecture des grands écrivains latino-américains, Ríos comprend rapidement que «pour lutter contre une dictature, la dérision, la moquerie et la subversion du langage sont des armes bien plus efficaces que les pamphlets sociaux». Des armes tellement efficaces que les autorités en interdisent la vente, obligeant ainsi le jeune Galicien à se procurer des livres comme d'autres de la drogue.
En 1969, l'odeur de soufre qu'exhale l'Espagne est décidément trop forte pour que Ríos s'y accoutume. Il décide donc de s'installer à Londres où il découvre «la vie libre», identique à celle que Cervantès, l'un de ses maîtres, décrivait à propos de Rome, et fait la connaissance d'Octavio Paz avec lequel il réalise un livre d'entretien (Solo à deux voix, Ramsay/de Cortanze, 1992). À la même époque, il se lance à corps perdu dans le projet narratif de Larva, un roman-fleuve, «mélange de corps et de langues», dont le vaste cycle devrait se refermer avec Auto de Fénix, ultime pierre que l'écrivain hésite encore à poser sur son édifice littéraire : «Le livre est presque prêt, mais j'espère qu'il sera publié plus tard, ce n'est pas encore le bon moment.»
Heureux qui, comme Ulysse...
Ríos ne tient pas en place. Il traverse les frontières du langage et des pays, écrit tous les jours, vit quelque temps à Berlin, théâtre de son Monstruaire (José Corti, 1998), noircit ses carnets de notes et finit par s'installer définitivement en France, près de Paris. À chacun de ses retours en Espagne, il se sent de plus en plus étranger : «La Galice de mon enfance a disparu. Je me souviens d'une conversation avec Milan Kundera où je lui avais dit que l'Espagne dont j'avais besoin n'existait plus qu'en moi.» Pourtant, en quittant définitivement l'Angleterre, l'auteur avait bien essayé de retourner vivre quelque temps à Madrid pour diriger la revue Espirale et la collection du même nom éditée par Fundamentos. Ainsi, avait-il publié pour la première fois en Espagne l'encyclopédie Novalis, quelques titres oubliés de Melville, mais aussi Thomas Pynchon, Arno Schmidt ou encore le célèbre roman de José Lezama Lima, Paradiso. Il avait même poussé l'ironie du sort jusqu'à introduire les œuvres complètes de Sade, peu de temps avant la mort du général Franco qui avait ordonné leur interdiction : «C'était aussi une façon d'ouvrir les fenêtres de l'Espagne pour faire rentrer de l'air frais.»
Ríos l'éditeur partage avec son double écrivain le sentiment d'être le continuateur d'une tradition dont la sainte Trinité est composée de Rabelais, Cervantès et Sterne : «Si on pouvait couper une œuvre comme on coupe le tronc d'un arbre, on y découvrirait les cercles concentriques des œuvres qui l'ont précédée. La tradition ne se trouve pas seulement dans les branches de l'arbre, elle s'inscrit aussi dans son cœur. On y trouve les auteurs qui ont compté dans votre passé d'écrivain et de lecteur.» Une «généalogie littéraire» auquel il rend hommage dans Quichotte & fils, un recueil d'essais publié chez Tristram en 2009.
Lecteur anarchique
Julián Ríos ne se limite pas aux seuls auteurs de sa famille littéraire et trouve chez des écrivains plus «traditionnels» des systèmes qui lui parlent. C'est notamment le cas chez Patrick Modiano qu'il avoue lire pour se détendre et dont il apprécie la nostalgie rêvée. Mais la lecture n'est pas un sujet de conversation qu'il affectionne particulièrement : «Je trouve souvent plus intéressant de parler avec un plombier ou un vigneron de leur métier que de discuter littérature avec un collègue. C'est aussi pour cette raison que j'ai toujours aimé la compagnie des peintres et des photographes. Quand je travaille avec eux, je pose un autre regard sur mon métier.»
L'homme sait s'entourer et cette qualité lui a permis de collaborer avec des artistes de tous horizons tels que Roy Lichtenstein, Antonio Saura ou encore Ronald Brooks Kitaj : «J'ai toujours trouvé la peinture très "stylistique". La musique aussi d'ailleurs. Par exemple, je peux suivre mentalement la musique qui m'a conduit en relisant certains passages de Larva.» Produisant, à en croire l'Encyclopaedia Universalis, «la prose espagnole la plus tumultueusement originale du siècle», Ríos envisage «l'activité d'écrire comme un tour d'équilibre qui consisterait à être sur deux chevaux en même temps, un pied sur l'un, le deuxième sur l'autre. Ces deux chevaux étant le langage et la narration.» Car si son œuvre kaléidoscopique est envahie de mots-valises et d'étincelles langagières, l'écrivain met un point d'honneur à forger d'abord un solide récit : «L'essentiel est d'avoir une histoire et de trouver le langage qui va avec. Mais si ce langage consiste à faire une fioriture qui masque la narration, je préfère perdre le jeu de mot.» C'est d'ailleurs ce qu'il ne cesse de répéter aux courageux traducteurs de ses textes auxquels il recommande de prendre des distances vis-à-vis de la version originale : «Pour être le plus fidèle, il faut parfois être un peu infidèle.»
«Escrivivir»
Ouvrir les frontières de la langue, ne plus parler de «littérature», mais de «libérature», telle est la mission de Ríos qui se doit d'assurer au mieux le passage de témoin dans la course littéraire à laquelle il participe. De Cortège des ombres à son dernier roman, Pont de l'Alma (Tristram, 2010), les différences sont nombreuses et pourtant, elles font partie de l'identité d'un écrivain qui s'efforce de choyer les plus curieux d'entre nous : «J'aimerais que le lecteur soit comme Alice, qu'il se perde un peu dans mon œuvre et qu'il finisse par entrer dans le sous-sol de mes textes où il s'apercevra qu'il y a beaucoup plus de choses qu'il n'imaginait.» Un homme de mystères ? À l'évidence : «Il faut savoir garder des choses cachées. J'aime à penser que l'on ne peut pas tout voir.»