Automne à Paris – « The Nenettes on the ground » tourne.
Ce sont deux femmes et amies qui œuvrent : M. et L.A., l’une comédienne l’autre technicienne du cinéma.
Au commencement on voit une chambre, une femme, corps nu, dort dans un lit. Elle se réveille, va s’assoir à une table, feuillète des magazines de presse. Elle se prépare : enduit son corps de colle, déchire le magazine en lamelles qu’elle adhère sur sa peau. Elle est prête.
Plan à l’extérieur, une personne marche, la femme au corps figé dans sa combinaison de papier faite de publicités glacées, cheveux plaqués et lunette noire, l’autre femme la filme. Elle traverse la ville, prend le métro, fait ses achats dans un supermarché. Une première vidéo, « la femme parfaite » est dans la boite.
Par contraste, la seconde vidéo « corps à corps » nous met frontalement face à cette même femme. Haut de corps et mise à nue, des images sont projetées sur son torse ce sont des scènes de ville à la fois rapides et agressives : foule, marche, transport et bruit transparaissent.
La troisième vidéo s’intitule « force invisible ». Un terrain en friche en ville, de ceux qui servent de laboratoire aux street artistes. Une personne prépare un graff, puis la femme arrive. A la fois statique et bras écartés, elle se place debout, devant le mur en préparation. Le graff prend forme sur le mur donc le corps nu de la femme s’habille progressivement de peinture. C’est fini. Le mot « impact » est tagué en rose. La femme part, seul reste le mot traversé de son ombre, un corps en négatif.
Hiver à Paris – je suis au vernissage de l’exposition « des corps un espace » du collectif féministe « Prenez ce couteau » [1] et j’y rencontre les artistes de « The nenette on the ground ».
Elles répondaient à la thématique de l’exposition par cette installation sonore aux trois vidéos projetées simultanément. Leurs voix accompagnaient les images, histoires évoquant les regards appuyés, gestes déplacés et autres harcèlements presque habituels pour nous autres femmes dans les villes.
Le titre « Des corps, un espace » – cette association, du multiple au simple est révélatrice : elle interroge l’espace urbain comme lieu de confrontation. La ville, sa densité impose une exigüité, on n’échappe pas au regard de l’autre, à la proximité.
Cette question du regard pour les femmes fût remarquablement exposée par le collectif à travers le texte de présentation qui interrogeait : « En tant que femme, est-ce que l’on est rassuré d’être remarqué donc désiré? ».
J’élargis la question « être rassuré d’être désiré, est-ce un moyen d’exister ? »
On nous regarde, le corps est le premier élément qui nous met en contact avec l’autre, il est cette dimension qui nous fait témoin d’existence[2]. En effet, quelles sont nos certitudes face à la mort si ce n’est au moins celle-là : elle est l’arrêt de ce matériau corps ?
C’est peut-être pour cela que l’on se plait à le dépasser, l’enjoliver, à le maltraiter où à le cajoler. On se joue de la mort.
L’inégalité de regard envers le corps des femmes, le contrôle imposé, le jugement établi est donc un problème existentialiste.
En ville, lieu de grouillement de personnes, le corps à corps est permanent, l’inégalité s’exprime quotidiennement.
Espace public, sphère privée, la ville créée par l’humain est un espace périlleux pour les femmes : Mis en évidence dans « La femme parfaite » le corps ne fait plus qu’un avec l’objet de consommation. Pourtant c’est l’impression de corps sublimé qui se dégage de l’image de M. « La plus belle du monde ne peut donner que ce qu’elle a ». Et après ? On associe beauté et superficialité, paradoxalement, on parle de beauté fatale : la beauté terrassant la mort, comme une exaltation.
D’ailleurs le lyrisme, est-ce l’objet de la dernière vidéo ?
Quand je vois M. debout se faisant peindre, je ne peux m’empêcher de penser à l’artiste Ana Mendieta[3].
Les pieds solidement ancrés sur la terre. Le corps comme un pilier - une caryatide moderne – élément vivant du décor. Quand elle s’en retire, l’ombre restante, le corps en négatif, n’est ni homme ni femme.
La question du regard, l’égalité femme homme est-elle dans cette idée ?
Dépassez la condition de genre de nos corps comme un gage de notre liberté d’être.
Merci aux « nenette on the ground » d’avoir insidieusement mis le doigt sur ces fondamentaux.
Questions à la volée pendant le vernissage de l'exposition "Prenez ce couteau" » :
E.R-D : Comment est né le projet ?
L.A : Je travaille dans l’image. Je suis assistante image. Pendant longtemps j’ai voulu être un outil, un rouage dans ce mode de création. Finalement j’ai saturé, le besoin de transmettre mes idées s’est affirmé peu à peu. Il s’est affiné en parallèle à mes recherches, mes lectures sur la condition féminine. Saturation. Pour les femmes- on s’aperçoit que ce que l’on fait, ce que l’on nous demande est illogique. Est-ce que cela vient de l’éducation ? Peut-on parler de conditionnement ?
E.R-D : En quoi est-ce important pour toi cette question féministe ?
Ce questionnement s’affirme en discutant avec d’autres femmes : on se rend compte que l’on n’est pas isolé dans ce ressentis. Pourquoi en tant que femme on nous parle tout de suite de nos corps ? Une sorte de jugement comme si ils étaient publics, dans la vie de tous les jours, au travail. C’est tellement ancré que l’on y prête même pas attention mais en y réfléchissant cela n’a aucune logique et on ne dit pas les mêmes choses aux hommes.
E.R-D : Le sexisme et l’inégalité comme mode d’organisation de nos sociétés ?
Aussi il y a cette image que les hommes entre eux se soutiennent, chez les femmes il y a cette compétition moi je pense que rétablir une solidarité féminine est essentiel. Donc il y avait l’envie de travailler l’image, mon médium face à la problématique de cette condition des femmes dans notre société. C’est le point de départ de mes réflexions.
Peut-être un film court, une vidéo autour de cette idée.
En même temps le collectif féministe « Prenez ce couteau » appelait des artistes pour une exposition collective avec pour thème« corps dans l’espace public »[4]. J’ai contacté mon amie M.– je savais qu’elle était disponible pour tourner mais pas seulement que le thème l’inspirerait.
E .R-D : Effectivement dans la vidéo M. elle se donne entièrement.
Donc les idées ont fusé autour du thème. M. avait l’envie d’utiliser du papier comme matériaux avec le corps. Moi des projections sur un buste de femme. De fil en aiguille on s’est décidées pour trois vidéo-projections qui passeraient simultanément, on parlerait en même temps, tout s’est fait très vite car il y avait la volonté de travailler avec le collectif « prenez le couteau » donc de présenter le travail dans le temps impartis.
E.R-D : Je crois que ce côté brut ressort dans la vidéo. Evidemment, il y a le travail de montage mais c’est quasiment une performance votre action.
Oui je crois. Et en même temps si on s’était posé plus de questions, plus préparés ça aurait moins fonctionné. Ça mettait une pression sur nous deux[5]. Par exemple pour M., on n’avait pas prévu mais le papier collé au bout d’un moment sur elle il séchait et il craquelait. Donc on ne pouvait pas refaire de prise. Voir même il y a un moment où moi qui filmais, je me trouverais en pleine rue avec elle découverte.
E.R-D : La prochaine fois – prévoyez des gardes du corps.
Tu en rigoles mais il y a eu des réactions proches de l’insulte. Les regards aussi.
Interruption avec L.-A., M. vient me voir..............................................................
E.R-D : Je parlais avec L.A féminisme et tournage des vidéos. A l’avenir invitez-moi comme garde du corps.
M. : Merci – Avec plaisir ! Franchement c’est le corps qui est au cœur de la question. Au début je pensais rendu image mais finalement il a beaucoup donné sur ce coup-là, mon corps.
E.R-D : Ce qui transparaît c’est plutôt une représentation déterminée.
M. : C’était réellement un challenge physique pour moi: entre le papier avec de la colle, pour la première vidéo ensuite la peinture dans la troisième. Finalement j’étais frigorifié, il fallait donner le pli par la concentration, la création d’un personnage très rigide.
C’était une performance en cela : l’acte était intact mais au final j’ai déambulé à la vue de tous presque nue dans ma propre ville. Performance toujours : on ne savait pas comment les personnes allaient réagir, cela en faisait partie.
Quand je suis arrivé dans le supermarché pour la prise, tous les regards se sont braqués sur moi. Il y a une scène dont je me souviendrais toujours : dans le supermarché j’ai ouvert les portes transparentes pour attraper un produit. Une femme à côté de moi, me regardais de bas en haut, mais elle ne me voyait pas : j’ai compris que l’on avait réussi j’étais bien devenue un objet.
E.R-D : Un au-delà du corps, en quelque sorte, pour questionner le regard sur les femmes. La performance « La femme parfaite », il paraît que tu vas le refaire avec un autre collectif féministe ?
M. Oui finalement, la performance je la referais mais une seule fois par jour maximum. Le corps enduit de colle, cela fait comme une armure de papier très difficile à retirer, donc physiquement il y a des limites que je ne décide pas.
E.R-D : Vas-tu la refaire dans la rue ?
M.Je ne peux pas encore te le dire. C’est à l’étude. Je te tiendrais au courant.
E. R-D : Pour l’installation vidéo peux-tu m’en dire plus sur le son ?
M. La bande son est importantes. Ces paroles ce sont des textes écrits par L.A. tirés de sa propre expérience. Elle évoque le harcèlement quotidien. Au début, seule ma voix devait lire ces textes. Très vite on a changé : on a lu à tour de rôle puis parfois en même temps. Cela ne devait pas être la voix d’une seule femme, car avec plusieurs voix, c’était la parole des femmes dans leurs multitudes et dans leurs diversités qui vibraient.
Fin des paroles dérobées…………………
Les « Nenettes on the ground » réaliseront une nouvelle performance et exposeront leur installation avec le collectif féministe « La main »- Dates à venir.
[1] L’exposition était organisé du 27 au 29 Janvier à l’espace « Les grands voisins » (Paris 14eme).
Plus d’informations sur le collectif féministe non mixte « Prenez ce couteau » : Manifeste de « Prenez ce couteau » : http://collectifprenezcecouteau.tumblr.com/manifeste.
[2]En cela l’évolution de la perception du corps pour l’humain est éclairante : l’enfant petit pense d’abord être une continuation du corps parental –sa sensation de faim, de froid, il l’exprime en pleurant c’est son cri du corps. Puis les diverses sevrages, renoncement de corps, ainsi que ses propres dépassements vont lui donner progressivement sa conscience d’être.
[3] Artiste et performeuse cubaine dont l’art abordait entre autre la question de la violence faite au corps féminin. Autour de la notion d’existence la série d’œuvres « Silueta » consistait en des photographies et vidéos de marques de son corps qu’elle laissait dans le sable, la terre et la boue.
[4]Appel à projet de « Prenez ce couteau » : http://collectifprenezcecouteau.tumblr.com/manifeste
[5]Jouer juste, filmer juste : un équilibre entre les capacités d’improvisation de M. et l’habileté technique de L.-A.