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Billet de blog 1 mai 2024

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Rien de ce qui est humain ne leur est étranger

Il faut donc souhaiter avec ardeur et détermination que la démocratie ne soit pas ce que notre classe politique nous dit aujourd’hui qu’elle est. Il faut rêver que cette jeunesse, à qui rien de ce qui est humain n’est étranger, ne va plus se taire, qu’elle va continuer de se lever, et par la même occasion, nous aider à nous relever, nous qui sommes à genoux.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En 2014 mourrait Ben Bradlee. Il fut un journaliste d’exception, notamment rédacteur en chef du journal The Washington Post au plus fort de ses périodes d’intenses combats contre le gouvernement, pour la liberté d’informer et de s’exprimer (Pentagon Papers, Watergate). Dans le film que Spielberg a consacré aux fameuses fuites sur le Viet Nâm[1], il fait dire à Bradlee quelque-chose comme « l’Etat n’appartient pas au gouvernement. Critiquer un gouvernement ne peut pas être automatiquement une trahison de l’Etat ». Nous devrions toutes et tous méditer cette phrase chaque jour.

Il y a plusieurs années désormais que j’exerce la profession d’avocate dans trois domaines, intimement liés entre eux : défense des femmes et des enfants, notamment contre le viol, défense des militant-es notamment des syndicalistes, et défense des droits des travailleur-ses, français ou étrangers. Si il y a bien une chose dont je suis aujourd’hui certaine, c’est que les gouvernements dits libéraux mettront désormais toujours plus de moyens (policiers, financiers, judiciaires, administratifs…) au service de la défense des intérêts financiers qu’ils représentent qu’au service des femmes, de l’écologie ou des vieux. De cela, les convocations express de Mmes Panot et Hassan en pleine campagne électorale, sous l’accusation infâmante « d’apologie du terrorisme », viennent encore une fois témoigner. Les victimes de violences sexuelles savent parfaitement qu’elles peuvent encore attendre longtemps pour que leurs plaintes soient traitées avec la même célérité !

Cette captation totale de l’Etat au profit (au minimum) d’une politique libérale de spoliation du peuple et de la nature, produit désormais des effets délétères quotidiennement, sur notre société et sur la plupart des individus qui la composent. Le positionnement du gouvernement français sur la question de la protection du peuple palestinien en est une énième illustration, portée désormais à incandescence.

Sur ce sujet, il est d’usage chez certains éditorialistes de parler « d’importation du conflit » au sujet de la guerre qu’Israël livre au peuple palestinien depuis octobre 2023. Cela témoigne évidemment non seulement d’un racisme écœurant mais également d’un nationalisme effréné et d’une vision de la société plus que conservatrice.

C’est aussi une aberration ; c’est prétendre que des habitant-es de notre pays n’auraient rien à dire en 2024 de ce qui se déroule en dehors de l’Hexagone. Exhortés à compatir et à s’engager en faveur de l’Ukraine contre la Russie, il faudrait en revanche être aveugles et sourds à ce qui se déroule de l’autre côté de la Méditerranée. A nos « Pourquoi ? » ne répondent que des platitudes sur l’axe du bien/du mal héritées du 11 septembre 2001.

Dans le même temps, les jeunes sont sommés de laisser leurs chambres du Crous à « nos invité-es » pour un évènement international s’il en est (les J.O.). On compare leurs performances universitaires dans des classements globaux mis au point à Shanghai,  leur donnant un avant-goût de la concurrence mondiale dans laquelle le libéralisme a entraîné tous les travailleurs. Iels ont passé des mois enfermé-es, abandonné-es, derrière des écrans, à cause d’un virus parti de Chine et qui a fait deux fois le tour de la Terre en moins de quelques semaines, avant qu'ils soient vaccinés par un labo américain. Nos gouvernements successifs ont depuis trente ans ont œuvré avec application à une mondialisation qu’on ne leur a pas laissé d’autre choix que d’embrasser. Le cri de Tarana Burke  #MeToo et l’affaire Weinstein ont quitté les Etats-Unis en moins de huit jours, franchissant l’Atlantique pour apporter partout une vague spectaculaire de libération de la parole des victimes de violences sexuelles. Aujourd’hui, les candidat-es aux élections, les gouvernant-es, s’adressent à elleux via des plateformes accessibles par des smartphones, construits sur la prédation de terres rares à l’autre bout du monde, et dont aucun leader du marché n’est français, mais on leur parle sérieusement « d’importation » d’un conflit (qui déborde depuis longtemps ses propres frontières)?

En 1997, le poète belge Julos Beaucarne chantait déjà « Ton Christ est juif  Ta voiture est japonaise Ton couscous est algérien Ta démocratie est grecque Ton café est brésilien Ton chianti est italien Et tu reproches à ton voisin d'être un étranger »[2].

Avoir 20 ans en 2024, c’est être par essence, quand bien même on ne l’aurait ni voulu ni pensé, un pur produit de la mondialisation, de la technologie mais aussi de la déshumanisation des politiques. Cela ne signifie pas que les nations et les frontières n’ont plus de sens pour cette génération , mais qu’elles n’ont assurément plus la valeur ni le sens qu’elles pouvaient avoir il y a un siècle.

Ils et elles sont "avant tout" humain-es, et rien de ce qui est humain ne leur est plus étranger.

Nous devrions leur dire merci pour cela, nous qui sommes confits dans nos trouilles et dans nos certitudes dépassées, nous qui faisons consciencieusement, de diverses manières, le lit du fascisme, chaque jour un peu plus. Pire que le bruit des bottes, le silence de nos pantoufles.

Contrairement à une petite musique très installée dans la classe politique, c’est probablement une des générations les plus informées qui ait existé, et une des plus mobilisée aussi (sous différentes formes, de la maraude à l’émeute) contre ce qu’elle estime être des aspects d’une même inhumanité : barbarie envers les animaux, violences sexuelles, discriminations diverses, guerres, colonisation, misère…

C’est sans doute la génération qui se sera le plus engagé (contre la spoliation des travailleurs et travailleuses, des retraité-es, contre le réchauffement climatique, contre la corruption, contre les Grands Projets Inutiles, contre l’accaparement des ressources vitales comme l’eau ou l’air, et j’en passe), et celle qui aura reçu le plus de coups de matraques sur la tête, de manière désormais décomplexée, tous gouvernements confondus, soi-disant de gauche ou totalement de droite.

Il ne faut pas s’étonner qu’une partie de notre jeunesse réagisse, parfois brutalement, non pas seulement aux évènements révoltants eux-mêmes mais également à ces contradictions constantes dans lesquelles nous les plaçons, à cette violence faite à leurs intelligences, à leur sensibilité et à leurs savoirs, qui se manifeste chaque jour. Ces contradictions rendraient fou n’importe-qui. Leurs actions sont des tentatives pour ne pas être rendus fous/folles. Au passage, le taux de dépression et de suicides dans cette tranche d’âge a grimpé de manière vertigineuse, de même que l’expression de la violence inter-individuelle extrême. J’y vois aussi des symptômes de ces contradictions étouffantes.

Face à cette jeunesse, l’immense majorité de notre classe politique et médiatique déraille. Depuis longtemps. Que ce soit en lui tapant dessus ou en tentant d’en récupérer grossièrement les voix à des fins peu ragoutantes et totalement électoralistes, peu importe. Il y a cent manières de salir les engagements de la jeunesse.

Ces jeunes ont raison de mettre sur la table la question de la politique israélienne pendant les élections européennes. Évidemment, au-delà de la question de pure humanité (je ne sais pas comment on peut demander à des individus de ne pas se révolter face à toutes ces horreurs qui durent depuis trop longtemps), Israël est non seulement un partenaire officiel majeur de l’Union européenne, mais également un acteur devenu essentiel à l’industrie de la guerre et de la surveillance en Europe. En témoigne si besoin l’affaire d’espionnage massif réalisé dans de nombreux pays d’Europe grâce à un logiciel espion conçu par une société israélienne (« Pegasus »). En 2023 l’Allemagne aurait signé un contrat de 3,5 milliards d’euros avec des industries de défense israéliennes[3]. Israël a depuis longtemps demandé à adhérer à l’OTAN et le partenariat entre les deux entités est réel. La question posée par la jeunesse à ce moment est donc en tout cas 100 % européenne et 100 % légitime.

On peut contester certaines maladresses, on peut débattre de l’opportunité, de la forme, et il faut être vigilant et ferme sur l’antisémitisme dont souffrent trop de nos compatriotes. Mais on ne peut pas interdire à ces jeunes de se mobiliser, de revendiquer, d’en appeler à nos consciences ou de souhaiter une information plus pluraliste, plus libre, plus complète. Les éventuelles sanctions doivent rester rares, et être proportionnées à la nécessité de préserver la plus grande liberté politique possible. Quels citoyen-nes allons-nous former en les bâillonnant, en leur crevant les yeux, en leur ordonnant de marcher au pas, en les enfermant, tout ça au nom de « la lutte contre le terrorisme » ?

Leurs prises de position remettent en question ce qu’il est désormais convenu d’appeler ici « la démocratie ». Grand bien nous fasse ! Iels ont raison : « notre » démocratie va très mal ! Pas seulement parce que la liberté d’expression cède désormais toujours le pas aux lois d’exception et au sécuritarisme, mais aussi parce qu’elle méprise ouvertement des vies humaines, et qu’elle est entièrement fondée sur l’avidité et la paranoïa. Ce que nos pays ont malheureusement largement importé depuis des décennies « à l’étranger » (c’est-à-dire, promouvoir « la démocratie » à coups de canons, de bulldozer, de bombardements et de prédation économique) nous est revenu en boomerang. Ce que nous avons laissé nos gouvernants faire « aux autres » est en train désormais de nous arriver « à nous ».

Sur le plateau de K. Rissouli il y a quelques jours, il y avait des représentant-es de différentes organisations de jeunesse. Leur calme, leurs arguments, leur vision du monde (y compris des visions différentes), qu’on les partage ou pas, laissaient très loin derrière les éructations des « vieux » présents face à eux, qui étaient en perdition complète, sans autre réponse que des invectives. Ces mêmes « vieux » ont été jusqu’à leur reprocher de croire dans le droit international ! C’était aberrant. Si eux n’aiment pas la justice, pourquoi en dégoûter les autres ? A quelles extrémités veut-on ainsi réduire cette jeunesse ?

Nous nous moquons totalement des paroles cachées dans les albums de la multimillionnaire Taylor Swift. Nous aimerions plutôt savoir quelles industries, quels intérêts financiers dépendent à ce point en France des productions israéliennes que nous nous écrasons aussi lamentablement face à un génocide « en direct live ».

Nous nous moquons réellement de la nouvelle affiche pour les J.O., vecteurs de tant d’exploitations diverses. Nous aimerions savoir comment nous allons nous regarder en face dans le miroir au 40 000ème mort Palestinien (sans que cela règle ni la question du Hamas, ni celle des otages). Nous aimerions comprendre comment il faudrait trouver normal que les États-Unis accordent des crédits de guerre supplémentaires à un gouvernement israélien qui semble désormais s’employer à mettre la zone à feu et à sang…(continuer la liste)

Nous savons que cette guerre israélienne « n’éradiquera » qu’une chose, c’est le peuple palestinien, pas le Hamas (au contraire) [1]. Quiconque prétend le contraire ment. La seule chose qui a permis la libération des otages à ce jour a été la négociation. Quiconque prétend que tapisser de bombes Gaza, la Cisjordanie, le sud Liban…va ramener chez eux les otages encore détenus par le Hamas est soit un fou soit un menteur. De même, qui dénie aujourd’hui l'amalgame raciste qui touche toutes les personnes musulmanes (ou qui ont simplement le physique ou le prénom « de l’emploi ») a un sérieux problème avec le réel. Si quelqu’un « importe » quelque-chose désormais, ce sont bien celles et ceux qui comparent les militant-es contre le génocide des Palestiniens ici à des terroristes du Hamas là-bas, ou qui font de tout musulman un salafiste en puissance.

Oui, il va falloir trouver autre chose que les poncifs éculés véhiculés par la plupart des médias nous expliquant qu’Israël est la plus grande démocratie de la zone et qu’à ce titre l’Occident, l’Europe, doivent la défendre. Un pays sur-armé qui liquide et colonise un peuple sans état, en 2024, ne peut plus être qualifié de démocratie. Là où il n’y a pas d’humanité, il n’y a pas de démocratie. Là où il y a la guerre, il n’y a plus de démocratie. Là où les reporters ne peuvent plus aller, il n’y a plus de démocratie.

Il ne suffit pas d’avoir des « élections libres », de respecter les droits des personnes LGBT, de ne pas fermer les journaux d’opposition ou de tolérer des poches de vie « undergound » en son sein pour être encore pleinement une démocratie.  Ça devrait juste être un minimum. Un gouvernement qui enferme sa jeunesse lorsqu’elle refuse de faire son service dans le cimetière de Gaza, un gouvernement qui manipule totalement les viols commis contre ses concitoyennes, un gouvernement prêt aux pires réformes judiciaires…est-ce encore une démocratie ? Plus exactement, est-ce une « démocratie suffisante », quand on se prétend à l’avant-garde du « monde libre » ? Et cela vaut pour Israël, mais cela vaut surtout pour nous.

Nous devons vouloir autre chose que choisir entre la peste ou le choléra.

Parce-que nous ne sommes pas dans la Russie de Poutine, nous devrions nous taire et penser que nous vivons dans la meilleure démocratie possible ? Si tout ce qu’il nous reste c’est de nous réjouir parce que nous ne sommes pas l’Iran de Khamenei, nous devrions vraiment nous inquiéter. J’espère pour nous qu’il nous reste suffisamment de sens de la nuance et de lucidité pour voir que certains cosmétiques ne suffisent plus à ripoliner la façade. Nous devrions d’urgence questionner « notre modèle », avant que nous soyons contraint-es de le faire en catastrophe. La guerre est la pire chose qui puisse arriver à une démocratie. Et notre pays, s’il n’est pas officiellement « en guerre », est désormais complètement pris dans l’économie et la politique de celle-ci [4]. Si les voix des travailleurs sont achetées au prix d’une paix sociale acquise avec le sang « des autres » versé « là-bas », que devenons-nous ?

Il faut donc souhaiter avec ardeur et détermination que la démocratie ne soit pas ce que notre classe politique nous dit aujourd’hui qu’elle est. Il faut espérer du plus profond de nos cœurs que la démocratie n’est pas ce que Macron, Attal (avant eux Sarkozy, Hollande) et bien d’autres essaient de nous imposer chaque jour à coups de trique. Il faut rêver que cette jeunesse, à qui rien de ce qui est humain n’est étranger, ne va plus se taire, qu’elle va continuer de se lever, et par la même occasion, nous aider à nous relever, nous qui sommes à genoux.

A bas le racisme, le colonialisme, et l’oppression. A bas la guerre.  

Vive la journée internationale de lutte pour les droits des travailleuses et travailleurs.

[1] Pentagon Papers ( ou The Post, sur Netflix)

[2] « Ton Christ est juif » https://www.youtube.com/watch?v=Bu5bIKvVS4A

[1] https://www.lemonde.fr/un-si-proche-orient/article/2024/04/28/comment-israel-elimine-toute-alternative-au-hamas-a-gaza_6230390_6116995.html?lmd_medium=al&lmd_campaign=envoye-par-appli&lmd_creation=android&lmd_source=default

[3] https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/armement-contrat-historique-pour-israel-en-allemagne-1982750

[4] https://www.lepoint.fr/politique/a-bourges-macron-met-l-accent-sur-l-economie-de-guerre-27-10-2022-2495535_20.php

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