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Billet de blog 12 octobre 2023

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Victimes : la justice est un combat

Victimes et auteurs ne sont pas à égalité ni psychologiquement, ni moralement, ni, la plupart du temps financièrement et je pense important de le rappeler. L’Etat doit respecter les droits de la défense et la présomption d’innocence mais il doit aussi protéger les victimes. Ce n’est toujours pas le cas en France en 2023.

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Une autre affaire médiatisée vient à point nommé nous rappeler à quel point la lutte contre cette justice-là est essentielle pour les victimes de viols, d’agression et de harcèlement sexuels.

Même si ces « affaires » avant d’être « des affaires », sont la vie de victimes d’actes déplacés, moralement condamnables ou pénalement répréhensibles, avec le lot de traumas, de difficultés, de douleurs que cela charrie, elles deviennent aussi des sujets politiques, et je voudrais dire que ce n’est pas faire injure aux plaignant.es que d’en parler ainsi mais une autre manière d’essayer de leur rendre justice.

C’est un sujet complexe, qu’on ne résout pas en un article de 3 paragraphes ni en un tweet de 140 signes, un sujet qui doit faire la part belle aux premières concernées (les victimes) et aux vrai.es spécialistes de la question (avocates « spécialisées », associations de victimes, magistrat.es et universitaires qui se penchent notamment sur les questions de genre et d’égalité etc.).

La lutte contre cette justice-là (une justice globalement patriarcale et toujours nourrie de  culture du viol et de sexisme) n’a pas besoin de passer par la lutte contre la présomption d’innocence (j’ai rappelé cent fois qu’il fallait se battre contre son mésusage, surtout lorsqu’elle est brandie comme un bâillon contre les victimes, mais aussi qu’elle était fondamentale en démocratie pour toustes les citoyen.nes, y compris pour les victimes qui trop souvent deviennent à leur tour accusées – diffamation, dénonciation calomnieuse etc). Elle a en revanche grandement besoin de lutter contre la nonchalance du Parquet, l’hégémonie de l’opinion du juge d’instruction et la définition des agressions sexuelles existant actuellement. Et je continue de penser (non par intérêt « commercial ») qu’une des meilleures manières de lutter est de continuer à emprunter, si on le peut, si on le souhaite, si l’on s’en sent capable (et on n’est pas du tout obligé.e), la voie judiciaire.

Qu’il faut « condamner moins de voleurs et plus de violeurs »[1] (et pas forcément de peines lourdes, même si elles s'imposent parfois pour protéger la victime et restaurer l'ordre public, car je crois davantage en la punition qu'en la prison). Il faut que nos cris et nos douleurs soient transformés en plaintes pénales, en actions administratives et civiles, en recours, pour contraindre cet État machiste à nous entendre et à nous respecter. Qu’il ne faut pas se figurer la justice « comme un dû » (qu’avons-nous véritablement à « attendre » d’un État fort avec les faibles et faible avec les forts, où les députées femmes sont toujours moins de 39%?) et plutôt s’attendre actuellement à prendre une, deux, trois portes… mais qu’il faut l’envisager plutôt comme un combat (malheureusement).

Et que ce combat, à sa modeste place, de façon dialectique, il contribuera à faire bouger les lignes, dans tous les sens. Tout ne doit pas être judiciarisé (je ne crois pas au « gouvernement des juges »), on ne peut pas se saisir d’un dossier pour en faire « une cause » (au risque d’agir contre les intérêts de sa cliente, la victime), mais ce qui peut être fait dans le champ de la justice doit l’être, le plus possible. D'abord pour LA victime et puis pour LES victimes.

Il faut rappeler à ce stade que ce n’est pas, en France, la victime qui poursuit l’auteur de l’agression mais que cela devrait être, en droit, le Parquet. La victime ne joue un rôle que depuis peu (1998 et 2000) dans la procédure, ce rôle est restreint, et nous le savons, elle est trop souvent placée en position de défense à l’encontre des institutions pourtant chargées de la protéger et de lui rendre justice.

Ce qui pose donc problème en France, outre le texte et son interprétation jurisprudentielle (hautement contestable, par exemple sur la preuve de l’intentionnalité qui devrait être considérée, nonobstant l’article L.121-3 du code pénal, comme remplie dès lors qu’on démontre violence, contrainte, menace ou surprise), c’est d’une part l’absence de volonté politique de traiter les agressions et le harcèlement sexuels comme des questions d’ordre public et même de démocratie (puisque ce sont aussi des discriminations en raison de l’âge et/ou du sexe et du genre) et d’autre part, l’absence de volonté du Parquet, de trop de juges d’instruction, de donner leur pleine effectivité à des dispositions pénales qui sont déjà restrictives pour les victimes.

C’est d’abord exiger du Parquet qu’il dirige véritablement et consciencieusement les enquêtes en matière de violences sexuelles (c’est-à-dire qu’il ne laisse pas la bride sur le cou à la police) afin de réunir des indices (indices qui devraient nécessairement aboutir à la saisine quasi-automatique d’un juge d’instruction). Ainsi par exemple, en matière de violences sexuelles, dès lors que l’auteur reconnaît ne serait-ce qu’une partie des éléments matériels nécessaires à la caractérisation de l’infraction (comme l’acte sexuel par exemple) l’enquête devrait se concentrer sur les indices de la contrainte, de la menace, de la violence ou de la surprise, en déployant si possible tous les moyens que l’on trouve habituellement dans d’autres domaines d’investigation pénale (je rappelle ici que la plupart des enquêtes qui visent des syndicalistes ou des militant.es notamment écologistes coûtent souvent très cher et mobilisent régulièrement des moyens stratosphériques, cf. Tarnac, cf. Bure etc). Or ce que nous savons, nous avocates qui n’assistons que des victimes (et avons donc, par effet « de masse » une assez bonne vision de ce qu’est en réalité un tel dossier), c’est que la plupart du temps, y compris en 2023, les moyens affectés à l’enquête et les buts mêmes de l’enquête sont misérables, insuffisants, d’emblée amoindris. La plupart du temps pas de perquisition (ou alors le mis en cause a été depuis longtemps averti qu’elle pourrait avoir lieu), pas de saisie ni d’exploitation des moyens de communication, pas d’auditions de témoins indirects, pas de vérifications soigneuses des circonstances et du contexte etc. C’est en soi inadmissible. La portée d’un classement sans suite dans les conditions actuelles de la procédure, du droit et de l’activité judiciaire dans le champ des violences sexuelles est donc de fait très restreinte, c’est une décision la plupart du temps éminemment contestable (y compris publiquement) et cette mauvaise manie des parquets français contribue gravement à amoindrir le respect du à la présomption d’innocence.

Nous avons exactement symétriquement le même de difficulté à l’instruction ! D’abord, il faut constater qu’un nombre important d’ouvertures d’information judiciaire est à l’initiative de la victime, qui se sert de la constitution de partie civile comme recours contre le classement sans suite (selon nos statistiques personnelles, puisque notre État nous en offre en réalité très peu – ce qui se vérifie à chaque évaluation internationale que ce soit par le CEDAW ou par le GREVIO), ce qui est en soi un problème quand on sait ce que cela induit comme victimisation secondaire pour les plaignant.es.

Ensuite, nous avons un autre problème majeur : alors même que l’auteur a reconnu une partie des faits, il n’est que rarement mis en examen ou même placé sous statut de témoin assisté. Dans une part non négligeable des dossiers on n’entend même pas le mis en cause à l’interrogatoire de première comparution, il reste « simple témoin ». C’est inacceptable quand on sait que la mise en examen est certes un amoindrissement nécessaire de la présomption d’innocence, mais pas sa fin totale, et qu’en revanche cela renvoie inévitablement l’idée qu’une plaignante de viol ou d’agression ne bénéficie pas, à égalité, d’un « crédit de bonne foi », comme le rappelle souvent très justement Catherine Le Magueresse[2]. C’est inacceptable aussi parce que c’est une instruction « au rabais » alors que l’instruction est « de droit » en matière criminelle.

Puis, nous dénonçons désormais systématiquement la propension de juges d’instruction à vouloir préjuger de l’affaire qui leur a été soumise, à outrepasser leur fonction (qui est du cadre de l’enquête). Il est inadmissible en droit que le magistrat instructeur confonde instruire à charge et à décharge et trancher le fond. Or, sauf cas rares où les fait sont flagrants, manifestes, un magistrat qui écrit dans son ordonnance de non-lieu « pas de démonstration de l’intentionnalité » ou « pas de preuve de la contrainte ou de la menace » (la plupart du temps de manière extrêmement contestable en droit) tranche le fond. Ce n’est pas son rôle, ce n’est plus sa place. Son rôle c’est établir des éléments à charge et à décharge et renvoyer à une juridiction de jugement si un ou plusieurs éléments susceptibles de caractériser l’infraction sont réunis (par exemple, la pénétration sexuelle et sa modalité, des éléments de vulnérabilité de la plaignante au regard de la situation, et la possibilité qu’ait existé une contrainte – hiérarchique, économique, morale…-). En d’autres termes, dès qu'il y a un doute circonstancié quant à la défense de l’auteur. Il est franchement insupportable de lire la plupart des ordonnances de non-lieu, surtout quand l’instruction a été menée de manière resserrée contre la victime (qu’on a, par exemple, refusé de faire droit à des demandes d’actes au motif que le mis en cause n’est que témoin assisté, qu’on n’a pas interrogé le conjoint du mis en cause, qu’on ne retient pas à charge que le mis en cause a déjà changé deux fois de version alors que la victime reste constante…).

Se reposer sur la « « « « possibilité » » » » qu’a officiellement la victime de saisir une chambre de l’instruction (qui rend souvent des arrêts eux-mêmes contestables en droit, par exemple en ne répondant à aucun des arguments de droit européen ou de droit international directement applicables), c’est ignorer totalement l’état psychique et souvent financier (il n’y a pas d’aide juridictionnelle devant la chambre de l’instruction, à supposer que l’AJ suffise) de la victime, qui a déjà essuyé un classement sans suite puis une ordonnance de non-lieu. C’est faire reposer sur elle le bon déroulement d’une procédure, c’est contraire au droit international et c’est inhumain. Victimes et auteurs ne sont pas à égalité ni psychologiquement, ni moralement, ni, la plupart du temps financièrement et je pense important de le rappeler. L’Etat doit respecter les droits de la défense et la présomption d’innocence mais il doit aussi protéger les victimes.

Ce n’est toujours pas le cas en France en 2023.

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[1] En France en juin 2023 (cf. Min. Just.) il y avait 89 652 personnes écrouées (toutes situations et genres confondus, y compris hors détention). Dont 49 961 condamnés détenus, 16 371 condamnés non détenus et 19 991 prévenus détenus, dont au total, 3,72% de femmes. Parmi les condamné.es et prévenu.es détenu.es, 41 734 à titre correctionnel, 11 143 à titre criminel. La majorité des condamné.es détenu.es sont condamné.es à des peines allant de 2 à 20 ans, dont une majorité entre 2 et 5 ans. Parmi les condamné.es détenu.es, la grande majorité le sont d’abord et de loin, pour vol (je n’ai pas oublié le « i »). Puis, pour violences (entendre « non sexuelles », et indifféremment de la qualité de la victime). Puis, pour stupéfiants et ensuite, « seulement » si je puis dire, pour viol et agressions sexuelles (6 310 personnes). Soit moins de dix pour cent des écrous* en France. Pour information, parmi ces personnes détenues, également 2 589 le sont pour des infractions à la circulation et aux transports.

Sur les 69 000 condamnations pour violences sexuelles prononcées par les juridictions entre 2007 et 2016 (sur 9 ans donc), les viols représentaient 18 % des infractions, les agressions sexuelles 75 % et les atteintes sexuelles sur mineurs*, 6 % : les agressions sexuelles sur majeur.es sont donc les infractions sexuelles les plus facilement poursuivies et les plus facilement réprimées (on trouve ici également les effets de la correctionnalisation*).  En 2016, il y a eu 1 003 condamnations pour viol dont plus de 800 pour viol aggravé.

[2] Ancienne présidente de l’AVFT, docteure en droit, chercheuse à l’ISJPS et autrice de l’ouvrage « Les pièges du consentement », éditions ixe

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