A lire certaines journalistes, les féministes, les militant×es, les professionnel×les et les bénévoles qui prennent en charge la santé mentale et le devenir social des victimes de violences sexuelles seraient toutes et tous d’épouvantables « victimaires » qui, tel×les des vampires assoiffé×es de sang, ne pourraient repaître leurs penchants névrotiques et malsains, se remplir éhontément les poches, qu’en vivant et en faisant presque la promotion de la « victimisation » (sic). Sous leurs férules, il y aurait de véritables troupeaux de victimes qu’elles s’apprêteraient à tondre, à leur seul profit, évidemment.
Si l’actualité récente a (heureusement) alerté l’opinion sur les pratiques scandaleuses de certain×es professionnel×les[1], cette présentation des termes du débat est d’emblée biaisée, car le postulat qui sert d’amorçage est sinon un mensonge, à tout le moins d’une grande mauvaise foi.
S’il existe aussi quelques militant×es qui semblent en effet adopter un point de vue qu’on pourrait qualifier de « victimaire »[2], mon expérience (et la réalité, surtout) est toute autre, et pour l’immense majorité des associations, des professionnel×les …qui travaillent quotidiennement avec les victimes de violences sexuelles, les choses sont très différentes.
Je voudrais donc ici d’abord rendre hommage à tous ces travailleurs et à toutes ces travailleuses de l’ombre, qui exercent un quasi-sacerdoce dans des conditions souvent très précaires et difficiles. Imaginer que celles et ceux qui sont au contact quotidien des victimes et qui ont déjà tellement de difficultés à les aider concrètement (sur le plan social, judiciaire, légal, financier…) auraient en plus le temps et l’énergie de faire du bourrage de crâne pour les « enfermer dans leur trauma » est simplement délirant, mais allez, imaginons que, comme les poissons volants, cela existe.
On prétend alors que « l’époque actuelle » serait une époque « victimaire », que le « nouveau féminisme » « fabriquerait des victimes » … et l’on en profite finalement toujours pour dénoncer la libération de la parole des femmes et des enfants, contester les avancées obtenues en la matière, et étriller le travail militant des féministes.
Lire aujourd’hui dans un hebdomadaire national un nouveau volet d’une véritable croisade antiféministe sous couvert de vouloir « aider » les victimes de violences sexuelles en donnant la parole à deux femmes dont la seule qualité remarquable serait de « déranger »[3] (alors qu’en réalité cette croisade fragilise et met à mal la plupart des personnes atteintes par des violences sexuelles) appelle une réponse professionnelle, documentée et concernée.
Le point de vue adopté par cette dénonciation fait volontairement l’impasse sur plusieurs éléments de situation et de contexte qui indique qu’on n’est plus face à du journalisme mais bien face à de la propagande.
C’est oublier un peu vite d’où on part et où nous vivons.
Premièrement, nous vivons (et S. Geimer devrait particulièrement le savoir [4]) dans un monde libéral et utilitariste, fonctionnaliste, où les individus et le corps sont de plus en plus sommés de ne pas être malades, ne pas être vieux, de se rétablir vite, de « garder la pêche », « d’avancer » … où on ne prend plus la peine d’exercer la démocratie sanitaire, où on maltraite tellement le système de santé, les médecins, où on te dégage avant même que tu aies eu le temps d’aller mieux[5]…. (bref, où il faut ne pas « encombrer » finalement, et dégager le plancher le plus rapidement quand on ne peut plus « fonctionner » et qu’on devient « une charge » pour la société).
Cette véritable injonction à « fonctionner, se faire traiter ou dégager » pèse particulièrement en ces temps de réforme des retraites et après la pandémie de Covid[6], elle pèse continuellement sur les personnes en situation de handicap, et elle a toujours pesé sur les victimes de violences sexuelles : il fallait « s’en remettre », après tout, ça faisait presque partie d’une « vraie vie de femme », c’était, comme l’enfantement, comme les coups du mari…notre « condition », et celles qui se plaignaient étaient vraiment indignes. Une sorte de virilisme à l’envers…La réalité, c’était surtout que la victime ne devait pas peser trop ni trop longtemps sur la société, et que ce qu’elle était, elle, en tant que stigmate d’un problème social, en tant que figure du viol, il fallait vite fait bien fait l’effacer. Débarrassez le plancher ô vous qui venez nous rappeler trop souvent que nous vivons dans une société patriarcale, machiste, violente à l’encontre des femmes et des enfants.
Deuxièmement, pour les victimes de violences sexuelles s’ajoutait (s’ajoute toujours) un élément fondamental : la honte. La plupart, la grande majorité d’entre elles avait (a toujours) honte des violences subies. Elles se sentent sales, responsables, avilies, humiliées…Le combat de la « libération de la parole » a donc d’abord été une étape essentielle de l’éternel combat contre la honte. La société leur imposait cette honte, et cette honte est intimement un carburant de la culture du viol. Parler c’est d’abord ne plus avoir honte. Et ne plus avoir honte, c’est le contraire d’une position victimaire. Si certaines peuvent aujourd’hui étaler leurs opinions dans la presse en les faisant passer pour des avis autorisés, c’est aussi grâce à ces combats. Il faudrait un peu plus de reconnaissance. Quand une journaliste ou une essayiste peut écrire sans trembler pour son poste ou pour sa santé « j’ai été victime de viol » et expliquer comment elle, elle a vécu cet « accident de la vie », elle le doit aussi aux vilaines féministes et aux méchantes victimes qui ont parlé « avant ». En parlant contre la honte, toutes celles et tous ceux qui ont si courageusement pris la parole (la plupart du temps anonymement) et parfois même, pour certain×es, qui ont écrit, ont pavé le chemin de la reconstruction. Florence, Vanessa, Camille, Hélène, Giulia… (et même vous Samantha[7]), vous toutes et tous qui parlez, soyez remercié×es. Je n’oublierai jamais ce que fut #MeToo, ce que cela a créé chez la plupart d’entre nous, et je l’espère, ce que cela nous apportera encore.
Troisièmement, on ne naît pas victime, on le devient, et la plupart du temps, si on ne peut défaire ce qui a été fait, on finit souvent par cesser d’en souffrir (et c’est tant mieux). Être une victime[8] n’a jamais été autre chose qu’un état de fait, un statut juridique temporaire, un constat médical, psychologique. Cela n’a jamais eu vocation à se substituer à une existence, à définir la substance d’un individu, et je mets au défi de trouver un texte féministe qui, soi-disant, « encouragerait » les femmes à se définir, à « être essentiellement » des victimes (et à le rester) ! Cela n’existe pas, c’est un autre mensonge. Ce qui existe, c’est qu’à un moment, sur certains plans, dans certaines conditions, on[9] vous reconnaît comme tel×le pour que vous soyez indemnisé×e, pour que l’agresseur aille en prison (et qu’au moins quelques temps vous soyez protégé×e dans certains cas).
En attendant, si vous avez décidé d’entamer une procédure judiciaire (parce que vous pensez que la justice c’est important, que vous cherchez réparation, que la société vous doit quelque-chose, ou que l’individu doit être rappelé à l’ordre, par exemple), et que vous arrivez toute réparée et fraîche comme une rose à votre procès en cour d’assises ou en cour criminelle, cela pourra aussi se retourner contre vous, même si votre avocate expliquera que oui, c’est normal, souvent, dix ans plus tard (et heureusement), on a pu reprendre les rênes de sa vie (juste de quoi se faire à nouveau démolir parfois, par une procédure souvent traumatisante). Car contrairement à ce que disent celles qui dénoncent « l’exploitation de la victimisation », « en sortir » ce n’est pas une situation exceptionnelle[10]. Beaucoup de jeunes et de femmes réussissent, bon gré mal gré, à dépasser leur trauma, à retrouver un semblant de vie normale, à « fonctionner », voire même parfois à être heureuses…car en réalité, la capacité de résilience (et parfois de déni) accumulée par les enfants et les femmes depuis des siècles d’oppression, de domination, de violences…est monumentale. Malheureusement, la société et ses institutions oscillent contradictoirement dans les injonctions envoyées aux victimes : être détaché×e ou être dévasté×e ?
Quatrièmement. Nous ne sommes pas égales ni égaux face au trauma et à ses effets, et différentes manières d’y faire face, de choix dans nos moyens d’y faire face, s’offrent à nous. Telle victime de « simples » attouchements sans pénétration va souffrir bien plus que tel victime de viol. Untel refusera tout dédommagement financier tandis que l’autre aura besoin de voir son préjudice, patrimonial et extrapatrimonial, reconnu au centime près dans toutes ses composantes. J’ai connu des client×es qui ont hélas mis fin à leurs jours suite à des violences sexuelles, d’autres qui ont eu des enfants, ont créé des œuvres, telle qui abandonne en cours de route, d’autres qui ne peuvent trouver la paix qu’une fois toutes les voies de justice épuisées, ou encore, chez qui la colonisation psychique de la victime par l’agresseur fonctionne plus ou moins. Ajoutons à tout cela que certain×es ont des conditions d’existence et des ressources (psychologiques intellectuelles, matérielles…) qui font qu’iels s’en sortiront mieux que d’autres (cela joue aussi). Tant d’éléments expliquent ces différences, ces inégalités, même! Et qui peut le juger ? Personne n’en a le droit. En cela, nous le savons, la gradation pénale des crimes et délits en matière sexuelle ne repose pas (du tout) sur les effets ressentis par les individus, mais bien d’abord sur la gravité que la société attache à ces actes, et c’est la bonne démarche sur le plan pénal et législatif. Ce sont des positions psychologiques, sociologiques, politiques…et un processus de démocratie qui sont aux fondements de ces choix de société[11].
Cinquièmement, le combat pour refuser de minimiser, de banaliser, de déformer…les conséquences traumatiques des violences sexuelles est un combat majeur et essentiel pour les victimes de violences sexuelles, et pour toute la société. Lutter contre la minimisation des effets et contre l’effacement des préjudices des viols est nécessaire car nous vivons dans une société qui malheureusement cache qu’elle est construite sur un tas de cadavres, qui cache l’aspect endémique de ces violences. Refuser de voir en face les effets du trauma, les nier, les moquer… c’est aussi vouloir cacher les violences qui les causent. Or, la réalité, n’en déplaise à certain×es, c’est beaucoup plus celle-là : si de nombreuses victimes s’en sortent un jour (plus tard), beaucoup passent d’abord et parfois longuement, par des moments plus ou moins répétitifs où les conséquences psychologiques, sanitaires, mentales, pathogènes… sont maximales et impactent directement non seulement leurs vies, celles de leurs proches et finalement, de la société entière. C’est important que cette souffrance ait droit de cité. Qu’elle fasse partie de la vie de la cité. Qu’elle soit visible. Qu’elle puisse s’exprimer. C’est important aussi pour être réparée.
En conclusion, sous le discours volontariste, fonctionnaliste, faussement optimiste et surtout, extrêmement individualiste, que propagent certaines personnes[12], se dissimule mal une pensée dont l’objet premier est d’abord d’effacer les victimes de violences sexuelles de notre paysage, de tourner la page très rapidement et surtout, surtout, qu’on ne s’interroge plus ni sur la place ni sur le rôle du viol dans notre société, qu’on n’attaque plus le patriarcat, qu’on cache le continuum des violences et la ribambelle d’inégalités quotidiennes qui en font le lit….Ce qu’on nous propose sous couvert « d’empowerment », en appelant à « refuser le statut de victime », c’est d’abord une marche arrière réactionnaire. Une invitation à nous taire, car le silence est la condition essentielle de cette démarche.
Une posture parfaitement en phase avec le libéralisme économique de l’époque. Tout à fait aux couleurs du macronisme triomphant.
Et finalement, nous sommes bien face à un discours qui distille ses petites injonctions sournoises, et qui fait du mal aux personnes qui subissent ou ont subi des violences sexuelles : « Marche arrière, taisez-vous, faites-vous oublier, faites-NOUS oublier, et si jamais vous parlez, dites bien que ce n’est pas grave » …
Je ne peux donc conclure cet article que de cette manière. A toi qui me lis : quoi que tu aies subi comme violence sexuelle, tu peux souffrir ou ne pas ressentir de souffrance. Tu as le choix de porter plainte ou pas, tu peux souhaiter légitimement vouloir que le violeur soit en prison comme tu as « le droit » de ne pas supporter cette idée. Tu as la possibilité de vouloir de l’argent ou de le mépriser. Tu as le droit de ne pas (ou plus) avoir mal mais pourtant de vouloir un procès par principe... Voilà. Il n’y a pas de règle. La seule chose que tu ne peux pas vouloir légitimement, victime ou pas, c’est confisquer par principe la parole des autres et leur interdire de parler. Mais sinon, toi, victime d’hier, d’aujourd’hui ou de demain, que tu souffres cinq minutes ou que tu souffres dix ans, tu dois avoir tous les choix[13].
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[1] Je trouve pour ma part que le sujet est encore sous-traité du point de vue systémique par nos instances et par la presse, et je ne me satisfais pas de la dénonciation individuelle qui se fait au risque de transformer des responsables en bouc-émissaires.
[2] C’est-à-dire qui semblent parfois se satisfaire d’un étalage décomplexé des conséquences traumatiques et aimeraient visiblement imposer un « modèle unique » de « la » victime.
[3] Leur principale motivation et leur point commun semblent plutôt être de protéger et de réhabiliter R. Polanski, pour des raisons qui les regardent et leur sont propres, et sur lesquelles je ne m’étendrai pas ici.
[4] Victime mineure de 15 ans de ce que l'on appellerait en Fr. un viol (en droit US CAL; "unlawful sexual intercourse") de R. Polanski, elle est interviewée cette semaine en France. Elle est américaine (et vit donc dans un pays qui n’a pas de sécurité sociale et où on peut virer un salarié abîmé par le travail comme un chiffon). Dans son livre paru en 2009, on comprend bien qu’elle est très porteuse de ce discours « volontariste » typique des USA et réactionnaire ("c'était mieux avant").
[5] Vous vous souvenez, R. Dati, toute mince, jolie, pomponnée sur talons hauts quelques semaines après son accouchement ? Personnellement, j’avoue l’avoir en partie admirée (j’en aaurais été incapable), tout en percevant, dans sa détermination, une volonté de casser un stéréotype, une surperformance pour « coller » à ce que le patriarcat attendait de nous, elle m’a aussi effrayée et que j’ai bien compris la charge négative d’une telle image pour les autres femmes.
[6] Et le simple fait que la contagion ne soit plus pandémique, massive, justifie désormais en soi qu’on abandonne toute précaution, sans aucune considération pour les plus vulnérables d’entre nous.
[7] S. Geimer a en effet écrit un livre au succès relatif. Souhaitons-lui que ce nouveau « coup de projecteur » des soutiens de R. Polanski participera à une réédition et à de nouvelles ventes de « La fille. Ma vie dans l’ombre de Roman Polanski ». C'est tout à fait son droit.
[8] Et non pas « être victime » contrairement à ce qu’on peut lire, sauf à « être victime de … »
[9] Vos proches, la justice, la société…
[10] Et personnellement, comme beaucoup de professionnel×les, c’est ce que je souhaite avant tout de tout mon cœur pour mes client×es
[11] C’est ce que l’on comprend en étudiant l’histoire du viol avec G. Vigarello, G. Halimi, ou d’autres et que l’on constate que le viol à l’origine protégeait d’abord le père et la famille que la femme…
[12] Et le font essentiellement dans des médias notoirement de droite, CQFD.
[13] Personnellement c’est une des choses pour lesquelles je me bats.