La vraie question n’est pas de savoir si la loi sur le viol doit être modifiée mais comment elle doit l’être.
Disons-le tout net pour commencer, plusieurs positions médiatiques sur le sujet « pour ou contre » la modification sont globalement biaisées, les débats sont régulièrement mal posés et parfois même, mal renseignés. Ils sont emplis de sous-textes politiciens pas toujours visibles, et dont les victimes se moquent totalement (et dont nous, qui les accompagnons chaque jour, nous moquons aussi).
Les victimes se moquent que unetelle ait raison et pas l’autre. Que telle association représente « plus » le camp des victimes que telle autre. Que ce soit tel parti qui ait déposé un projet ou tel autre. Ça ne les intéresse pas du tout - et elles ont raison. Ce qu’elles veulent, et surtout, ce dont elles ont besoin, urgemment, c’est d’être mieux traitées, mieux entendues, mieux comprises et surtout, que leurs agresseurs soient plus souvent poursuivis. Les débats relatifs au fait de savoir si oui ou non il faut modifier le texte nous font perdre un temps et une énergie précieux.
La question n’est déjà plus (de fait) s’il faut ou pas modifier la loi (la majorité des victimes et même des habitantEs de ce pays, le souhaitent, beaucoup de professionnels et d’associations y sont totalement favorables) mais bien plutôt comment cette modification doit intervenir pour qu’elle soit la meilleure possible pour les victimes de violences sexuelles.
Nous allons donc essayer de renouveler le questionnement et de répondre à certaines prises de position récentes.
Eclairons le problème réel qui se pose actuellement :
Pour poursuivre et renvoyer un viol ou une agression sexuelle devant un tribunal ou une cour, les magistrats (dont le Parquet) doivent se livrer à une opération intellectuelle qu’on appelle « la caractérisation » : en gros, on prend les éléments qui définissent l’agression dans les textes, et on regarde si on a dans le dossier ce qui fait « coller » les faits à cette définition (ou qui fait coller cette définition aux faits, au choix - long débat avec les magistratEs depuis toujours).
Les éléments que l’on doit caractériser de manière essentielle dans les dossiers d’agressions sexuelles à ce jour sont : l’atteinte sexuelle (avec ou sans pénétration) , également et par ailleurs la contrainte, la violence, la menace ou la surprise (c’est-à-dire les quatre cas strictement définis aujourd’hui où l’absence de consentement devient « présumée » ou fortement suspectée) et l’intentionnalité de l’auteur (c’est là que se loge en général « la défense par le consentement » de la victime). Et encore convient-il de noter que ces critères ne sont pas égaux : autant la justice poursuit facilement les dossiers où surprise et violence sont présents, autant elle peine régulièrement à caractériser la menace mais surtout la contrainte (qui mériterait en soi un traitement « à part », comme le montre la disposition relative aux mineurs).
La Cour de cassation (voir par ex. Cour de cassation, Chambre criminelle, 17 mars 2021, 20-86.318, Publié au bulletin) rappelle d’ailleurs régulièrement que « Il résulte des articles 222-22 et 222-23 du code pénal que les infractions d'agression sexuelle et de viol exigent que les faits aient été commis avec violence, contrainte, menace ou surprise. La contrainte peut être morale. » (nous soulignons). Ce n’est pas une « option » pour la Haute cour, c’est une exigence.
Habituellement, la jurisprudence estime que si on démontre contrainte, violence, menace ou surprise dans le dossier on a éliminé substantiellement la défense de non-intentionnalité : en résumé, si on démontre que l’agresseur a agi avec un des quatre moyens actuellement répertoriés, on en déduit généralement que c’est bien volontairement et intentionnellement qu’il s’est simplement « passé du consentement » de la victime, ou qu’il a ignoré son non-consentement. Mais, si jamais, même aux yeux des magistrats les mieux intentionnés, on ne peut pas caractériser suffisamment violence contrainte menace ou surprise tels que définis actuellement (et définis de manière stricte - contrairement à ce qu’on peut lire non, en matière pénale, on ne peut pas y faire rentrer « n'importe quoi » ni dire « il suffirait que les magistrats veuillent »), la possibilité de poursuivre s’éloigne, parfois terriblement.
Il se trouve que dans une bonne part des dossiers d’agression sexuelle (y compris viol) concernant des majeur-es (j’exclus volontairement le sujet des mineur-es, différent) que nous traitons au cabinet depuis près de quinze ans maintenant, aucun de ces quatre éléments, strictement définis, ne peut être bien caractérisé au sens de la loi.
Pourquoi ? Parce-que nombre d’entre elles ont tout simplement cédé avant même que l’auteur de l’acte ait eu à essayer d’imposer plus brutalement l’acte.
Parce qu’elles ont eu peur. Parce qu’elles ont pressenti ce qui allait leur arriver. Parce qu’elles connaissent l’agresseur (ce qui d’emblée les paralyse et amène ce fameux état de « sidération » qui commence en réalité bien avant l’acte lui-même). Parce qu’elles sont épuisées, vulnérables… Parce -qu’elles se sentent coupables et responsables de la situation dans laquelle elles se trouvent (elles l’ont rencontré via une appli, elles ont accepté de prendre un verre avec un inconnu, elles l’ont fait monter chez elles, elles ont flirté de loin, elles n’ont pas su/pas pu dire non de suite, pas vu les premiers signaux de l’agresseur…). Parce que tant que ça n’est pas arrivé on pense toujours pouvoir « s’en sortir » et on se dit toujours qu’on « se fait des films ». Parce qu’elles estiment s’être « mises en danger ». Parce qu’elles ont besoin de papiers, d’un logement, de leur travail. Parce-que femmes (dans l’immense majorité des cas, les victimes sont des femmes) et donc parfaitement au courant (c’est presque « dans notre ADN »), du « continuum féminicidaire ». Et parce que tout simplement, le patriarcat permet aux hommes de violer et d’agresser quasiment en impunité.
La réalité est que beaucoup de femmes savent parfaitement détecter quand un homme a des intentions sexuelles, elles savent souvent reconnaître les signes avant-coureurs d’une agression sexuelle, et surtout, la plupart d’entre elles disent souvent « non », d’une manière polie, ou d’une façon détournée (pour ne pas fâcher, pour ne pas mettre en colère et se protéger), elles essaient souvent de s’échapper avec un prétexte, avec une blague. Elles vont dire par exemple « Je vois où tu veux en venir mais je ne suis pas intéressée » ou « J’ai un copain » ou « Je suis désolée mais je suis fatiguée, mon mari m’attend » ou encore « Moi je couche pas au travail ». On va leur répondre « Mais allons , qu’est-ce que tu t’imagines ! » ou « Mais tu sais, tu n’as pas besoin de le dire à ton copain » ou « Pas grave, je ne suis pas jaloux » ou « Ne me dis pas que tu m’as fait venir jusqu’ici pour un simple café » ou ce genre de choses…
La réalité est donc que souvent ce premier « non », exprimé avec plus ou moins de force, n’est pas entendu par l’agresseur, qui l’ignore, volontairement. Comme disent les jeunes, l’agresseur est d’abord un «forceur ». Et ce forçage désarme nombre de victimes, qui ont bien compris que « non » n’était en réalité pas une option.
Ne pas prendre en compte tous ces cas, si nombreux, revient à exiger de nouveau que la victime ait d’abord essayé de résister, qu’elle ait d’abord pris le risque d’un passage à l’acte violent de l’agresseur voire qu’elle se soit débattue. Or, c’est bien cela que nous voulons changer, car c’est ce qui constitue le gros contingent des classements sans suite (et que ce raisonnement est la preuve d’une ignorance grave du mécanisme des violences sexuelles).
Pour toutes ces femmes-là , qui n’ont pas « su attendre de se mettre suffisamment en danger » pour que le viol soit bien caractérisé (« LoL » comme si c’était ce à quoi on pensait lorsque votre bon copain s’approche soudain de vous avec de claires intentions sexuelles), il n’y a pas de justice envisageable si on n’examine pas la défense du consentement (et donc en réalité de l’intentionnalité de l’acte). Il n’y a pas de justice envisageable si le texte n’est pas modifié pour permettre aux victimes de faire valoir réellement leurs arguments et leurs preuves en droit sur ce point.
Il n’ y a aucune justice envisageable pour toutes celles qui ont cédé « avant » que l’agresseur mette en œuvre contrainte, violence, menace ou surprise et qu’on appelle (bien à tort) « la zone grise ». Non il n’y a pas de « zone grise » il y a actuellement des viols au plan sociologique, humain, que la justice ne peut pas poursuivre -et pour elles les victimes et pour nous les avocates, à chaque fois, c’est tragique. Avec l’expérience, nous pouvons vous dire quel dossier a une chance correcte d’aboutir à des poursuites et pourquoi et quel dossier n’a quasiment aucune chance (soit d’aboutir à des poursuites soit de passer jusqu’à l’appel) même avec les meilleures avocates de France.
Aujourd’hui, la victime n’a aucun moyen de répondre valablement à la défense basée sur la soi-disant intentionnalité (car c’est de cela surtout que « le consentement » parle), car celle-ci est traitée comme l’intentionnalité en matière de vol ou en matière de dégradation des biens et ne tient pas compte de la particularité et des spécificités évidentes des violences sexuelles.
Faire valoir les arguments de la victime en droit en réponse au consentement n’est actuellement pas possible car pour la Cour de cassation la question du consentement (qui est partout dans la jurisprudence des chambres de l’instruction en passant par les chambres correctionnelles) n’est pas une question de droit mais de fait et à ce titre, elle est appréciée souverainement par les juges du fond.
Notons ici au passage que la jurisprudence disponible publiquement pour travailler sur ce sujet est tout à fait insuffisante, pour la bonne et simple raison qu’elle ne concerne que les plaintes qui auront été jusqu’à la chambre de l’instruction ou jusqu’au procès. C’est-à-dire moins de 30 % des plaintes déposées (sachant que malheureusement, là encore nous n’avons pas de chiffres officiels clairs et que celui que je donne est issu d’une reconstruction d’autres chiffres disponibles).
En d’autres termes, pour env. 70 % des plaintes déposées, on ne trouvera pas de jurisprudence : la seule chose qui permettra de travailler sur le sujet sont les dossiers de plainte et d’instruction, qui ne sont pas publics. D’où l’importance de l’avis des professionnellEs (notamment associations de victimes comme l’AVFT qui sont composées de juristes et abordent d’abord les choses sous l’angle du droit, avocatEs et magistratEs) qui traitent massivement et régulièrement depuis un temps suffisamment long de ces dossiers car elleux sont les seulEs à disposer de ces dossiers.
Ce n’est pas de la fatuité, mais l’avis d’unE professionnellE qui traite de dix dossiers (côté victimes) par an depuis trois ans dans ce domaine n’a pas la même valeur ni les mêmes fondements que si on fait cela tous les mois, par dizaines, depuis dix ou quinze ans (et qu’on a une vision critique et surplombante, par une pratique collective, de ces affaires).
Des dossiers « vides », vraiment ?
Un autre contre-argument fait florès désormais (l’enfer étant pavé de bonnes intentions) : les dossiers seraient classés sans suite « faute de preuves » et notamment « faute de preuves matérielles » (parce-que « les enquêtes sont mal faites ») !
C’est à la fois faux et dangereux de prétendre cela.
D’abord, personne aujourd’hui (malheureusement) n’a de chiffres récents et nationaux sur ce point. Comme souvent l’argent manque pour réaliser ces études et disposer de vrais chiffres utiles. Mais le dernier élément officiel et public dont nous disposions à ma connaissance est une étude qui avait été menée par S. Cromer, sociologue et chercheuse au CNRS et la Prf. A. Darsonville sur 329 dossiers du Tribunal de Lille en 2012. Il en ressort que même à cette époque « avant Me Too », fort peu de dossiers d’enquêtes étaient véritablement « vides ». Bien d’autres questions se posaient (notamment pour les dossiers d’inceste, particulièrement étudiés).
Par ailleurs ce que nous voyons dans nos cabinets, lorsque nous récupérons les victimes après le classement sans suite (ou la poursuite correctionnalisée) et qu’elles n’ont pas été assistées par unE avocatE durant l’enquête préliminaire, sont rarement des « dossiers vides ». Ce sont des enquêtes insuffisantes, oui, ce sont des faits mal appréhendés et mal compris, des analyses biaisées par la culture du viol, oui. Ce sont des éléments présents mais tout simplement ignorés, oui aussi. Mais rarement « rien ».
Cet argument est donc d’abord faux. Le « classement pour infraction insuffisamment caractérisée (ou motif 21) » n’est pas nécessairement synonyme d’ « enquête vide » ni même d’ailleurs d’absence de « preuve matérielle ». En revanche, le Parquet étant une sorte de « tamis à grosses mailles» essentiellement chargé d’abord de « sortir » des plaintes du circuit judiciaire (faute de moyens, essentiellement mais pas que), il ne retient que « l’évidence » et cette évidence porte d’abord sur les quatre éléments caractéristiques de l’agression.
Si ces éléments ne lui sautent pas suffisamment aux yeux, et qu’il n’y a pas de politique volontariste, généralement il va classer. Autant dire qu’en matière de viol on a rarement ce type d’éléments sauf vidéo, sauf plainte dans les 48 heures avec des « traces visibles » type ADN, soumission chimique ou blessure. Dès qu’on sort de cette évidence (qui est en réalité synonyme de « preuves matérielles ») on rentre dans la zone de « l‘infraction insuffisamment caractérisée » même lorsqu’il y a eu une bonne enquête, même lorsque l’auteur a reconnu la pénétration par exemple (alors que ce seul fait devrait conduire le Parquet à saisir un juge d’instruction car ce n’est légalement pas à lui de juger si intention ou consentement il y a).
Quel système probatoire en matière de violences sexuelles ?
Cet argument est donc aussi dangereux parce qu’il entérine donc la position de tout un courant de la défense et d’une partie de la magistrature qui veut absolument se focaliser sur « la preuve matérielle » de l’agression et refuse par principe de se plier à la démarche probatoire actuellement en vigueur (et pour laquelle il faut se battre) pour les violences sexuelles, à savoir celle qu’on appelle « la preuve par faisceau d’indices ». Il est dangereux de colporter que nous devons exiger davantage de preuves matérielles dans l’enquête, car en matière de violences sexuelles, (sans surprise) ces preuves sont généralement infimes.
Au demeurant, la preuve par faisceau d’indices graves ou concordants est un excellent mécanisme qui obligé à se pencher précisément sur les arguments des uns et des autres et donc, laisse une véritable chance à la victime d’appuyer une démonstration d’agression.
En outre, cet argument est une autre manière de dire que ces dossiers seraient des dossiers de « parole contre parole » (ce qui est presque toujours inexact, au sens où on l’entend).
Cette « preuve par faisceau d’indices » comment s’articule-t-elle ?
Elle comprend d’abord l’examen de toute une série d’éléments de contexte : par exemple, les conditions du « rapport » entre les protagonistes ce qui permet de mettre en lumière les rapports de domination, la vulnérabilité spécifique et sa connaissance préalable par l’auteur des faits, l’impossibilité qu’un consentement soit valablement allégué y compris en dépit (justement parce qu’il existe) d’un contrat (de travail, de mariage…).
Elle comprend aussi la vérification des éléments permettant de situer au plan spatial et temporel les faits allégués (par exemple, bornage des téléphones, voyages etc). Elle comprend l’audition des témoins directs (rare- quand cela existe ce sont souvent des complices co-auteurs), des témoins indirects (toutes les personnes à qui la victime s’est plainte, ou à qui l’auteur a parlé), de SMS comportant des reproches, des excuses etc... Elle peut porter aussi sur la mise à jour d’une « stratégie de l’agresseur » (bien étayée désormais en sociologie et criminologie).
Elle peut comporter l’analyse des moyens de télécommunication pour faire ressortir des consultations qui s’approchent des faits dénoncés (pornographie, recherches sur la soumission chimique etc). Elle peut comporter des éléments médicaux. Elle peut comporter également des éléments de vérification qui excluent que la dénonciation de l’agression ait un but « autre » (vengeance ,argent, complot politique etc). Evidemment elle comporte aussi les examens gynécologiques, psychologiques, les recherches ADN le cas échéant, l’analyse toxicologique quand on peut etc.
Elle permet enfin d’examiner du point de vue de la constance et de la cohérence mais aussi dans le contexte défini, les discours de la victime et du mis en cause. J’ai du en oublier, mais globalement voilà comment les magistratEs établissent une « preuve par faisceau d’indices » et c’est parce que les agressions sexuelles sont des violences commises dans l’ombre, à l’abri des regards, dans des conditions qui souvent d’emblée favorisent le passage à l’acte…que ce mode de preuve est absolument essentiel.
En exigeant « des enquêtes qui fassent ressortir plus de preuves matérielles », on participe donc en réalité à l’abandon de la preuve par faisceau d’indices, on entérine l’un des arguments les plus puissants de la défense et on aggrave la situation des plaignantes. C’est bien contre la toute-puissance de « la preuve matérielle » qu’il faut lutter en matière de violences sexuelles. Or, par définition, modifier la loi pour y faire entrer (je résume et c’est pour le dire vite) « le consentement », permettra d’appuyer, par nécessité, la démarche de la preuve par faisceau d’indices, alors que continuer à enfermer le viol dans les quatre conditions restrictives va favoriser la suprématie de la « preuve matérielle ».
Ne pas modifier le texte actuel libèrera-t-il davantage les femmes ?
J’entends bien l’argument sur « la fabrique du consentement » (les agresseurs peuvent « fabriquer » le consentement de la victime c’est-à-dire faire qu’elle pense finir par dire oui librement alors que ce n’est pas le cas en réalité). Je partage cette analyse : dans nos dossiers, il est fréquent que le consentement ait été extorqué ou simplement fortement suggéré. Souvent même l’auteur n’a pas besoin de le « fabriquer », parce que le patriarcat et la culture du viol mais également la peur et l’éducation des filles, font que, pour tout un tas de raisons, beaucoup de victimes « se soumettent d’elles-mêmes » compte tenu des circonstances. Et parfois, pour oublier que cette soumission était un viol, pour vivre avec, pour le supporter, elles vont « l’habiller » d’illusions (qui ne durent jamais longtemps). Or comme le disait justement Nicole-Claude Mathieu : « céder n’est pas consentir ».
Alors, du patriarcat, parlons-en. On nous oppose dans le débat sur la modification de la loi que « consentir » impliquerait une position passive, une simple acceptation des désirs d’autrui et non un véritable désir féminin etc. donc que ce serait une concession au patriarcat. Outre que c’est (en droit en tout cas) un sujet qui se débat (il y a des contrats dits d’adhésion et les autres où la liberté contractuelle existe etc), oui, c’est bien justement la structure sociale actuelle dominante : les femmes sont en patriarchie et n’ont globalement quasiment pas d’espace pour penser, connaître, développer leur propre sexualité, leurs désirs. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle est né tout un courant récent du féminisme appelé « sexe-positif » (souvent réglementariste et favorable au vocable « travail du sexe » ou à la revendication de la « pornographie féministe ») qui prétend se libérer en se réappropriant d’abord le sexe, la sexualité « du point de vue des femmes ».
Les camarades qui disent qu’introduire le consentement définirait la sexualité féminine comme passive font donc une erreur de raisonnement du à un fort idéalisme (les idées avant la réalité) et manquent de pragmatisme : la sexualité féminine hétérosexuelle est, de fait, sociologiquement, historiquement, marquée par le contrainte de la sexualité patriarcale et pénétrative. C’est cela que notre code pénal actuel cherche à masquer notamment puisque (tout le monde en est d’accord) il postule implicitement la libre disponibilité sexuelle des corps (et essentiellement celui du corps des femmes à disposition des hommes).
Pour autant, peut-on comme certaines aller jusqu’à dire que toute sexualité hétérosexuelle est du viol « par nature » ? Faut-il admettre que c’est parce que la sexualité féminine ne pourrait jamais se libérer totalement en patriarchie, que toute relation hétéro serait nécessairement biaisée, invalide, qu’il ne faut pas inscrire le consentement parce que celui-ci du point de vue féminin n’existerait en réalité jamais et que nous serions toutes « victimes » par nature ?
C’est ce que pense K. McKinnon et avec elles certaines camarades – loin d’être toutes opposées au texte. Mais celles qui sont opposées à la modification se gardent bien de le dire : d’une part parce qu’il faudrait pour certaines regarder en face sa propre hétérosexualité et donc sa domination personnelle (et le faire en tant que féministe), et d’autre part car elles perdraient alors leurs soutiens libéraux du moment (libéraux qui sont eux aussi opposés à la modification du texte - parce que tout ce qui est écrit existe davantage, or le libéralisme - et pire encore le libertarisme- se nourrit de ce qui n’est pas écrit). J’ai du respect pour cette position, je la trouve philosophiquement intéressante. C’est une question centrale. Mais elle n’est pas assumée et pire, elle est « cachée sous le tapis » pour se liguer à des féministes qui combattent chaque jour cette vision des choses. C’est malhonnête.
On se trompe donc de combat quand on prétend que ne pas modifier la loi pour y faire entrer le « consentement » (ou la volonté libre, ou le consentement positif ou autre -c’est en débat) serait protecteur de la sexualité féminine. C’est le contraire. C’est continuer à mettre la poussière sous le tapis. C’est nier la réalité des violences patriarcales qui sont des violences de genre. C’est en réalité simplement refuser de faire apparaître de manière visible l’état de la réalité actuelle que nous venons de décrire, et c’est bien d’introduire la notion de consentement (quelle que soit la meilleure manière de l’appeler) qui permettra à de nombreuses femmes de réfléchir à leur sexualité, d’envisager leur liberté et leur désir (et qui contraindra les hommes à en tenir compte).
Non pas pourquoi modifier, mais comment modifier.
Plus les débats avancent, moins je vois donc de vraies bonnes raisons de ne pas modifier la loi.
En revanche, je vois aussi plusieurs « pièges » dans la manière de la modifier ou de la rédiger, et la bataille à mon sens n’est pas si nous devons modifier le texte mais bien comment nous devons le modifier afin que la modification soit vraiment profitable aux victimes.
Cela implique notamment de parler des conditions du « consentement » ou de la « volonté », poser clairement que l’existence d’un contrat quel qu’il soit ne présume pas d’un consentement (au contraire même), parler de la vulnérabilité non plus seulement dans les circonstances aggravantes mais dans l’incrimination, de parler des conditions de l’acte (par exemple avec ou sans capote) etc. Modifier à petites touches deux ou trois éléments peut être dommageable et cela nous n’avons jamais varié, nous l’avons toujours dit.
De la modification peut sortir le pire comme le meilleur. D’où l’importance que toutes les féministes qui ont les mêmes principes les mêmes objectifs participent ensemble à ces travaux de redéfinition, qui de toute manière sont en cours (et l’auraient été un jour ou l’autre, quoi qu’il en soit).
Et bien-sûr, ça ne suffira pas !
Personne n’a jamais prétendu que modifier le texte sera une baguette magique, que cela réglera tout. Nous avons que non. Il y a encore beaucoup à faire par ailleurs. Et nous menons aussi tous ces autres combats. En tant qu’avocate membre du SAF par exemple je me bats quotidiennement pour l’augmentation de l’aide juridictionnelle, pour la baisse de la TVA sur nos prestations. Je soutiens depuis toujours les revendications des magistrats pour davantage de moyens. EVIDEMMENT.
Ça ne suffira pas, de modifier la loi, mais cela peut engager un processus vertueux, cela peut être un point d’entrée. Bien-sûr, on peut aussi demander une circulaire avec cette modification… Il y a malheureusement tant à faire !
Mais cette modification aura à l’évidence une vertu pédagogique, qui permettra aussi, si elle est bien amenée, de faire la part entre consentement véritable et consentement fabriqué.