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Billet de blog 22 décembre 2023

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Depardieu et la « grande cause du quinquennat » ? Il faut arrêter le cinéma

There's no business like showbusiness. 6 ans après #MeToo, la France continue de défendre les macho et de piétiner la parole des victimes. La position de soutien officiel du Président de la République à M. Depardieu, est un acte non plus seulement problématique, mais gravissime.

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« Grand admirateur de G. Depardieu… Génie de son art…en tant que Président de la République et en tant que citoyen, il rend fière la France… »

Les goûts du citoyen Macron en matière cinématographique le regardent, et personne n’a rien à en dire (et en réalité, en l’état actuel du pays, personne n’en a sûrement rien à faire).

Quant au Président de la République, celui-ci a manifestement des difficultés à comprendre qu'il est délicat qu'il s'exprime publiquement quand des affaires judiciaires sont en cours, pour apporter son soutien (car c’est un soutien) à des mis en cause, notamment dans des affaires de violences sexuelles, sans que cela dépasse sa simple opinion (NB. présumé innocent , l'acteur est publiquement mis en cause par plusieurs femmes pour des faits de nature sexuelle, et mis en examen pour viol).

Le soutien ici est culturel, symbolique, il n'en est pas moins réel et extrêmement prononcé. Sans s’exprimer directement sur « les affaires en cours » (mais était-ce nécessaire pour que chacun reçoive le message ?), sous couvert de soutenir l’acteur, dans un style dépourvu d’ambiguïté, on comprend qu'on soutient l’homme. On assimile Depardieu à l'honneur de la France.

On décrit l’acteur comme victime d'une « chasse à l'homme » (on est bien loin pourtant de cela, l'homme ayant table ouverte chez de nombreuses puissances du monde, n'est frappé, à notre connaissance et sauf erreur, d'aucune interdiction quant à sa liberté d'aller et venir alors qu'il clame à tue-tête qu'il va quitter la France, d'aucune saisie conservatoire de ses biens - pourtant possible en matière criminelle, notamment si le lieu a pu être celui de commission du crime) ...Comparé à de « pauvres bougres » dans la même situation, il est plutôt bien traité. Combien dans son cas ont-ils la possibilité d’avoir une tribune dans Le Figaro pour clamer leur innocence et pleurer sur leur sort ? Depuis quand le JDD publie-t-il des tribunes de familles d'hommes mis en examen ? Combien de Carole Bouquet à leur chevet ?

Le même Président  avait déjà franchi cette ligne rouge à l'époque où M. Darmanin était mis en cause par des accusations de viol (NB. Après une ordonnance de non-lieu actuellement contestée devant la Cour de cassation, celui-ci est toujours présumé innocent). Il avait invoqué, lors de son entretien du 14 juillet 2020, en pleine information judiciaire, « une relation de confiance d’homme à homme ».

Si une fois n’est pas coutume, le Président de la République est donc bien désormais coutumier du fait.

Plus subtilement, avant ces prises de position directes, on avait fini par apprendre (merci, liberté de la presse) qu’un de ses gouvernements avait œuvré pour, en son temps, soutenir M. Hulot, également mis en cause pour des faits de nature sexuelle[1] (NB. Plusieurs femmes l’avaient accusé de violences sexuelles dont certaines sur mineures. Les plaintes avaient été classées sans suite pour prescription. Il est donc toujours présumé innocent).

Constitutionnellement garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire, elle-même gardienne des libertés individuelles (pour les mis en cause comme pour les victimes), ces principes étant eux-mêmes des garanties du droit au procès équitable (qui vaut également pour les femmes plaignantes dans les dossiers de violences sexuelles). La CEDH vient de le rappeler (et de sanctionner la France à ce titre dans l'affaire Wolters Kluwer cf. Arrêt CEDH 14.12.2023) : l'apparence d'indépendance et d'impartialité est en soi un principe fondamental au sens de la Convention ; si des craintes d’impartialité sont justifiées, la procédure est entachée même s’il n’y a pas de violation directe de l’impartialité. Cette apparence doit donc être préservée. En d'autres termes, il ne suffit pas que l'indépendance de la justice ne soit pas effectivement atteinte, il faut que l'apparence de celle-ci ne soit pas écornée.

A maints égards donc, la position de soutien officiel du Président de la République à M. Depardieu, est un acte non plus seulement problématique, mais gravissime.

Gravissime du point de vue de l’interprétation et du respect de la Constitution, et de la procédure judiciaire en cours, donc.

Gravissime aussi parce-que, contrairement à ce que l’on entend (y compris chez des avocates), les images de 2018 rapportées dans « Complément d’enquête » pourraient caractériser non pas un simple outrage sexiste mais bien un véritable harcèlement sexuel. Depuis 2017, celui-ci se prescrit par 6 ans, et pourrait donc encore donner lieu à des poursuites (puisqu’en effet il suffit qu’un des suspects soit français et qu’il ait un domicile en France). Mais quel.le Procureur.e aujourd’hui serait assez fou ou folle, au lendemain de cette édifiante interview, pour s’en prendre à ce que l’on peut considérer comme un protégé du Président de la République ?

Gravissime encore du point de vue d’une éventuelle procédure disciplinaire (ce n’est pas rien, là aussi, n’en déplaise, il y a des règles). En matière de retrait d’une Légion d’honneur, le dossier serait confié au conseil de l'ordre de la Légion d'honneur, qui rendrait un avis, et la sanction serait prise par le Grand maître de la Légion d'honneur… qui n'est autre que le président de la République ! Il a clairement porté un coup d’arrêt immédiat à la procédure avant même qu’elle débute. Mais était-ce en son pouvoir de Président de la République de le faire ? Et de le faire ainsi ?

Il faut bien que ce soit parce-qu’il est question de violences sexuelles et sexistes qu'une telle attitude ne soulève pas l'indignation (institutionnelle, politique, intellectuelle et universitaire) qu'elle devrait logiquement susciter. On voit bien ici le déficit de sérieux politique dont souffrent, habituellement, ces violences. On n'imagine pas la bronca si ce même Président prenait de telles positions dans une affaire d'abus de bien sociaux, ou dans une affaire de corruption publique ! (A dire vrai, je pense qu'il ne se risquerait jamais à faire une telle chose dans ce genre matière). Mais ce « ne sont que » des violences sexuelles, alors, « ça passe ». Comme nous le constatons chaque jour, les violences sexuelles sont une sorte de « quatrième dimension » dans laquelle, dès que le droit y entre, il se tord, se distend, se délite, frappant alors un grand nombre de cécité ou de surdité. On ne peut pas s’empêcher de se demander si ce n’est pas aussi le genre de ceux qui devraient s’exprimer qui les en empêche…

Si c'est précisément à chaque fois au sujet d'allégations de violences sexuelles que le Président juge opportun de sortir de la réserve qui devrait être la sienne, est-ce un hasard funeste ? Si l'on examine cette position à l'aune d'une autre de ses positions (le veto personnel[2] à l'article 5 du projet de directive européenne sur les violences sexuelles, par exemple), il est légitime de penser qu'il n'y a plus de hasard, mais une ligne politique.

Se draper dans une soi-disant action exemplaire en la matière pour s'autoproclamer "inattaquable" (avis que la plupart des professionnels en la matière sont loin de partager[3], a fortiori depuis le remplacement au sein de la CIVIISE) non seulement ne va pas suffire, mais encore, vient aggraver le geste commis.

Se drapant dans une double posture d'autorité sur le sujet des violences sexuelles, il vient ainsi mettre un dernier clou sur le cercueil des très maigres avancées de #MeToo en France.  Ce faisant, ce n'est pas seulement à un édifice constitutionnel, qu'il contribue à fragiliser, qu’il porte atteinte, mais bien à la parole des femmes. Dans un pays où la confiance dans la Justice est au plus bas, le sexisme au plus haut, c'est un jeu dangereux.

Même si on préfère Mimi Marchand à Montesquieu, je ne peux croire qu’on n’en soit ni conscient ni averti. Compte-t-il sur la mentalité française (y compris dans les hautes sphères où souvent, on continue de faire comme si les violences sexuelles étaient des atteintes de second ordre, des « histoires de fesse », des « histoires de bonne femme », des manifestations de la sexualité qui n'ont pas de valeur politique) pour dire de telles choses impunément ?

Au-delà même de l'affaire en soi, il est très grave que la société laisse un Président ainsi hors de contrôle sur un tel sujet, et d'une telle manière. Celui-ci étant intouchable statutairement pour le moment, le minimum qu'on puisse attendre est un usage (réfléchi) de la liberté d’expression,  une réaction d'intellectuels, de professionnels du droit et de la constitution qui oseraient encore espérer à la séparation des pouvoirs ainsi qu'à la garantie stricte de l'indépendance de la justice! Mais après un tel numéro, ils sont bien taiseux, soudain, les grands défenseurs de nos libertés fondamentales si prompts à prendre la parole pour bâillonner les plaignantes (évidemment, pour certains, il est difficile de mordre la main qui vous nourrit si bien! "There's no business like showbusiness". On ne sait que trop, nous qui sommes résolument du côté des victimes, ce que cela coûte, à titre personnel, aux plaignantes mais aussi à leurs défenseures).

Finalement en tant que femme, citoyenne, mère, avocate, je me demande en boucle depuis hier, comment les discours d’un Président de la République sur M. Depardieu, à une heure de grande écoute, sur une chaîne du service public, devant un parterre de journalistes quasiment muets, pourraient rendre service aux femmes ? Quel message envoie-t-il, et pourquoi ne pas se préoccuper aussi de la manière dont il va être reçu par des esprits dérangés ou des activistes violents ?

Nous ne sommes pas nombreux et nombreuses dans cette bataille. Mais notre courage est là. Il est dans ces femmes qui portent plainte. Dans ces femmes qui se battent. Dans celles qui les soutiennent. Dans celles qui luttent.

C’est d’elles dont nous sommes de grandes admiratrices.

Ce sont leurs cris et leurs combats qui sont nos légions d’honneur.

* Contrairement à ce que croient certains cette intervention n'est pas une "diversion": au contraire, il y a un lien direct entre les immigrés, les femmes, les violences sexuelles.  Notamment parce que les violences sexuelles sont des violences de genre, et que plus vous êtes en situation de vulnérabilité, plus vous y êtes exposée et moins vous avez de chance de vous en défendre. Les femmes étrangères en situation irrégulière cumulent les facteurs de vulnérabilité et donc, de risques. Par ailleurs, comme les étrangers, les femmes sont victimes de discriminations systémiques en France et comme telles, elles font partie d’une catégorie de la population, d’un groupe social, qui devrait plutôt être particulièrement protégé. Serait-ce un Président fort avec les faibles et faibles avec les forts ?

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[1] https://www.tf1.fr/tmc/quotidien-avec-yann-barthes/videos/affaire-nicolas-hulot-jaimerai-quemmanuel-macron-sexcuse-jean-michel-aphatie-charge-le-gouvernement-10255724.html https://www.tf1.fr/tmc/quotidien-avec-yann-barthes/videos/affaire-nicolas-hulot-les-coulisses-du-soutien-de-marlene-schiappa-81206720.html https://www.francetvinfo.fr/politique/eelv/affaire-hulot-le-gouvernement-doit-s-excuser-de-son-soutien-a-l-ex-ministre-en-2018-apres-de-premieres-revelations-estime-sandra-regol-d-eelv_4861133.html

[2] https://www.lalibre.be/international/europe/2023/11/19/macron-soppose-a-caracteriser-le-viol-par-labsence-de-consentement-alors-que-la-commission-europeenne-souhaite-uniformiser-les-legislations-FEZZK3FQAZC4NFGR6IKHUBMOCQ/

[3] https://revueladeferlante.fr/egalite-femmes-hommes-qui-chuchote-a-loreille-de-macron/

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