Elles en ont de la chance, ces consœurs qui savent reconnaître « les bonnes victimes » des « mauvaises victimes ».
Les « vraies victimes » des « fausses victimes ».
Les « justes combats » des « mauvais combats ».
Elles ont de la chance ou un test ou une poudre magique. Moi, je n’ai pas ça en magasin.
Quand une femme arrive à mon cabinet, je ne lui demande pas d’abord si elle est une bonne ou une mauvaise victime. Je ne lui demande pas si le combat sera utile ou juste ou bon ou nécessaire.
Quand une femme (et parfois, de plus en plus souvent, certains hommes) arrive à mon cabinet en général elle est en vrac, plus ou moins au fond du trou, avec plus ou moins un continuum de violences en chapelet, des histoires pas possibles emmêlées en écheveau, ou une histoire simple mais terrible. Enfin vous m’avez comprise : en général la femme (ou l’homme, donc) qui pousse la porte de mon cabinet, elle est mal. Elle va mal. Voire, très mal. Et souvent, elle a des préjugés, des idées toutes faites et par-dessus tout, beaucoup d’appréhension.
« Son » agresseur, « son » empriseur, « son » abuseur, « son » violeur… C’est son patron, son député, son grand-père, son prof de théâtre, son cousin, son collègue, le meilleur ami de son mari, son chirurgien, son curé… C’est comme à la Foirfouille, vraiment il y a de tout. De toutes les classes, de tous les milieux, de toutes les couleurs, de toutes les religions.
Elles aussi, elles sont toutes uniques. Des femmes drôles, de belles femmes, même très belles, des moins jolies, des fortes personnalités, des diplômées, des sans-emploi, des femmes qui aiment les hommes, comme on dit, des femmes soumises et conventionnelles… de tout. Donc, premièrement, « les bonnes victimes » on ne les reconnaît ni à leur physique ni à leur agresseur.
Deuxièmement, les « bons combats » : traduisez, ceux qui seraient « purs », ceux qui ne nuiraient pas à « la cause » qu’elles prétendent avoir tellement à cœur. Pareil, je ne sais pas comment on les reconnaît, ceux-là.
Je vais vous faire une confidence : je ne me pose même pas ce genre de question. Ce n’est pas comme ça que je travaille, contrairement à d’autres. Moi je prends « tout » parce que je suis là si on a besoin de moi, parce qu’on a besoin de moi. Célébrité, exposition ou pas. Et la règle d’or au cabinet c’est que les dossiers « médiatiques » ne prennent pas plus de temps ni plus d’espace que les dossiers qui ne le sont pas. On essaie de se tenir strictement à cette règle d’égalité. Et quelque soit le dossier, très honnêtement, je ne compte plus le nombre de fois où j’ai entendu plaider en face : « Ah mais je suis avocat.e de victimes aussi, j’en défends figurez-vous ! Et je suis féministe ! Et je sais reconnaître une vraie victime ! Mais alors là, justement, Mme Machin croyez-moi, c’est le combat qui leur nuit, qui nuit à la cause ! »
Ben oui. Moi "je prends tout" (et parfois même, je me demande si je ne prends pas surtout « les plus désespérés »). Les plus douteux combats, les plus difficiles d’accès, ceux où on prend bien plus de « petits matins défaits que de grands soirs triomphants », pour paraphraser l’immense Daniel Bensaïd (car la lutte féministe est évidemment une lutte des classes). Oui.
Finalement, si c’est « facile », on a sans doute moins besoin de moi. En toute modestie. Non que je sois particulièrement brillante ou meilleure que telle ou tel. J’ai simplement plus d’expérience, et surtout, je pense avoir une expérience assez unique : je n’assiste jamais d’homme accusé de violence. En 22 ans, jamais. Pas un. Je laisse aux « bonnes élèves du patriarcat » le soin de proposer leurs bons offices dans ce domaine.
Tout le monde a le droit d’être défendu. C’est vrai. Mais ce n’est juste pas moi qui le ferai. Et le créneau est déjà bien pris (il faut dire qu’il est bien plus rémunérateur et que toute la société trouve cela admirable de défendre un violeur ou un abuseur. Alors qu’une féministe qui défend des victimes du patriarcat, vraiment, un peu ça va, trop, ça « pète l’ambiance » - heureusement, nous sommes de plus en plus nombreuses à nous investir aussi pleinement, et surtout, il y a quelques associations tutélaires qui tiennent bon depuis bien longtemps, l’AVFT, le CFCV... qu’elles soient ici remerciées pour leur travail de longue haleine. Elles non plus, elles ne « trient » pas…).
La rhétorique de la « mauvaise victime », du « mauvais combat », du « combat qui nuit aux vraies victimes »… je la connais par cœur depuis le temps donc. Elle me fait sourire car je me demande toujours comment font celles qui pratiquent ce « tri sélectif » et dans quelles poubelles elles mettent quoi.
Je les imagine sur un champ de bataille face à un adversaire, refuser de défendre leur ligne parce que la tête du type leur revient trop, que la couleur du revolver n’est pas la bonne… Je ne sais pas moi. Mais vous voyez l’idée. Je ne comprends pas comment on peut savoir à l’avance ce genre de choses. Ça me fait sourire ce dilettantisme revendiqué. Enfin, ça me ferait sourire si ça ne faisait pas autant de dégâts, cette rhétorique de bonne élève du patriarcat : « Oh je ne défends que les vraies victimes sinon vous savez, n’oubliez pas de dire que moi, les hommes je les adore ».
Mais attendez. Moi aussi je les aime, « les hommes ». Juste, je les aime les yeux ouverts, je n’ai pas besoin de me chercher des excuses pour les aimer comme ils sont, c’est-à-dire, en sachant bien fort qu’ils peuvent être des salauds parce que, c’est le patriarcat, ça transforme l’or en plomb et l’amour en misère.
Et je voudrais terminer en redisant bien fort que je n’ai jamais exigé de mes clientes des certificats de pureté ou de bonne conduite. Je n’ai jamais pensé dans aucune de mes luttes, que parce que vous étiez dominé.e vous seriez nécessairement bon.ne et vertueux. Non. J’ai eu des clientes violentes. Des clientes roublardes. Des clientes tonitruantes. Des clientes vengeresses. Des mauvaises mères. Des mauvaises sœurs. Des mauvaises filles…
Croyez-moi sur parole : sous leurs atours, leurs paillettes, leurs masques, leurs postures… ces femmes étaient toutes dominées et toutes abîmées par le patriarcat. Qu’elles l’aient vu, compris, su ou pas, peu importe.
Il n’y a que des esprits étroits pour s’imaginer qu’on devrait chercher la vertu de l’oie blanche chez ces femmes. Leur faire l’aumône de notre défense ce serait les humilier une fois de plus.
Moi, je les accepte toutes. Et je fais avec.