Alors que les États-Unis achèvent de se transformer sous nos yeux en véritable « État de Gilead »* où les droits des femmes sont réduits à peau de chagrin et où chaque homme né homme reçoit plus ou moins un permis de violer (dans sa « catégorie », bien-sûr), où l’on n’est plus tellement loin des grossesses forcées décrites dans « la Servante écarlate », où l’une des caractéristiques les plus flagrantes du régime qui s’érige est la revendication de la masculinité comme philosophie d’État, avec tout ce que cela charrie de droit du plus fort, renouveau colonial, écrasement des plus vulnérables, destruction de l’environnement, inégalités de droit…, il se passe en France une bataille législative (mais en réalité philosophique) peut-être décisive, et dont les conditions devraient interpeler.
C’est la bataille pour l’inscription du principe du consentement libre et volontaire, spécifique et rétractable, compte tenu des circonstances, à tout acte sexuel dans le texte réprimant les agressions sexuelles dont le viol, en d’autres termes, la bataille pour faire entrer dans notre droit la revendication mais aussi en filigrane, le principe, de la protection de la liberté sexuelle des femmes (essentiellement).
Cette bataille est majeure. Elle secoue tout le mouvement féministe et met à jour ses contradictions internes et ses impensés. Elle oppose celles qui restent enfermées dans une aporie idéaliste qui n’offre aucun avenir politique au combat pour l’égalité (« aucun acte hétérosexuel ne peut être libre tant que les femmes ne sont pas égales aux hommes » – mais comment fait-on pour que les femmes deviennent libres et égales dans une société hétéropatriarcale ? on ne le saura pas), à celles qui, tout aussi conscientes de cette réalité indubitable, cherchent cependant des leviers politiques ambitieux pour continuer à mener cette lutte des femmes pour leur égalité.
Bataille majeure pour les droits des victimes de violences sexuelles également. Essentiellement des femmes (et des enfants mineurs de 15 ans, mais leur sort est réglé autrement par notre droit positif). Nous parlons donc bien ici des droits des femmes ayant 15 ans et plus. Quiconque s’est déjà intéressé au sujet du droit des violences sexuelles en France ne peut ignorer sans se mentir qu’actuellement la question du consentement de la victime est déjà au cœur des débats juridiques. Elle l’a toujours été.
Contrairement à ce que certaines écrivent parfois, c’était déjà au cœur de la plaidoirie des avocates du procès d’Aix en 1978. Il s’agissait alors à l’époque de démontrer que céder à la violence n’était pas consentir à un acte sexuel. Comment dire autrement qu’un consentement sexuel féminin était possible mais qu’il convenait justement d’en distinguer les nombreuses facettes que peut prendre un viol ? Ce qui a abouti à la loi de décembre 1980, acte politique majeur, pour commencer à inscrire, d’abord, que les actes coercitifs n’avaient pas leur place dans le consentement.
Mais cela ne suffisait pas, car l’analyse de ce qu’une situation comprend de coercition réelle se heurtait à des non-dits et à des obstacles juridiques. Notamment la question de « l’intentionnalité » de l’acte (le sujet est technique je ne l’aborderai pas ici), mais plus simplement, le fait de savoir comment les magistrats définissaient la contrainte, la violence, la menace ou la surprise. Car tant que le consentement libre, volontaire et spécifique, examiné en fonction des circonstances, n’est pas écrit en droit, cela ne reste qu’une question de faits, relevant de « l’appréciation souveraine » des cours chargées de trancher les litiges.
Ainsi, pour telle cour criminelle à l’Ouest, céder aux avances insistantes et pressantes et répétées de son conjoint pour avoir la paix, maintenir une forme de paix sociale dans son couple (parce que l’on n’est pas en position tout simplement de dire « merde » et de partir, par exemple), sera un viol conjugal, alors que pour telle autre au Sud, non. Et il n’y a jusqu’à présent aucune possibilité juridique d’unifier cette jurisprudence (ce qui est en soi un problème). La modification du texte a aussi cette visée.
D’autres arguments ont commencé à faire surface pour s’opposer à cette modification :
- Changer le texte reviendrait sur les avancées obtenues pour les mineur-es de 15 ans en 2021 nous dit-on. C’est, non pas une erreur, mais un mensonge, puisque précisément, la proposition de loi garde bien inscrite cette avancée dans le texte de l’article 222-23-1 du code pénal**.
- Changer le texte ne permettra plus aux personnes victimes de prostitution ou de pornographie de faire valoir leurs droits : « la preuve, les Belges ont d’abord modifié leur code pénal et ensuite reconnu le contrat de travailleur du sexe » !
Cet argument est plus complexe, mais il est tout aussi inexact.
Pour y répondre il faut rappeler plusieurs éléments préalables.
En France, la prostitution n’est pas interdite. L’abolitionnisme français a heureusement finalement fait le choix de ne plus stigmatiser ni réprimer les personnes qui se prostituent (alors que N. Sarkozy avait rétabli le délit de racolage). Toutefois, la prostitution « consentie » ne donne droit à aucun statut réglementaire de « travailleur-se » au sens du travail salarié ou indépendant type « auto-entrepreneur » (cependant, la plupart des personnes qui exercent cette activité ont un régime légal d’auto-entrepreneur pour des activités de « bien-être »). De même, participer à un film pornographique comme acteur-ice peut être considéré comme un travail au sens du code du travail. Ce qui est interdit en France, c’est le recours à un acte prostitutionnel (contravention du client) et le proxénétisme. Qu’on le regrette ou non, aucune décision d’aucune juridiction en France ne pose le principe que la prostitution serait en soi du viol tarifé (c’est-à-dire quel que soit le consentement des personnes) -et à mon avis aucune décision ne pourra le faire en droit avant longtemps.
Qu’on le regrette ou non, aucune décision d’aucune juridiction en France ne pose le principe que la participation à de la pornographie serait en soi du viol tarifé (c’est-à-dire, quel que soit le consentement des personnes).
De même, aucune décision d’aucune juridiction en France ne pose le principe que la participation à des actes BDSM serait en soi du viol (pareillement, quel que soit le consentement des personnes).
Quoi que l’on pense de ces pratiques, quoi que l’on pense de ce que devrait être la loi au regard de ces pratiques, cela, c’est l’état actuel du droit positif en France et depuis longtemps. Il y a un libéralisme presque total sur ces sujets que l’on estime (à tort ou à raison) relever de la liberté sexuelle, et seuls sont punis les actes de violences sexuelles dont on arrive à démontrer qu’ils sont sortis du champ du consentement de la victime. En d’autres termes, une personne qui se livre à ce qu’elle appelle du « travail du sexe » peut évidemment être reconnue comme victime de viol mais uniquement si elle démontre que les actes imposés ont dépassé ce à quoi elle avait consenti, une personne sur un tournage de film pornographique doit pareillement démontrer que ce qu’elle a subi allait au-delà de ce à quoi elle avait consenti par contrat (quoi que l’on en pense) ; tel est l’état du droit positif actuel : et il y a bien plus d’ordonnances de non-lieu que d’actes de poursuite dans ces situations. Ne pas voir que l’introduction formelle de la question du consentement tel que spécifié dans la proposition (libre, volontaire, éclairé, tenant des circonstances, prenant en compte la vulnérabilité…) permettra peut-être au contraire de débloquer un peu les situations de ces personnes qui veulent faire reconnaître justement qu’elles n’ont pas pu valablement consentir à aucun acte parce que vulnérables, parce que pas libres, parce que pas éclairées… est la preuve d’une myopie ou d’un sectarisme borné.
Si besoin était, l’avis que le Conseil d’État a rendu il y a quelques jours sur la proposition de loi vient éclairer magistralement l’ampleur du malentendu (je cite) : « A cet égard, il est essentiel de souligner la pleine autonomie de la notion de consentement en matière pénale, et plus particulièrement encore ici en ce qui concerne les agressions sexuelles. Ni l’existence d’un consentement civil – tel que celui donné au mariage, ou à la conclusion d’un PACS, ou encore par la rédaction d’un contrat préalable par lesquelles les parties conviendraient de relations et les décriraient –, ni un accord de nature commerciale – par exemple le « consentement » à un acte de prostitution en échange d’une somme d’argent – ne peuvent permettre de présumer l’existence d’un consentement. Tout au plus est-il loisible au juge de tenir compte de ces consentements pour apprécier celui donné au sens du code pénal. »
Pour revenir sur « l’argument belge » enfin, les choses ne se sont pas tout à fait passées comme les opposantes le prétendent, et il est important de le rappeler rapidement. En 2019, des députés belges introduisent une proposition de loi destinée à mettre en conformité le code pénal belge avec la convention d’Istanbul sur de nombreux points (dont le consentement libre et volontaire mais pas seulement).
Depuis longtemps, la question de la prostitution et de sa réglementation agite la société belge, essentiellement du fait de sa proximité géographique, culturelle et politique avec les Pays-Bas où celle-ci est reconnue et réglementée. Dans leur proposition de loi de 2019 (adoptée en 2022), à aucun moment il n’est fait mention de la prostitution. En revanche au vu des débats, on peut penser que les réglementaristes ont pu voir cette modification comme un danger pour leurs visées d’extension.
C’est en effet par le biais de deux projets de loi, portés coup sur coup après le dépôt de la proposition de 2019 par le ministre du travail socialiste belge qu’il a été porté atteinte à l’édifice (fragile) abolitionniste belge : la quasi-suppression du délit de proxénétisme (son encadrement dans le code du travail en 2022) puis la promulgation sur le contrat de travail du sexe en 2024. Ces deux lois sont venues littéralement neutraliser une partie de ce que le projet de modification du code pénal avait d’émancipateur pour les femmes. On voit bien donc que le lien « de cause à effet » que certaines prétendent n’existe pas dans ce sens et que ce n’est pas « du fait de l’introduction du consentement » que la loi belge a lâché, mais bien du fait de la fin de l’interdiction stricte du proxénétisme finalement.
C’est ce qui nous guette ici également. Et c’est donc d’autant plus important d’appuyer pour que la loi soit modifiée le plus précisément et le plus unanimement possible, afin justement de définir ce que doit être un « vrai » consentement en matière sexuelle, pour écarter autant que possible les situations de « oui contraint » , extorqué par le bourrage de crâne patriarcal (tu aimes être dominée, tu aimes être baisée par tous les trous), par la domination masculine, par la précarité économique ou la nécessité administrative, toutes ces situations si propices à la coercition que l’on retrouve dans tant de dossiers de viols., pour s’éloigner donc, du marchandage sexuel - marchandage que j’entends bien être une nécessité pour beaucoup, une sorte de choix, du fait de leur situation économique ou administrative, que je refuse évidemment totalement de condamner de leur chef ou de juger, mais que je considère également - et surtout - être une arme de destruction massive du patriarcat, en entérinant à vie une forme de « droit au sexe pénétratif », de « droit de jouir » finalement essentiellement hétéro (puisque les gays doivent quand même toujours le cacher et ne pas trop s'en vanter à moins qu'il soit embourgeoisé), auquel je vois un lien de parenté très proche avec le viol (ce qui nous concerne donc finalement toutes).
Ces faux arguments écartés (et je l’espère pour vous, éclairés), il devrait y avoir unanimité au sein de celles et ceux qui veulent (ou prétendent vouloir) à la fois défendre les victimes de violences sexuelles et les droits des femmes (qui vont hélas souvent de pair). Il devrait y avoir unanimité, notamment par les temps que nous traversons et que j’ai rappelés plus haut, pour revendiquer et porter ensemble la grande nécessité de cette modification et la revendication du consentement libre, éclairé, volontaire, compte tenu des circonstances, et dire ce qu’il n’est pas ou ne peut pas être.
Car tel est l’enjeu du texte (si vous n’avez pas encore lu la proposition je la mets en note de bas de page, lisez-la au lieu de rester sur des on-dits***).
Le consentement a été au centre de la révolution de 1789 : consentement au pouvoir, consentement à l’impôt. Il n’y a pas de consentement qui ne découle de ce consentement politique. Les femmes en ont été exclues d’emblée. Les femmes sont en réalité exclues de la citoyenneté réelle. De nombreux travaux nous le montrent aujourd’hui. Cette proposition de loi est aussi une tentative pour le faire revenir au centre du débat. Car le rapport sexuel est au cœur de notre société en tant que fondement du patriarcat comme philosophie politique.
Oui les femmes peuvent consentir, oui elles doivent être reconnues comme des êtres dotées de la capacité de consentir et leur consentement doit être sollicité et pris en compte s’il remplit les conditions qui permettent d’en garantir la liberté et donc la validité. Cette proposition de loi est donc aussi une proposition de loi qui devrait permettre aux femmes d’entrer un peu plus dans la citoyenneté politique. Telle qu’elle est rédigée et telle qu’elle doit être défendue, elle a une visée profondément anti-obscurantiste et devrait donner lieu à d’immenses rassemblements d’explications et de soutien partout en France. C’est la droite continuation de ce qui a commencé à se lever avec l’inscription de la liberté d’avorter dans la Constitution.
Le mouvement féministe français est à un tournant. Céder aux sirènes réactionnaires et sectaires pour des raisons qui relèvent en réalité souvent de conflits d’ego et de micro-pouvoirs sera notre enterrement politique à TOUTES, où les tenants du masculinisme viendront pisser sur nos tombes, à TOUTES****.
* Nom de la dictature instaurée aux USA dans le roman de M. Atwood, « La servante écarlate », reposant sur les piliers du fanatisme religieux chrétien et du complexe militaro industriel, illustration maximale de la domination masculine comme doctrine d’Etat
** « Hors le cas prévu à l'article 222-23, constitue également un viol tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, ou tout acte bucco-génital commis par un majeur sur la personne d'un mineur de quinze ans ou commis sur l'auteur par le mineur, lorsque la différence d'âge entre le majeur et le mineur est d'au moins cinq ans ».
*** https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/textes/l17b0842_proposition-loi#
**** Même celles qui sur le moment penseront avoir « gagné » en bloquant « le consentement ».