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Billet de blog 29 janvier 2025

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Sur la justice des violences sexuelles : critique de l'ouvrage de G. de Lagasnerie

Le privé est politique. On ne peut pas penser la question de la justice et de la répression pénale des violences sexuelles sans penser la construction de la citoyenneté et de l'Etat au prisme du genre.

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Il y a deux manières de penser les violences sexuelles du point de vue du droit français : ce sont des violences privées ou ce sont des violences politiques. Elles n’interrogent que le droit criminel ou, elles interrogent le rapport de l’État à la citoyenneté des victimes, et le rapport des victimes à l’État.


De mon point de vue, ces violences sont aussi (d’abord ?) des violences politiques et elles interrogent le rapport à l’État. C’est une des raisons pour lesquelles, sur ce sujet en tout cas, je ne saurais partager l’engouement autour du dernier ouvrage de M. De Lagasnerie. Parce qu’il fait cruellement l’impasse sur une pensée de l’État pour et par les femmes et les enfants « contre » les hommes en tant que représentants de la masculinité et titulaires exclusifs d’une « vraie » citoyenneté, et qu’il reste aveugle aux fondements libéraux et contractualistes qu’il promeut, et donc, à la désintégration de ce qu’il reste de la chose publique, au profit unique des « forces du marché ».


Ces aspects, je les développerai dans mes travaux de recherche, dans mon travail de thèse, ici, ce sera évidemment assez bref et ramassé, et cela ouvrira donc plus de questionnements que ça n’en résoudra. Par ailleurs, j’aborderai aussi certains aspects de ce sujet dans le petit opus que les éditions La Meute me font l’honneur de publier le 6 mars prochain « Il faut faire confiance à la justice » (pour déconstruire certaines idées reçues justement sur le recours à la justice, mais aussi pour envisager le futur et donner un peu d’espoir aux victimes).


D’abord j’aimerais rappeler un fait : nos prisons ne sont pas remplies de délinquants ou de criminels sexuels, loin s’en faut. Elles sont majoritairement remplies de personnes condamnées pour les infractions routières, des infractions liées aux trafics (essentiellement, de stupéfiants), aux atteintes aux biens… puis viennent les violences contre les personnes, dont une partie minoritaire comprend les violences sexuelles. L’usage de la détention provisoire, qui on le sait vaut régulièrement à la France des mauvaises notes de la CEDH tant nos magistrats en abusent, est rarissime en la matière (et je ne dis pas qu’elle doit devenir automatique, mais enfin si il y a bien un domaine dans lequel elle peut être justifiée, c’est dans le cadre de ces violences, notamment quand elles ont lieu dans le cadre intrafamilial). C’est essentiel de le garder en tête pour penser ce sujet.


Je précise également que je suis fondamentalement opposée à "l'ultra-sévérité" d'apparence, par exemple, à l’imprescriptibilité - car la prescription est un sujet par essence politique et comme justement, je souhaite pouvoir continuer à « investir » l’État, je souhaite aussi que ses pouvoirs, si nous les restaurons, ne soient pas absolus. Les droits de la défense et les garanties du procès équitable sont essentiels à mes yeux. Depuis toujours. Or, nous savons que ce qui est modifié de nos droits fondamentaux « au nom des victimes de violences sexuelles » est en réalité très souvent d’abord employé pour harceler à des fins politiques des opposant-es, comme des syndicalistes (Charles Hoareau, Xavier Mathieu en leur temps en avaient fait les frais pour leurs actions syndicales, on avait voulu prélever leurs ADN ; de nombreux militant-es anti-nucléaires opposé-es à la poubelle souterraine CIGEO en ont fait les frais à Bure…).


L’autre angle mort du travail de Lagasnerie est à mon sens son aveuglement quant aux modifications profondes traversées par l’État ces 30 dernières années, notamment (mais pas uniquement) sous l’impulsion du libéralisme européen (qui est le gouvernail de la construction européenne). Ne pas voir que l’État est désormais dépouillé de quasiment toutes ses prérogatives relatives à l‘intérêt général non répressif et aux services publics, pour se concentrer de plus en plus exclusivement sur le seul régalien répressif et financiariste afin de servir les intérêts privés, est très ennuyeux dans une telle réflexion. 


Ne pas envisager le prisme du genre comme devant déterminer toute question liée à la citoyenneté, à l’État, à la place des individus dans l’État, et passer littéralement sous silence les nombreux travaux, essentiellement féministes, qui en France ou ailleurs, interrogent la nature de l’État et son rapport au genre et notamment aux femmes, la place des femmes et le rôle de cette place dans la création de l’État… et donc, ne pas mettre en discussion l’utilité éventuelle pour les femmes et les enfants, non pas d’encore moins d’État mais bien davantage d’État, d’État social, d’État « d’intérêt général » calé sur des objectifs de lutte contre les discriminations et de préservation des intégrités, est très révélateur du fait qu’il ne suffit pas de « déconstruire la masculinité » pour réussir à penser à la place de l’autre, non pas contre mais avec lui/elle, l’Autre étant ici enfant, femmes, victimes de violences sexuelles. Ainsi on ne s’interrogera pas sur ce que la place et le traitement des violences sexuelles, violences de genre par essence, dans l’État, révèlent de grave discrimination systémique ab initio dans le « contrat social », à leur encontre. C’est problématique, car on va ainsi promouvoir (consciemment ou pas) aussi l’accaparement d’un aspect essentiel de la « chose publique » par les entreprises privées, puisque l’État régalien « au service du social » disparaît, au prétexte que « il n’a plus d’argent donc plus de moyens ». Mais ne nous y trompons pas, avec la promotion de la « justice non répressive » c’est -à-dire restaurative par exemple, ce sont des sociétés privées qui finiront par gérer ces aspects (par exemple pour les victimes de pédocriminalité dans l’Église, c’est elle-même, pourtant responsable, qui gère les indemnisations), et encore une fois, tout ceci sera privatisé, alors que le combat essentiel des féministes depuis 40 ans à mon sens est de publiciser puisque LE PRIVE EST POLITIQUE. Et que ça, il faut l’entendre un jour, bon sang!


Évidemment donc, des femmes et des enfants, qui n’ont pas de position politique égale symétrique aux hommes qui les violentent dans notre société, pour différentes raisons (et sans bien-sûr « essentialiser ») ne peuvent avoir ni les mêmes intérêts ni les mêmes objectifs, en tout cas du point de vue féministe. La position Lagasnerie c’est oublier que contrairement aux trafics de stup sans doute, les violences sexuelles sont un instrument d’oppression et de discrimination d’une classe sur une autre. Sa position sur le sujet est à mon avis la même que celle qu’occupent les instances syndicales qui font la promotion du « dialogue social » et parlent de « partenaires sociaux », gommant ainsi le fait qu’entre un salarié et son patron, il n’y a pas d’égalité réelle (et donc que ledit « dialogue » n’est pas un dialogue en réalité, d’où la question du rapport de force).
Pour conclure ce court exposé d’une piste de réflexion, je dirais que les victimes de violences sexuelles, parce que ce sont quasi exclusivement des enfants et des femmes victimes d’hommes, ont non seulement un grand besoin de Justice d’État(pléonasme, en réalité) y compris répressive (ce qui n’est pas un appel à la barbarie d’État, je précise), mais que c’est peut-être même par leur prise en compte que l’on peut ranimer une pensée de service public et d’antilibéralisme en France.


Ce qui ÉVIDEMMENT ne signifie pas le moins du monde (et au contraire) que le seul credo doive être l’augmentation de la durée des peines ou la dégradation des conditions de détention (évidemment, et on s’en doute sans que je le dise, la « pensée » de M. Darmanin sur le sujet des violences sexuelles est une fumisterie, pour différentes raisons). J’y suis déjà revenue ailleurs mais je le rappelle ici: il vaudrait mieux que le répressif ait un minimum d’efficacité concrète, que 12 000 plaintes sur les 13 000 déposées pour viol (ch. 2018 par ex.) soient poursuivies et donnent lieu à des condamnations de l’ordre de 7 ans en moyenne, que ces 1200 condamnations sur 13 000 plaintes à une moyenne de 10 ans avec des peines allant de temps à autre jusqu’à 15 ou 20 ans, après avoir infligé 6 ou 7 ans de procédure aux plaignant-es, ce qui ne fait en outre que confirmer la mythologie du « fait individuel ».
 

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