Ce billet sera peut-être l'occasion d'une surprise pour certain.e.s mais notre droit pénal est bourré d'atteintes à la présomption d'innocence, ce qui faisait écrire à D. Inchauspé dans son très bon ouvrage Dans un procès on n'est pas innocent, on le devient, que "la présomption d'innocence existe pour faire oublier que le droit pénal vous présume coupable" (je cite de mémoire, in "L'innocence judiciaire" Éditions PUF- Questions judiciaires).
La garde à vue ? atteinte à cette présomption et atteinte à la liberté d'aller et venir sur la base de simples soupçons.
La mise en examen? atteinte à cette présomption et à la réputation voire, s'il y a contrôle judiciaire, à la liberté d'aller et venir, à des libertés politiques (interdiction de manifester...) sur la base d'indices graves ou concordants.
La détention provisoire ? Idem !
Quant à l'impartialité des juges qui jugent, je renvoie volontiers sur ce sujet à l'excellente parution en 2015 « Des juges sous influence » (1), des Cahiers de la justice publiés chez DALLOZ s'étaient penchés sur la question. Ou comment le magistrat est guidé par ses opinions, son histoire ou sa fatigue (le fameux "petit-déjeuner" du juge) quand il prend des décisions. Mais contrairement à nos homologues américains, qui en parlent et s'y forment très librement, les professions judiciaires (avocats, magistrats, greffiers...) en France refusent en majorité catégoriquement d'aborder la question de leurs biais et de leurs préjugés.
L'expression "justice de classe" ou "justice patriarcale" reste ainsi un slogan qui sert à réunir certains ou discréditer les autres, nonobstant le ferment de réalité qu'il recouvre.
C'est donc non sans amusement (mais quand-même avec énormément d'agacement) qu'à l'occasion de "l'affaire Abad" (il faudrait plutôt dire "la non-affaire" puisque, comme d'autres avant lui, nonobstant des accusations précises et circonstanciées de femmes mises à jour dans plusieurs enquêtes journalistiques, le ministre restera tranquillement à sa place après avoir été à peine secoué pendant 72 heures), on a pu lire et entendre à nouveau les mêmes inexactitudes, les mêmes éléments de langage et, je vais le dire, de propagande politique, sous la plume ou dans la bouche de certain.e.s, essentiellement avocats pénalistes, notoirement proches du "premier cercle" de notre actuel Garde des Sceaux (qui, on le sait, n'est pas un ami des féministes, ces "follasses", ni même des victimes lui qui pourfendait, avocat, "l'idéologie victimaire", la "société puritaine et moralisatrice"....).
Dans cette "non-affaire" donc, où beaucoup d'énergie a été dépensée (une tribune par-ci, un plateau par-là, certaine.s continuant à penser manifestement qu'être exceptionnellement du côté des parties civiles à telle occasion ou dans tel procès, leur offrirait une licence pour dire n'importe-quoi) pour "sauver le soldat Abad", on a fait assaut de mauvaise foi pour cacher les faits objets de plainte ou de dénonciation derrière un principe qui n'en peut mais d'être maltraité dix fois par jour, fut-ce par d'éminents ténors du barreau.
Pour moi, ce fut surtout l'occasion de constater qu'à ce jour encore, à ma connaissance, aucune des actions à la disposition du "dénoncé" pour préserver la présomption de son innocence ou protéger l'intégrité de sa réputation, n'a été utilisée. C'est fort étonnant. N'est-ce pas plutôt là l'office d'un bon avocat ? N'est-ce-pas notre terrain de prédilection? Et de la même manière qu'on renvoie systématiquement les victimes à former des plaintes, ne devrait-on pas d'abord exiger des dénoncés qu'ils passent eux aussi par la justice ? La technique choisie (l'interview, la tribune...) en dit long sur la nature réelle de cette campagne qui est bien une campagne politique et militante.
Que les avocats soient des militants politiques ne m'a jamais dérangée (je ne vois pas bien en réalité, comment il pourrait en être autrement, même chez les fiscalistes, le Droit étant éminemment, fondamentalement, un objet politique, malgré de vaines tentatives positivistes pour en faire un artefact neutre ou des naturalistes pour le sacraliser). Je crois simplement qu'un minimum d'honnêteté et de transparence ne nuit pas.
Militantisme masculiniste (que certain.e.s en aient conscience ou pas, c'est bien dans ce courant que s'inscrivent leurs prises de position et même si on se prétend féministe, même si on a été une militante des droits des lesbiennes, oui, "même ainsi" on peut un jour, du fait de certaines positions dans d'autres champs, se retrouver alliée "du côté du manche"), le masculinisme étant un courant politique non pas seulement antagoniste du féminisme mais fondé sur l'objectif de balayer, et les avancées des droits des femmes, et celles qui généralement les obtiennent c'est à dire les féministes.
Un discours militant qui n'a pas bien digéré que la commission installée sur ce sujet l'an dernier et présidée par une ancienne grande Garde des Sceaux, ne lui ait pas donné le "poids de chair" qu'il espérait. Au contraire, sur un réseau social il y a quelques jours encore, l'un des membres de cette Commission (par laquelle j'ai été entendue) s'étonnait qu'on en soit arrivé à prétendre que la présomption d'innocence aurait eu pour effet ou pour objet de protéger de leur mise en cause des hommes accusés par des femmes de violences sexuelles.
Ce ne sont donc pas des données du droit positif que l'on vous propose dans ces péroraisons médiatiques, chers lecteurs, chères lectrices. Ce n'est pas "le droit tel qu'il est" mais "le droit tel qu'on aimerait qu'il existe". On peut ensuite couvrir pudiquement cette mystification de son épitoge herminée, de ses titres, de ses positions de classe dans une profession, ça ne changera rien. Ce n'est même pas ce que la cour européenne des droits de l'homme viendrait dire! Non. C'est de la propagande, destinée à faire changer le droit sur ce point.
Je ne reviendrai pas ici en détails sur les désormais nombreux arrêts de la cour de cassation (arrêts qui doivent bien embêter nos thuriféraires de la présomption d'innocence) qui depuis près d'un an désormais vient rappeler inlassablement à l'occasion de procès en diffamation, que la présomption d'innocence n'est pas un absolu balayant tout sur son passage mais un principe fondamental circonscrit à certaines situations et à mettre en perspective et en balance avec d'autres: l'intérêt général, la liberté d'expression, le droit à l'information etc.
J'aimerais enfin dire un mot sur un point important qui me semble encore plus révélateur de cette propagande: celui du délit de dénonciation calomnieuse.
"Bizarrement", et alors que ce délit, malgré des modifications importantes obtenues par différentes associations féministes - dont l'AVFT et le Collectif national pour les droits des femmes, pourrait être considéré comme violant encore à certains égards la présomption d'innocence ou d'autres droits fondamentaux, ces belles âmes ne s'insurgent jamais à son encontre. Je ne peux croire que c'est parce que ce délit abject est régulièrement retourné par des hommes mis en cause contre les plaignantes (vous savez, ces femmes à qui on dit perfidement qu'on ne les croira que "si" elles vont porter plainte, c'est à dire, vont se jeter sous les roues d'un camion appelé "diffamation" et "dénonciation calomnieuse"), et que la plupart des ces professionnels de justice sont plus généralement du côté des mis en cause que du côté des parties civiles (ils ont bien raison, ne serait-ce que parce que les femmes gagnent aujourd’hui 20 % de moins que les hommes, c'est bien plus rémunérateur, et dans une société patriarcale, c'est aussi plus facile).
Enfin, j'aimerais rappeler qu'il n'y a pas que le droit pénal dans la vie d'une accusation. Il y a aussi le droit du travail, le droit de la fonction publique, les procédures disciplinaires. Je sais que notre profession n'en est pas friande et que le rêve de certain.e.s est que cela n'existe plus (surtout depuis la décision d'un conseil de l'ordre courageux, alors, à l'encontre de l'un des siens). Mais voilà. Cela existe. Cela existe de manière autonome au droit pénal. Et heureusement (car on ne le dira jamais assez: la nature des autorités de poursuite et de leurs procédés, et le contenu actuel des textes de droit ne sont pas favorables aux victimes et favorisent mécaniquement les classements sans suite, même "de bonne foi").
C'est un combat de toujours d’associations féministes, de certains professionnels du droit et de certains syndicats, que les procédures disciplinaires existent et aillent à leur terme, y compris par une sanction disciplinaire, au terme d'une enquête interne, en général aujourd'hui obligatoire, "même si" (comme dans plus de 80 % des cas) la plainte pénale, lorsqu’elle existe, débouche sur un classement sans suite ou même lorsque la plainte pénale n'existe pas. C'est un combat important. Une avancée réelle.
Sur ce sujet de la "présomption d'innocence" chers lecteurs, chères lectrices, je vous invite donc à ne pas céder au chant de certaines sirènes, dont les beaux atours cachent des intentions moins avouables, et à regarder les choses en face.
En France, actuellement, dans son architecture globale, cette présomption est très largement respectée, (en tout cas, à l'égard des députés et des ministres et notamment dans les affaires impliquant des hommes blancs dans des accusations de violences sexuelles), et les procédures qui existent actuellement pour s'en faire rendre justice, très peu utilisées, même par ceux qui en ont les moyens. Et lorsqu'elle fait l'objet de violations illégales (ce qui est très grave et arrive régulièrement en France) comme par exemple, lorsqu’un ouvrier est mis en examen parce qu'il appartient à une forte corporation syndicale alors que ce n'est pas son ADN qu'on a trouvé sur les lieux d'une manifestation mais bien celui d'un autre mis en cause, ou alors lorsqu'on arrête des gens en fonction de leur allure ou de leurs convictions politiques dans un périmètre particulièrement surveillé (parce qu'il est dans le ressort d'un projet d'enfouissement de déchets nucléaires par exemple), en général, vous n'en entendez pas parler, on est bien seuls, et il n'y a pas grand monde pour s'en émouvoir.
Qu'au moins celles et ceux qui hurlent constamment à sa violation aient le courage et l'honnêteté de dire les choses clairement et en face: cette présomption telle qu'elle existe ne leur suffit pas, et ce qu'ils ou elles réclament c'est une modification du droit positif....
Au moins les féministes elles, ne se cachent pas quand elles revendiquent que le droit change!
A bon entendeur.