(Suite de la séance du 21 mai 1871.)
– Lecture par Grousset, membre de la deuxième Commission exécutive, de la dépêche relative aux tranchées d’Ivry –
«Guerre à Exécutive. Avec tous les tripotages dans les arrondissements et tous les pourparlers de suspension d’armes, sans me prévenir, la tranchée d’Issy a été abandonnée par nos hommes et prise par les Versaillais; c’est désagréable. Ne divisez pas le commandement et surtout punissez les traîtres ou laissez-les punir.»
Il nous parut qu’attribuer la prise des tranchées d’Issy à la suspension d’armes de Neuilly, c’était faire trop bon marché du lion sens de la Commune et de la Commission exécutive. C’est sur cette dépêche que nous avons donné l’ordre d’arrestation.
CLUSERET. Si vous voulez, je vais commencer par cette dépêche. La dépêche au sujet du fort d’Issy n’était pas faite en ce moment. Je venais de recevoir une dépêche de Dombrowski, me disant qu’il y avait armistice conclu avec l’ennemi sur toute la ligne, que les hostilités étaient suspendues. C’est alors que j’envoyai à la Commission exécutive une dépêche la priant d’accepter ma démission, si les généraux, qui étaient sous mes ordres, traitaient ainsi avec l’ennemi sans me consulter. Alors, je reçus une autre dépêche m’annonçant que deux barricades, qui se trouvaient entre Vanves et Issy, avaient été surprises la nuit, que les hommes avaient cru à une suspension d’armes. J’étais exaspéré de voir ces suspensions d’armes et je ne pouvais pas ne pas rapprocher ces deux dépêches.
VIARD. Vous me paraissez oublier la scène qui eut lieu ici après la prise du fort d’Issy. Je demandai à Cluseret quelle était la situation militaire. J’avais lu sa lettre à Gambetta et je lui croyais une grande intelligence militaire. Toutes les fois que nous avons demandé des renseignements sur la situation, nous n’avons jamais pu le savoir. Le mot trahison a pu être dit, quand nous avons su qu’il avait traité avec les Prussiens. À propos de Mme Darboy, il y a eu des choses qui n’ont pu être éclaircies. L’arrestation eut lieu, comme l’ont dit Vaillant et Grousset, à propos de la dépêche. On vient, à la légère, douter des raisons qui ont motivé l’arrestation. Mais, je le répète, le rapport est insuffisant; il faut qu’une accusation nette soit formulée, ou bien que l’on vote la mise en liberté pure et simple; nous ne pouvons nous en tenir à un rapport qui n’a même pas de conclusions.
AVRIAL. Je ne fais pas un crime à la Commission exécutive d’avoir fait arrêter le citoyen Cluseret; depuis longtemps, on faisait des rapports à cette Commission, pour l’engager à arrêter le délégué à la Guerre. J’accuse la Commission d’enquête de ne pas s’être entourée d’hommes spéciaux, de façon à savoir si Cluseret était coupable ou non. On l’accuse aussi de n’avoir pas organisé la défense des forts; le citoyen Cluseret pouvait-il le faire ? Il fallait des hommes spéciaux, je le répète. Je n’accuse pas seulement la Commission; la Commune a aussi sa part de responsabilité.
LE PRÉSIDENT. Ce qui a surtout retardé la confection du rapport, c’est qu’on attendait un témoin, qui était allé à Versailles et qui n’est point revenu. La parole est au citoyen Cluseret.
CLUSERET. En ce qui concerne le fort d’Issy, je m’y suis rendu, le 28, accompagné du chef du génie, pour voir dans quel état il était, faire les réparations nécessaires et connaître l’état de la garnison. Là, j’ai vu Mégy et ses officiers et je suis monté sur les remparts; j’ai visité les casemates hautes, faites temporairement pour abriter les canonniers. Elles étaient en bon état. J’ai trouvé 850 coups à mitraille, autant à obus, pour pièces de 7. J’ai porté ces coups à 2.000; il y avait encore une autre somme totale, qui dépassait un millier de coups. En somme, il y avait dans le fort plus de 3.000 coups. Il n’y avait qu’une compagnie de génie; je l’ai fait tripler. J’ai fait établir un pont; j’ai envoyé une certaine quantité d’artilleurs, cent environ.
Je me suis couché à deux heures du matin, après m’être assuré que chacune de mes prescriptions avait été exécutée. Quant aux artilleurs, c’est le Comité central qui s’en occupait; il eût fallu qu’ils fussent casernés à l’École militaire, ils n ’ont pas voulu obéir; quels moyens de répression avais-je? aucun; ni gendarmerie, ni sergents de ville pour les faire marcher.
Rappelez-vous que, quand je suis arrivé au ministère, il n ’y avait rien; j’ai eu tout à faire, à organiser. Le jour où vous avez supprimé la Cour martiale, j’ai dit au citoyen Delescluze que l’on m’enlevait l’outil nécessaire pour les forcer à obéir à mes ordres. Voici ce qui se passait: sur 1.500 à 2.000 hommes commandés, 500 à peine arrivaient aux portes. Pouvais-je aller les forcer à marcher? Évidemment non. J’ai fait tout ce qu’il était possible de faire; je faisais surveiller chaque départ par les officiers de police. J’en reviens à la Cour martiale.
Vous avez eu à vous en plaindre; mais je vous ferai remarquer qu’elle n’était pas dirigée par moi; que, d’un autre côté, elle s’est trouvée malheureusement avoir à frapper sur des citoyens, réputés comme excellents, qui s’étaient mis dans le cas de filer devant l’ennemi.
En résumé, la suppression de ce tribunal m’a paralysé. Rossel m’a, à la suite de cette mesure, refusé le service et alors j’ai eu tout à ma charge. Si je n’ai pas pourvu au remplacement de Rossel, c’est que je ne savais qui prendre et que, comme il a des qualités militaires incontestables, je croyais pouvoir l’utiliser un jour ou l’autre. Je poursuis. Le 29, Mégy me dit que la garnison du fort d’Issy est dans le meilleur esprit et le 30 m’arrive, comme une bombe, Une dépêche qui me demande 10.000hommes. C’était de la folie: comment! 10.000 hommes pour renforcer une garnison de 500 hommes? Je répondis cependant: «Tenez bon, j’arrive avec renforts.» Je pris à l’École militaire les forces qui y étaient disponibles de l’artillerie et, arrivé sur le terrain, je remis les tirailleurs à leur place et, avec le 187e bataillon, je repris le fort; peu après, arrivaient d’autres renforts avec La Cécilia.
J’ai donc fait tout ce qui était possible de faire dans les circonstances où nous nous trouvions. Le fort était, à cette époque, tellement tenable, qu’il a tenu encore neuf jours et, si j’étais resté à la Guerre, il tiendrait encore. Dombrowski m’écrit ensuite que, d’accord avec l’ennemi, le feu cesserait de part et d’autre, que chacune des parties pourrait le reprendre quand bon lui semblerait. C’était là une convention tout à fait anti-militaire que l’on avait faite sans me consulter.
Puis, l’on m’écrit que, du côté de Vanves, l’on vient d’être surpris. Je reçus en même temps une dépêche de Mégy me disant qu’il était tourné, qu’il enclouait les pièces et qu’il abandonnait le fort, prenant tout sous sa responsabilité, ajouta-t-il. Je crus vraiment qu’il était fou et je lui écrivis immédiatement ab irato, sous l’impression des nouvelles que je recevais d’autre part et dans lesquelles je voyais que chacun agissait à sa guise, sans même me consulter, moi qui, en somme, avais toute la responsabilité. Pour ce qui est du mouvement séparatiste de la Savoie, je vous répète ce que j’ai déjà dit : je n’en connais pas le premier mot.
MIOT. Quelle est la personne qui vous aurait proposé un million?
CLUSERET. Personne! À l’époque où les Américains ont quitté Paris, il leur a fallu des laissez-passer et je me suis naturellement trouvé en relations avec eux. Peut-être à cause de ma position en ce moment, et dans le courant de la conversation, m’auront-ils dit : « ous ne valiez rien hier, mais aujourd’hui vous valez un million.» Si, j’en ai parlé au citoyen Delescluze, cela ne peut être que dans ce sens. J’ajouterai que, si l’on m’avait fait cette offre, non·seulement je l’aurais refusée, mais j’aurais immédiatement arrêté celui qui m’aurait fait une pareille proposition.
MIOT. Je dois cependant vous dire que ce qui me paraît prouver que vous attachiez quelque importance à ce fait, c’est que vous en avez parlé à plusieurs personnes.
CLUSERET. Je viens d’expliquer à l’instant comment j’ai pu en parler et dans quel sens.
MIOT. Vous auriez proposé à Ledru-Rollin de se rallier aux d’Orléans. Le citoyen Delescluze l’a annoncé ici, devant toute la Commune, comme un fait positif.
CLUSERET. Je ferai remarquer qu’à l’époque où remonterait ce fait, je ne me trouvais pas en rapport avec le citoyen Delescluze et que, par conséquent, il n’a pu en parler que sur des on-dit.
LANGEVIN. Je crois que Je citoyen Miot a mal rendu la pensée du citoyen Delescluze. Cluseret aurait écrit à Ledru-Rollin pour lui signaler le programme des d’Orléans en l’invitant à y adhérer.
CLUSERET. Tout cela remonte à environ onze ans et je ne puis parfaitement me rappeler comment les faits ont pu se passer. Cependant, à l’époque où je me trouvais dans l’armée américaine, je n’ai eu avec les d’Orléans d’autres rapports que ceux d’un supérieur avec ses inférieurs. J’étais colonel d’état-major et les d’Orléans étaient capitaines dans la même armée. Jamais je ne les ai traités comme des princes; ils n’étaient pour moi que des citoyens, position qu’ils accèptaient parfaitement. J’ai dès lors pu écrire à Ledru-Rollin que les d’Orléans faisaient des professions de foi très libérales; mais il ne m’est jamais venu à l’idée de chercher à le rallier à leur cause, n’étant pas moi même orléaniste.
MIOT. La cinquième question est relative à l’organisation des quarante bataillons.
CLUSERET. J’avoue que j’ai été trompé dans cette affaire. Cela tient à ce que je n’étais pas à Paris pendant le siège. Si j’avais connu l’état de la Garde nationale, je ne me serais pas chargé de cette organisation. On m’a dit : «Les compagnies de guerre existent; reformez-les en ajoutant les contingents et vous aurez une armée avec laquelle vous pourrez faire des sorties.» C’était mon but. J’ai donc lancé le décret. Quand je me suis aperçu de l’état des choses, il était trop tard pour y revenir; j’ai donc continué. Seulement, quand le citoyen Grousset me dit que, chaque fois que la Commission exécutive demandait des informations, je ne savais que répondre, je ne suis pas de son avis. La Commission exécutive m’a demandé, une fois seulement, la situation. J’ai rapporté celle du jour. Elle n’était pas très satisfaisante. II y avait treize jours que la formation était en voie d’exécution et vous savez que, dans les formations, les premiers jours on a l’air de ne rien faire du tout. Depuis, j’ai pu habiller 9 et 10.000 hommes chaque jour. Le jour où j’ai été arrêté, il y avait 41.000 hommes organisés, armés, équipés et prêts à marcher, tandis que, le jour où vous m’avez demandé le chiffre, il n’était que de 13.000. Ce n’était pas ma faute et je voulais demander au citoyen Delescluze s’il peut agir beaucoup plus vite que moi. Mon point de départ était faux. Je le reconnais et, si j’avais connu la situation de la Garde nationale, j’aurais conservé les légions et j’aurais tâché de les grouper d’une façon ou d’une autre pour arriver à la mobilisation.
(Marques d’approbation.)
MIOT. La sixième question est relative à l’abandon du pont de Neuilly. Il y a eu négligence dans la défense : on aurait dû le faire sauter.
CLUSERET. Le hasard m’a fait tomber ce matin sur un ordre dont je vais donner lecture:
«Quant à Neuilly, cet objectif de nos adversaires, je l’ai formidablement fortifié et je défie toute une armée de l’assaillir. J’y ai placé un homme intelligent et ferme, le citoyen Bourgoin; il y tient d’une main sûre le drapeau de la Commune et nul ne viendra l’en arracher.
«JULES BERGERET, général commandant la Place.»
C’est daté du 5 avril. À la date où ceci était imprimé, le pont de Neuilly était évacué et Bourgoin tué.
PLUSIEURS MEMBRES. C’est vrai!
OSTYN. Mon bataillon, le 114e, a quitté le pont de Neuilly, le 5.
CLUSERET. J’ai été nommé au Ministère de la Guerre le 3 au soir, quand on battait le rappel pour cette fameuse expédition. La seule part que j’y ai prise a été pour en arrêter les effets désastreux. Je n’avais alors que la moitié du Ministère de la Guerre et je n’avais pas le pouvoir d’arrêter l’expédition même; mais j’ai fait ce que j’ai pu.
Prévoyant les plus grands dangers, surtout du côté du Mont-Valérien, j’ordonnai aux deux colonnes de se rejoindre au rond-point. Là, nous gardions le pont et nous infligions un juste châtiment aux Versaillais. Mais, chaque fois que vous aurez fait subir à des troupes un échec qui dépendra des chefs, vous êtes sûrs de perdre, non seulement les positions conquises, mais encore les positions que vous occupiez avant. Le lendemain 4, j’étais encore à Issy quand Vermorel et d’autres sont venus me chercher ici.
Le 5, j’ai envoyé l’ordre à Bergeret de faire sauter le pont. Mais, vous le voyez, on n’a même pas pu faire sauter le fort d’Issy. Il n’y avait qu’un homme, du nom de Dufour, sous la porte d’entrée avec un baril de poudre. Avec cela, il pouvait se faire sauter, mais le fort, jamais! Je l’ai embrassé, parce que j’ai été tellement étonné de cette naïveté héroïque que les larmes me sont venues aux yeux. J’ai cherçhé et je n’ai trouvé aucune trace de mines. J’avais aussi ordonné de faire sauter le pont du chemin de fer. Dombrowski s’y est opposé; il m’a dit qu’il l’avait fait miner et qu’à la première occasion il le ferait sauter. Je n’avais donc plus rien à dire.
MIOT donne lecture de la question relative aux affaires de Lyon.
RASTOUL. Mais on devait avoir des renseignements sur le citoyen Cluseret, quand on l’a nommé à la Guerre. C’était alors qu’il fallait prendre des renseignements.
LEFRANÇAIS. Je faisais partie de la première Commission exécutive. Le général Cluseret vint à la réunion de cette commission avant de passer ministre de la Guerre. Ce fut moi qui témoignai beaucoup de répugnance à ce que Cluseret fût délégué unique à la Guerre et je l’interrogeai sur les événements de Lyon et de Marseille. Ces explications ne me parurent pas concluantes en faveur du rôle que joua le citoyen Cluseret. Cependant, je signai… Le hasard voulut que ce fût moi qui signai la nomination du citoyen Cluseret. Le citoyen Cluseret me paraît complètement absous et on ne peut lui jeter ces deux faits à sa charge.
CLUSERET. Je n’admets pas que quelqu’un puisse me juger d’une façon fâcheuse à propos des événements de Lyon. Les mêmes circonstances reviendraient que je ferais encore la même chose.
JOURDE. Je voudrais bien que le débat ne s’égarât pas: mais, vraiment, on dirait qu’on fait plutôt le procès à la deuxième Commission exécutive qu’au général Cluseret. Il me souvient que, lors de l’affaire de Châtillon, qui a si vivement impressionné l’opinion publique, en rentrant je couchai à la Préfecture de police, où je trouvai le citoyen Cluseret tranquille dans son lit. Ce fait m’impressionna profondément. Enfin, partout où j’ai rencontré le citoyen Cluseret, je l’ai trouvé insuffisant ou extrêmement indolent. Dans la nuit de la prise du fort d’Issy, nous nous sommes consultés pour procéder à son remplacement; mais, le cas paraissant très grave, nous avons cru prudent et nécessaire de procéder à son arrestation.
CLUSERET. En effet, je couchai à la Préfecture de police, après que mon aide de camp fut venu me dire que tout était fini. Le malheur, dans cette défense, c’est que chacun aggrave le mal et que tout individu qui se plaint trouve de l’écho.
BILLIORAY. Nous prions l’assemblée d’avoir séance demain, parce que nous venons de recevoir une note des conseils municipaux réunis à Lyon, représentant dix-sept départements.
(Oui! Oui!)
(À suivre.)
Le site de Michèle Audin
https://macommunedeparis.com/

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