(suite et fin de la séance du 21 mai 1871.)
Lecture par Camille Lamache d’un extrait de L’Insurgé de Jules Vallès.
https://vimeo.com/224760164
[Non identifié]. Les agissements du citoyen Rossel étaient déjà pour moi la cause d’une partie du désordre; en revenant, je lui ai prédit qu’il arriverait malheur, s’il n’avait dorénavant une autorité plus explicite. Je lui fis remarquer que la batterie, placée au Trocadéro par le génie du citoyen Rossel, était pernicieuse pour passer, sans pouvoir atteindre le Mont Valérien qu’elle avait à atteindre; il la fit enlever. Ce que je dis ici, c’est pour rendre hommage à l’intégrité et au dévouement du citoyen Cluseret et pour regretter que la Commune mette ses membres à Mazas, plutôt qu’à Sainte-Pélagie, surtout lorsque l’on n’est pas plus certain de la culpabilité.
COURBET. Je vote son élargissement. Sur l’invitation du citoyen président, le citoyen Cluseret se retire.
AVRIAL. Je demande l’appel nominal sur l’acquittement du citoyen Cluseret. La non-culpabilité est indiscutable. Il est clair qu’il n’y a rien, absolument rien, à lui reprocher.
VAILLANT. Je n’ai personnellement rien à reprocher au citoyen Cluseret; je veux parler simplement dans l’intérêt général, qui nous a fait procéder à son arrestation, intérêt qui demande encore aujourd’hui qu’il ne soit pas mis en liberté, parce qu’en ce moment la situation est à peu près la même qu’il y a trois semaines, au moment de l’arrestation. Le citoyen Cluseret est peut-être moins dangereux aujourd’hui, mais point dans la mesure que vous croyez. Remarquez que Cluseret était le chef de Rossel; or, les actes de ce dernier sont venus compliquer sa situation. Ne faisons rien qui puisse nous nuire; la prudence politique nous commande de retenir Cluseret jusqu’à la fin de la guerre, de l’éloigner de la scène où il a eu un pouvoir immense.
VERMOREL. Je tiens à déclarer tout d’abord que la Commission exécutive n’est pas en cause dans cette affaire; elle a bien fait d’arrêter Cluseret, et, si j’avais été à la séance lorsque l’on a voté son arrestation, j’aurais été de l’avis de la Commission exécutive. La facilité avec laquelle nous arrêtons un chef militaire, lorsqu’il nous paraît nuisible, me paraît être un des meilleurs symptômes de notre force, et j’ai approuvé l’arrestation de Cluseret, comme j’avais approuvé celle de Bergeret. Il ne faut pas que, dans le changement d’un chef, il puisse être un seul instant question de compétition de pouvoir. Mais aujourd’hui, si nous reconnaissons qu’il n’y a aucune charge contre Cluseret, si nous ne voyons aucune preuve de sa trahison et que la seule chose qui puisse lui être reprochée soit de n’avoir pas pu tirer un meilleur parti d’une situation vraiment peu facile, nous devons faire pour lui ce que nous avons fait pour Bergeret, le relâcher: agir autrement serait souverainement injuste. Qu’il rentre parmi nous, soit à la Commune, soit dans la défense. C’est peut-être un mauvais délégué à la Guerre, mais c’est incontestablement un bon général et un homme d’une énergie et d’un sang-froid vraiment remarquables. On lui a reproché d’avoir dormi le soir de l’affaire de Châtillon; mais, comme il vous l’a dit, il n’y a là qu’une nouvelle preuve de son sang-froid. Dans une situation difficile, Avrial l’a vu, son calme lui a permis de ramener un bataillon qui se trouvait gravement compromis. C’est à propos de l’affaire du fort d’Issy, je crois, que Cluseret a été arrêté. Mon avis est qu’il n’était pas responsable de cette situation et qu’on ne devait pas l’arrêter. Quand Trinquet et moi nous sommes trouvés là, nous avons été touchés de l’état de désarroi dans lequel se trouvait le service des munitions. Il y a là environ 150 hommes que Cluseret a su ramener au combat. Nous avons été, Trinquet et moi, pendant trois ou quatre heures, dans une position très difficile et Cluseret a ramené les fuyards.
BILLIORAY, membre du Comité de salut public. Concluez! J’ai à faire à l’assemblée une communication de la plus grande importance et pour laquelle je demande le Comité secret.
VERMOREL. Je cède la parole au citoyen Billioray.
L’assemblée se constitue. en Comité secret.
La séance est reprise après la communication du citoyen Billioray.
VERMOREL, reprenant son discours. Je me résume. Si le dévouement révolutionnaire de Cluseret n’est pas suspect et si évidemment il n’est pas coupable, il y a une question de justice qui oblige de le relâcher et il ne peut pas y avoir d’intérêt politique à le retenir.
ARNOLD. Je dépose une proposition opposée à celle de Vermorel. La voici:
«La Commune de Paris,
«Considérant qu’en acceptant les fonctions de délégué à la Guerre, le citoyen Cluseret en subissait la pleine et entière responsabilité;
«Que cette responsabilité s’applique aussi bien à l’insuffisance qu’à la trahison, dont nous ne l’accusons pas;
«Qu’il résulte évidemment des faits qui se sont écoulés, que le citoyen Cluseret a été au-dessous d’une tâche qu’il avait acceptée;
«Qu’en outre sa situation dans l’affaire Rossel n’est pas actuellement établie;
«Qu’il importe, à ces points de vue, dans un intérêt de salut public, que cette détention soit maintenue;
«Arrête:
«Le citoyen Cluseret sera maintenu en état d’arrestation jusqu’à la fin des événements militaires actuels.
«Il sera détenu à Sainte-Pélagie.
«Signé: ARNOLD, VAILLANT, TRINQUET, DUPONT (CLOVIS).»
J’ai été très partisan de Cluseret, mais j’ai reconnu son indolence et son incapacité. Au point de vue politique, nous ne devons pas le mettre en liberté. Nous pourrions avoir à regretter un acte qui n’a pour but que de ne pas nous priver d’un général qui n’a jamais eu d’armée…
VERMOREL. Cluseret s’est battu en Afrique et en Crimée.
ARNOLD. Il a été simplement capitaine et son dossier a disparu. Il faut qu’il soit dans l’impossibilité de nuire.
RASTOUL. Je ne puis laisser passer sans protester la doctrine du citoyen Vaillant. De deux choses l’une: ou Cluseret est coupable, et alors détenez-le, ou il n’est pas coupable et alors mettez-le en liberté. Quant à l’incapacité, c’est une autre affaire; c’est à la Commission à donner ou à ne pas donner un commandement militaire au citoyen Cluseret. Je m’étonne donc qu’un républicain sérieux puisse proposer des mesures aussi injustes. Le principe des jésuites est absolument celui-ci: «Le but est tout, les moyens ne sont rien»; toutes les dictatures passées et présentes n’ont pas d’autre principe que celui-là. Je m’inscris en faux contre ce principe et je demande la mise en liberté immédiate du citoyen Cluseret.
ANDRIEU. Je n’aurais pas pris la parole, si un membre de la Commission exécutive, avec lequel j’ai toujours été en parfaite communauté d’idées, n’avait demandé qu’on retint le citoyen Cluseret en prison sans résoudre la question de culpabilité. Je ne crois pas aux considérations de prudence pour un homme qui a cessé d’être ministre de la Guerre et, pour moi, le citoyen Cluseret est seulement coupable d’inertie et d’autres fautes qui n’entachent pas du tout la moralité. En conséquence, je demande la liberté immédiate.
OSTYN. Il me semble que la Commission exécutive croit que, si l’on vote la mise en liberté du citoyen Cluseret, ce serait elle qui serait accusée. Je ne crois pas que l’assemblée puisse le considérer ainsi. Il n’y a à envisager qu’une question de justice. Je demande que le citoyen Cluseret soit mis en liberté.
MIOT. Citoyens, on nous a reproché de ne pas avoir conclu; mais, personnellement, j’avais une opinion. Nous n’avons rien trouvé qui pût établir une trahison. Quant à l’incapacité et à la négligence, elles sont hors de doute. Maintenant, au point de vue politique, je crois qu’il y a danger à lui rendre la liberté. Il faut agir comme une assemblée politique. Or, que le citoyen Cluseret le veuille ou ne le veuille pas, il est certain que la réaction, dans un moment donné, peut s’emparer de Cluseret et en profiter. Je demande donc qu’il soit gardé au moins jusqu’à la fin de la guerre.
BILLIORAY, membre du Comité de salut public. Je crois que le débat s’est bien égaré. Nous n’avons pas à examiner s’il y a des motifs politiques, mais bien si la justice demande que le général Cluseret soit mis en liberté. A-t-on prouvé la culpabilité? S’il n’est pas coupable, on doit le relâcher immédiatement. Il n’y a pas de raison pour que la politique intervienne dans une question de justice.
(La clôture! La clôture!)
LE PRÉSIDENT. Je mets la clôture de la discussion aux voix. La clôture, mise aux voix, est adoptée. Cinq membres demandent l’appel nominal.
GROUSSET. On ne fait jamais l’appel nominal sur une question personnelle.
ARNOLD. Un tribunal est impersonnel.
LE PRÉSIDENT. C’est une question de justice et de principe.
URBAIN. Je prie les membres qui ont demandé l’appel nominal de vouloir bien retirer leur demande.
LANGEVIN. Il est certain que, si les cinq membres maintiennent leur demande d’appel nominal, l’assemblée est obligée d’y faire droit. Voici mes raisons pour les engager à retirer leur demande. Je voterai pour l’acquittement du citoyen Cluseret, parce que ma conviction est que la majorité de l’assemblée partage cette idée. En votant son acquittement, je craindrais que mon vote parût arraché par la pression produite par l’appel nominal.
(Bruit.)
BILLIORAY. On ne peut pas engager de discussion sur l’appel nominal. Il s’agit seulement de savoir si les cinq membres maintiennent leur demande.
LE PRÉSIDENT. Je vais consulter l’assemblée.
L’assemblée, consultée, décide qu’il ne sera pas fait d’appel nominal.
LE PRÉSIDENT. Je consulte maintenant l’assemblée sur la mise en liberté immédiate du citoyen Cluseret.
28 membres pour la mise en liberté immédiate, 7 contre.
Le citoyen CLUSERET est ensuite introduit.
«Citoyens, dit-il, vous avez cru devoir me faire arrêter; vous croyez maintenant devoir me faire mettre en liberté; vous avez décidé en pleine connaissance de cause, au point de vue militaire et au point de vue politique. Quant à moi, citoyens, je tiens à vous déclarer qu’il ne reste dans mon esprit l’ombre de la moindre amertume. Serviteur du peuple et de l’idée communale à laquelle j’ai voué toute ma vie, je suis tout entier à elle et je vous prie de compter sur moi.»
(Très bien!)
LE PRÉSIDENT. Je vous demande la permission de vous donner lecture de deux déclarations laissées sur le bureau par les citoyens LEFRANÇAIS et LÉO MELLIET:
«Obligé de quitter la séance avant la fin de l’affaire Cluseret, je déclare que, si j’eusse pris part au vote, j’aurais voté pour son acquittement, mais en formulant le vœu exprès qu’aucun commandement militaire ne lui soit ultérieurement confié par la Commune. G. LEFRANÇAIS. »
«Je déclare voter pour la mise en liberté pure et simple de Cluseret, puisqu’on ne l’a pas déjà fusillé; il est inutile de le tenir en prison, car la prison n’a pu être qu’une mesure de précaution. L. MELLIET.»
La séance est levée à 8 heures du soir.
Les secrétaires, VÉSINIER, AMOUROUX.
FIN
Le site de Michèle Audin
https://macommunedeparis.com/
L’association des Amies et Amis de la Commune de Paris
http://www.commune1871.org/