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Billet de blog 13 mai 2020

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Je suis parce que nous sommes

La pandémie est une crise où chacun se découvre dépendant des autres et du monde. En ce sens, elle bouleverse nos repères occidentaux. Et si l’Ubuntu, philosophie bantoue, pouvait nous éclairer ?

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Illustration 1

La pandémie du covid19 chamboule nos repères. Il y a le confinement. Cet état d’isolement qui nous fait ressentir le besoin que nous avons d’interagir avec autrui pour nous sentir exister. Au moment même où nous nous éprouvons malheureux loin des autres, nous éprouvons à quel point nous dépendons d’eux. Plus largement, les gestes barrières soulignent combien les gestes de chacun ont un impact pour tous. Nous ne survivrons pas si chacun ne prend pas soin de lui-même et des autres. Plus encore, nous éprouvons notre condition d’être au monde. Nous sommes une composante d’un monde plus vaste qui nous affecte et dont les soubresauts ont des conséquences directes sur nos vies. Inversement, nous prenons peut-être davantage conscience des impacts de nos faits et gestes sur le monde. Les photos d’animaux se sentant libres, la baisse du taux de certaines pollutions, la baisse du niveau sonore des océans…

Le coronavirus, la covid19 et tous ses autres noms, chamboule la manière de nous concevoir en tant qu’individu. Nous nous éprouvons plus fortement que jamais en tant qu’être relationnel. Nous ne nous sentons pas d’abord autonome. En cette période, nous ne sommes pas des selfs made women et men. Nous sommes d’abord des êtres plongés dans une tourmente collective, des êtres constitués par les relations qu’ils ont avec le monde entier, avec les vivants et la nature.

La philosophie africaine possède le concept de l’Ubuntu. Très souvent on le simplifie en disant : « je suis parce que nous sommes ». Ce concept propose une autre compréhension de l’être humain, et propose ainsi une autre approche de notre rapport au monde, à la justice et à l’économie.

1- L’Ubuntu est une définition de l’être humain comme être relationnel

Ubuntu est d’abord un mot bantou. Il définit l’individu comme un être relationnel. Il s’oppose à une conception individualiste qui prédomine en occident.

L’individu n’est pas d’abord un être autonome qui vaut par lui-même. L’Ubuntu affirme que l’être humain est un être qui dépend du monde et d’autrui. Nous n’existons jamais seul et hors du monde. Ce n’est qu’à partir de nos relations que nous pouvons construire une autonomie.

Pensons à l’enfant. Nous sommes d’abord des enfants que des adultes et le monde doivent nourrir, protéger et aimer avant que nous puissions être des adultes. Pensons à notre pandémie de l’année 2020. Nous ne sommes pas des personnes qui gagnons notre vie et réalisons des projets de vie. Nous sommes d’abord des membres d’une communauté humaine. Cette communauté humaine doit assurer collectivement sa survie pour que nous ayons, chacun, les moyens, la liberté, de vaquer à nos projets individuels.

Descartes écrivait : « je pense donc je suis ». Senghor brandissait l’Ubuntu en écrivant : « Le négro-africain pourrait dire : « Je sens l’Autre, je danse l’Autre, donc je suis… »[1] Pour Descartes, l’individu repose sur la rationalité. Il est unique et insubstituable. Pour l’Ubuntu, le statut d’une personne dépend de la relation aux autres. « Il ne s’agit pas d’une propriété inaliénable de l’individu, mais d’une chose que celui-ci partage avec d’autres, qui s’enrichit et s’épanouit par la relation aux autres »[2]

2- L’Ubuntu est une autre relation au monde

L’éthique Ubuntu propose une autre dimension. L’être humain est un être relationnel, en relation avec autrui certes, mais aussi avec le monde. L’Ubuntu a ses racines dans une vision holistique où l’existence humaine est comprise à l’intérieur de la totalité de tout ce qui est.

Être Ubuntu, c’est vivre en harmonie en tant qu’être relationnel.

Être Ubuntu, c’est se comporter comme un membre du monde.

Le terme « Ukama » vient du shona et signifie « relation », « être en relation ». Ce terme n’est pas réservé à ceux qui partagent le même sang. L’Ukama est un système totémique où une personne est reliée à une espèce naturelle. Elle se perçoit comme « appartenant à un environnement plus large, au passé aussi bien qu’à l’avenir »[3]. Être Ubuntu signifie donc non seulement vivre en relation avec les autres et le monde, mais aussi avec les générations passées et futures. « Ceux qui ont vécu dans le passé ont rendu mon existence actuelle possible et (…) à mon tour j’influencerai l’avenir quand je rejoindrai mes ancêtres dans la mort »[4].

Là encore, comment ne pas penser à notre situation en temps de pandémie ? On dit que chaque pays réagit à la pandémie en fonction de l’état de son système de soin. Autrement dit, nos choix présents sont le fruit de décisions prises depuis au moins 20 ans. Et les choix que nous faisons actuellement (confinement ou non) auront des effets massifs sur la santé, l’éducation des générations futures.  Cette période de pandémie fait ressentir l’urgence et la force de ces deux questions : qu’avons-nous fait ? et que ferons-nous ?

3- L’Ubuntu est une autre compréhension de la justice

Un pas de plus. L’Ubuntu propose une autre vision de la justice.

Severino Elias Ngoenha, philosophe du Mozambique, écrit que l’Ubuntu permet de repenser les relations au niveau planétaire. Il permet de dépasser le concept de justice punitive et d’imaginer la globalisation autrement que comme un apartheid économique. Il s’agit de penser la justice à partir d’une idée de l’humanité comme égale en dignité. Jean-Bosco Kakozi Kashindi[5] propose ainsi le modèle d’une « justice réparatrice ». Toute relation qui n’est pas Ubuntu brise la dignité de celui qui est bafoué mais aussi de celui qui bafoue. L’enjeu est alors de restaurer la dignité de tous.

Il ne s’agit pas d’une déclaration. La justice réparatrice a guidé les actions de Nelson Mandela en Afrique du Sud. C’est cette conception de la justice réparatrice qui a permis la fin de l’apartheid politique.

« L’essence de l’Ubuntu est clairement apparue durant les auditions de la Commission de la vérité et de la réconciliation qui se sont déroulées en Afrique du Sud, au milieu des années 1990. Les victimes ont pardonné à leurs bourreaux, elles ont aussi pardonné à ceux qui, par leur inertie, avaient soutenu l’apartheid. De même, certains bourreaux se sont confessés, ils ont demandé pardon et obtenu une amnistie. Cette rémission n’avait rien à voir avec l’altruisme. Elle était nécessaire pour que les anciens opprimés retrouvent dignité et humanité, mais aussi les rendent à leurs oppresseurs d’hier »[6].

Au plan international, l’Ubuntu ouvre une piste non pas seulement vers une tolérance entre les cultures, mais comme un enrichissement du monde.  Ze Belinga décrit ainsi l’apport que l’Ubuntu peut offrir à la mondialisation : « Dire que je suis ce que je suis parce que vous êtes ce que vous êtes, change totalement le modèle d’identification et de prise en charge de sa conscience… L’altérité, sa reconnaissance, sont autant fondées que le sont l’existence de l’être au monde… Cette vision du monde pourrait concourir à produire des institutions inclusives, solidaires, en recherche de consensus, de réconciliation et de dialogue. »[7]

4- L’Ubuntu est une autre compréhension de l’économie

Un dernier sentier à parcourir aux côtés de l’Ubuntu : comment penser l’économie ? Et oui, car derrière la crise sanitaire, la crise économique s’annonce. Les injonctions libérales font rage. Travailler plus, rattraper les gains, sacrifier des emplois, relocaliser parfois. Comment penser une reprise et pourtant un changement ? Comment faire quelque chose de ce qui s’est révélé à nous pendant cette crise sanitaire ? Peut-on penser une économie à partir de cet être relationnel que nous sommes ?

La philosophie africaine a conçu une autre voie.

Sur le plan économique, l’Ubuntu est très décrié par les colons, et depuis, par les chercheurs en Occident. Il serait le frein à la modernité, le frein à l’économie, une position de repli où l’individu se cache derrière sa communauté. Or, premier point soulevé par les philosophes africains, comment penser une responsabilité individuelle sans relation ? « Nous réagissons toujours à ce que nous trouvons dans les relations : si ces relations n’existent pas, il ne peut y avoir de responsabilité personnelle. (…) Cette façon d’envisager la responsabilité permet de déduire que les gens ne sont responsables que dans un contexte de relation à l’autre »[8]. Dès lors qu’un individu est responsable, il possède l’humanité, autrement dit, il est un être humain véritable. Acquérir cette humanité est considéré comme « la responsabilité première de la famille et de la communauté »[9]. La responsabilité n’est pas pensée comme en Occident en lien avec l’autonomie individuelle, mais dans la relation aux autres et au monde.

Deuxième point, l’Ubuntu a des conséquences économiques importantes. L’économie capitaliste occidentale prône la course au profit, l’avoir individuel, et la concurrence. Or, dans une société régit par l’Ubuntu, la recherche du bien-être humain est conçue comme un rapport humain entre les êtres. Dans l’éthique de l’Ubuntu, « les gens ont une tendance naturelle à s’occuper les uns des autres », il ne peut pas « y avoir de relations économiques basées sur une course au profit compétitive. Vu l’importance que cette éthique attache à l’attention des êtres humains les uns sur les autres, on doit logiquement conclure que l’accumulation et la consommation individuelle de richesse devaient nécessairement être régulée par le principe d’autosuffisance »[10].

Le principe d’autosuffisance est fondé sur une compréhension profonde de la vulnérabilité humaine. L’autosuffisance est recherchée parce que l’individu considère « les autres comme ses frères et sœurs et que leurs besoins doivent aussi être satisfaits au même titre que les siens propres. Les gens s’entraident parce qu’ils sont conscients que la situation précaire de l’autre aujourd’hui peut également devenir la leur à l’avenir ».

Au lendemain de la crise sanitaire et face à la crise économique annoncée, nous avons besoin de cette mesure et de cette solidarité.

« [...] les relations d’affaires sont éthiquement valables quand elles augmentent la prospérité ou le bien-être optimal des communautés. Les êtres humains ne sont pas seulement tournés vers leur propre personne ; ils ont plutôt tendance à vivre en communautés. Ainsi, l’Ubuntu implique que les personnes soient traitées humainement et non pas considérées comme faisant partie des frais de production au même titre que les machines utilisées dans les processus de production »[11]

C’est ainsi un autre capitalisme qui peut être inventé. « L’éthique de l’Ubuntu exige (…) un traitement humain dans les pratiques commerciales. C’est par lui que le monde des affaires pourra acquérir une identité africaine »[12].

5- Conclusion

L’Ubuntu propose donc trois choses : de penser l’individu à partir de ses relations avec autrui, de le concevoir comme appartenant à ce monde, et comme responsable dans le temps de ses actes. Cette philosophie ouvre ainsi des pistes pour penser l’écologie, la justice et le capitalisme à visage humain. La philosophie africaine de l’Ubuntu éclaire notre vécu et ouvre des voies pour un avenir différent. Desmond Tutu, prix Nobel de la paix, concluait de son expérience à la Commission de la Vérité et de la Réconciliation :

« Cette expression de l’Ubuntu a prouvé que nous ne pouvons être humains qu’ensemble. Nous ne pouvons être libres qu’ensemble »[13]

[1] Senghor, L. S. (1964) Liberté I, négritude et humanisme. Paris : Seuil

[2] http://DIO_235_0044.pdf

[3] http://DIO_235_0044.pdf

[4] http://DIO_235_0044.pdf 

[5] http://blog/kakozi.pdf

[6] https://www.parisglobalforum.org/2017/09/29/philosophie-ubuntu-desmond-tutu/

[7] BELLINGA, Z., « Regards alternatifs sur les mondes d’hier, d’aujourd’hui et de demain », Bulletin de l’Afrikara, 19 septembre 2005

[8] Idem

[9] Idem

[10] Idem

[11] Murove, M. F. (2005) « The Theory of Self-Interest in Modern Economic Discourse: A Critical Study in the Light of African Humanism and Process Philosophical Anthropology », Doctoral dissertation. University of South Africa

[12] Idem

[13] https://www.parisglobalforum.org/2017/09/29/philosophie-ubuntu-desmond-tutu/

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