
Agrandissement : Illustration 1

Enfermés, désemparés, reclus, le confinement nous fait perdre nos repères de vie et nos outils pour penser. Et si de l’Antiquité grecque, une caverne nous chuchotait des questions pour aujourd’hui et des pistes pour demain ?
Le président français invite tout un peuple à vivre le présent de la crise comme un moment de révélation, de dévoilement de la vérité. L’allégorie de la caverne explore ce que peut être la quête de vérité et surtout de quelles responsabilités elle charge son porteur.
Comparaison n’est pas raison. De nos logements plus ou moins exigus à la caverne de Platon, un monde bien sûr. Et pas question de faire ici un cours ou un examen académique de la si célèbre allégorie de la caverne. Mais quelques pistes. Quelques sentiers esquissés où chacun vagabondera s’il en a l’envie, s’il en a le temps.
Livre 7 de La République [1]. Un des textes les plus fameux du patrimoine mondial. Une allégorie sur la connaissance qui mène à une théorie de la politique. Chez Platon, un philosophe se lève dans une caverne, il parcourt le chemin du savoir, revient chez lui pour enseigner ce qu’il a appris.
Reprenons l’histoire.
« Représente-toi », « figure-toi », « imagine » nous dit Platon. « Des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne ». Les pensées s’envolent. L’allégorie est dite « allégorie de la caverne », mais Platon décrit une « demeure souterraine » qui n’a de caverne que la forme. Étrange.
« Ces hommes sont là depuis l’enfance, les jambes et le cou enchainés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaine les empêchant de tourner la tête ». Nos personnages sont en mauvaise posture. Même pour un confiné en condition de précarité, force est de constater que le parallèle entre ces hommes enchainés et nous, renvoie à autre chose qu’à notre état temporaire de limitation de mouvements. Ils sont entravés certes, mais depuis toujours. Ils ne connaissent que cet état. Cet état est leur réalité. Ce que désigne Platon dans cette allégorie, c’est notre vie telle qu’elle est de tout temps, hors de cet état d’urgence.
Et de notre vie, voici ce que Platon nous raconte. Ces hommes dans leur souterrain, regardent devant eux des ombres qui bougent. Ils n’ont jamais vu de toute leur vie que ces ombres. Derrière eux, sans qu’ils ne l’aient jamais vu, est un feu. Et devant ce feu, est un chemin où passent des êtres, des animaux. Tout ce que les hommes connaissent de ces êtres et de ces animaux, ce sont leurs ombres. Ils croient que les ombres sont les êtres et les animaux eux-mêmes.
Imagine, nous dit encore Platon. Imagine « qu’on détache l’un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière ». Le choc est terrible. Violence et douleur assaillent le prisonnier. Il est ébloui, la lumière du soleil est d’abord trop forte. Le prisonnier commence par nier la réalité nouvelle que lui révèle la lumière.
Platon nous rappelle que l’on pense vrai, d’abord, ce qui est le plus évident. Les ombres que le prisonnier voit depuis sa naissance, ce qui est évident, immédiat pour lui, constitue ce qu’il pense vrai. On pourrait presque y reconnaitre le phénomène des fake news. Ce qui s’agite, ce qui nous apparait partout, ce qui flatte notre bon sens, tout cela, nous le prenons facilement pour vrai. Une évidence tire sa force de la croyance et de la simplicité.
Platon considère alors l’hypothèse suivante : et si l’on violente le prisonnier ? si « on l’arrache de sa caverne par force », si on lui fait gravir la montée « rude et escarpée » vers le soleil, « ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences ? Et lorsqu’il sera parvenu à la lumière, pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ? » Il ne le pourra pas. La vérité est difficile, elle fait violence à notre confort, à nos habitudes. La vérité est d’abord l’expérience de l’effort, de la douleur.
Platon poursuit son aventure. Et avec du temps, le prisonnier évadé construit peu à peu son savoir. Des ombres, aux choses sur le sol, il élève son regard vers le soleil. Le prisonnier au grand jour et une fois ses yeux accommodés à la lumière, accède à la vérité. Il forge et élève son regard. Le travail est long, ardu. Et par les temps actuels, isolés chez nous, en proie à l’incertitude de l’avenir, suspendus au rythme des réseaux sociaux, des blagues qui font sourire aux prophètes qui arrangent, la leçon du savoir résonne. Il est ardu de regarder le soleil, de distinguer la vérité des choses, de construire ses armes pour décrypter, analyser, raisonner.
Le 13 avril, Emmanuel Macron appelait à abandonner les cadres de pensée qui dominait avant la crise. « Ne cherchons pas tout de suite à y trouver la confirmation de ce en quoi nous avions toujours cru. Non. Sachons, dans ce moment, sortir des sentiers battus, des idéologies, nous réinventer – et moi le premier. »[2]
Suivons Platon, encore un peu.
Le prisonnier évadé se souvient de ses comparses dans le souterrain en forme de caverne. « Ne crois-tu pas qu’il se réjouira du changement et plaindra ces derniers ? » Notre prisonnier a du cœur. Il se souvient bien sûr. Plus encore, il sait que ce qu’il vient d’apprendre, choquera en bas. Que la vérité qu’il détient ne lui voudra aucune louange. Aucun privilège.
« Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s’asseoir à son ancienne place : n’aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du soleil ? » Oh oui, assurément, le soleil brûle. Cabrel chante l’homme qui quitte son champ et le vieil arbre au milieu. Parce qu’il veut voir le monde. Parce qu’il veut regarder le soleil. Il fait le tour du monde. Il n’est pas confiné. Alors il arpente sa vie durant. Et à l’heure de la grande vieillesse, il revient à son champ au vieil arbre planté au milieu. Mais il s’est brûlé les yeux. Il ne voit plus le vieil arbre. La beauté de ce champ.
L’évadé rentre dans la caverne. Il s’assoit à son ancienne place. Mais il est sorti, il a vu le soleil. Alors il ne peut plus accepter les ombres, il ne peut plus accepter d’affirmer que les ombres sont le réel. Imagine, poursuit Platon. Si le prisonnier dit aux autres que ces ombres ne sont que le reflet des choses et non les choses elles-mêmes. Imagine. Il sera moqué. Et encore, si le prisonnier veut faire sortir les autres prisonniers, s’il veut leur faire gravir la rude montée vers le savoir ? « Et si quelqu’un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu’ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ? » Oui, la vérité est douloureuse, elle attire la violence des aveugles, des ignorants. Lynché notre prisonnier. Tuer de leurs mains notre évadé éclairé. Notre porteur de feu.
Sur internet les commentaires font rage, les phrases assassinent. Pas de place pour la complexité des réalités. Pas de place pour la douleur du savoir. Les commentaires assassinent si l’occasion est donnée. Les faux prophètes font long feu. Leurs promesses simples sont si confortables. Tant d’idées reçues et de fausses affirmations circulent aujourd’hui. Peut-être sont-elles plus nombreuses aujourd’hui… Ou plutôt, peut-être ont-elles des conséquences encore un peu plus dramatiques que d’habitude…
Il faudra du courage dans l’après de cette crise sanitaire. Du courage pour affronter la violence des aveugles, de ceux qui voudront continuer comme avant. Dans l’après confinement, peut-être alors, pourrons-nous parler de guerre, une guerre d’idées, de valeurs, de principes, pour défendre la vérité si douloureusement acquise.
Platon poursuit. Tenace. « Dans le monde intelligible l’idée du bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne peut la concevoir sans conclure (…) qu’il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique ». Et puis Platon sort de l’allégorie, il développe sur le savoir et la politique.
Les mots résonnent encore en tant de directions, de profondeur de vue. Mais un article doit finir. Alors une dernière piste.
Et si le confinement et la caverne n’étaient exactement les images inversées l’une de l’autre. Et si le confinement était notre sortie vers le soleil. Un temps pris pour s’interroger sur les choses, sur les valeurs et les priorités politiques que nous désirons, sur les chemins de vie que nous voulons. Si nous sortions du régime des ombres dans lequel nous sommes plongés depuis tant et tant d’années, si le confinement était notre sortie au soleil de la conscience de ce qui fait société. Telle est l’hypothèse de notre président. Le 13 avril, il a déclaré : « Le moment que nous vivons est un ébranlement intime et collectif. Sachons le vivre comme tel. (…) un moment de vérité »[2]
Alors, si tel est notre présent, si ce confinement est notre sortie de la caverne, alors il faut souhaiter que le confinement nous brûle les yeux. Que les vérités que le confinement nous révèle ne puissent jamais être oubliées. Et qu’après, lorsque nous retournerons dans la caverne de nos vies quotidiennes, nous n’acceptions plus les ombres. Que nous défendions les vérités douloureusement apprises. Que nous combattions les ombres pour une société plus vraie, plus juste. Que nous martelions l’engagement de notre président ce 13 avril : « les vertus qui, aujourd'hui, nous permettent de tenir, seront celles qui nous aideront à bâtir l'avenir, notre solidarité, notre confiance, notre volonté. »[3]
[1] Platon, La République, traduction Robert Baccou
[2] Discours du 13 avril : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/04/13/adresse-aux-francais-13-avril-2020
[3] Idem