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Billet de blog 28 février 2025

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Le maillet et le môme : Juvenile Court - Frederick Wiseman 1973

Sans artifices, sans voix narrative ou explicative, sans musique ni plans extravagants, Wiseman nous montre l’ultime institution où s’exerce le pouvoir sur les enfants-déchets de l’Amérique des années soixante : les Juvenile Courts.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Avec seul habillage sonore l’accent lancinant des travailleurs sociaux du sud des États-Unis, les vrombissements secs des portes sécurisées lorsqu’elles s’ouvrent, les sonneries de téléphone et le bruit des bureaux, le documentaire nous immerge dans une atmosphère oppressante, entre les murs austères des tribunaux pour mineurs.

Illustration 1
Juvenile Court, Frederick Wiseman, 1973

Wiseman filme la réalité crue des dynamiques de pouvoir sur lesquelles repose l'institution. Le juge, sa blancheur éclatante, son estrade qui le surélève, et son costume coûteux qui lui confère l’apparence de la légitimité. Dans les tribunaux, depuis son siège dominant, il se penche sur de jeunes vies fragiles, sur lesquelles il rend des verdicts définitifs : « Tu seras placé en famille d’accueil, toi en maison de correction. »

Des séquences brutes s’enchaînent et montrent une violence nue. Des adolescents en décrochage scolaire, coupables de vol avec arme, multiplient les fugues, se droguent jusqu’au coma, se prostituent. Face à ces drames sociaux, une armée d’experts – éducateurs, psychologues, policiers, évangélisateurs – s’agitent. Ces figures autoritaires sermonnent les enfants, les réprimandent, exposant par leurs vaines leçons morales l’absurdité du système idéologique libéral étasunien.

Inlassablement, ils renvoient à la force de la volonté et à la responsabilité individuelle, alors même que les concernés sont à peine pubères. « Garde la tête haute et dis-toi que tu vas devenir quelqu’un. Être une pute, ce n’est pas être quelqu’un » gronde une assistante sociale à une adolescente de 13 ans, prostituée. À un enfant à la peau calcinée : « Ton oncle t’a versé de la graisse brûlante sur toi ? Qu’est-ce que tu as fait pour qu’il en arrive là ? »

Illustration 2
Juvenile Court, réalisé Frederick Wiseman, 1973

Surveiller et punir constituent les uniques réponses de l'institution face aux comportements déviants. Lorsqu'une jeune fille fugue à maintes reprises de son foyer, « c'est qu'elle n'est pas suffisamment surveillée », il convient donc d'y remédier. Quant à l'adolescente qui se mutile, elle se blesse parce qu'elle refuse les règles : il faut la discipliner.

Les figures d'autorité, celles qui incarnent l'ordre, ne sont jamais tenues responsables ; elles détiennent le privilège de la violence légitime. Un enfant de quatre ans battu nu avec une ceinture par son beau-père : « Celui-ci a juste fait preuve d'un zèle excessif dans l'exercice de la punition, faute d'une expérience suffisante en la matière », conclut le juge, entre deux bouffées de cigarette.

Avec une brutalité saisissante, Juvenile Court dépeint la réalité du traitement judiciaire de jeunes marginalisés, en noir et blanc, les plans serrés de Wiseman capturent des visages abîmés : ceux d’enfants, catalyseurs d’une violence qu’ils subissent et qu’ils infligent. 

Cet hiver, plusieurs salles parisiennes programment ensemble une rétrospective intégrale de l’œuvre de Frederick Wiseman.

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