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Flambeau à la main, j'irai manifester ce soir dans les rues parisiennes. Et vendredi aussi. Comme chaque année. Mais cette année j'aurais les dents un peu plus serrées que d'ordinaire. Depuis le début de la semaine, j'ai du mal à plonger dans l'ambiance de fiesta violette et paillettes devant le Trocadéro, à Versailles, et qui dominera sûrement aussi dans les manifs de demain.
Non pas que je ne me réjouisse pas de l'inscription dans la constitution du droit à l'IVG. Franchement, par les temps qui courent, ceinture et bretelles ne sont pas de trop. Mais voilà, l'Histoire est parfois fourbasse : au même moment où était votée la révision constitutionnelle, j'apprenais que la Maternité des Lilas allait clore les listes d'inscription des parturientes dans les prochaines semaines. Ciao, d'ici un an, on pourra baisser le rideau.
Déni et oubli
De cette fermeture, personne ne parle. Pire, elle est comme niée, effacée de la carte postale. Même l’édito de la Ville pour le 8 mars, alors que les Lilas se revendiquent en pointe sur la question du féminisme, n’en dit pas un mot. A sa décharge, ce n’est pas la seule : quelle féministe connue, a, depuis deux ans, pris position pour défendre cette maternité qui fut le symbole de la défense des droits des femmes? Une seule, Arlette Laguiller. Et elle a 83 ans.
Pourquoi Nous Toutes ne s’est pas saisi de cette bataille qui donnerait au mouvement une perspective claire, simple, immédiate? Où sont les portes-voix politiques et syndicales de cette nouvelle vague, les Caroline De Haas, Anne Cécile Mailfert, Clémentine Autain, Mathilde Panot, Laurence Rossignol, Alice Coffin, Sarah Durocher, Sophie Binet? Pourquoi, à l’heure où le mouvement féministe s’empare de la question de la maternité comme jamais, où les mouvements contre les violences obstétricales, intrinsèquement liées aux conditions d’accouchement dans les grands hôpitaux à bout de souffle, voient leurs rangs grossir, où s’épanouissent une multitude de formes de parentalités, pourquoi personne ne semble se souvenir qu’il existe un laboratoire où l’on réfléchit à ces questions depuis soixante ans (voir ci-après) ?
Un service et une mémoire
Alors, à la maternité des Lilas tout n’est pas rose : les professionnelles, épuisées par la défaite de leur bataille contre l’ARS en 2014, maintenues dans l’incertitude des lendemains depuis dix ans, n’ont plus la force de porter le combat. Les locaux sont vétustes, les médecins, souvent intérimaires et de passage, refusent parfois de faire des avortements en faisant jouer leur clause de conscience. Une enquête est en cours sur la gestion des comptes de l’établissement par sa gouvernance. En conséquence, accouchements et avortements ne s’y passent pas toujours dans des conditions idéales. Mais, vaille que vaille, les sages-femmes, auxiliaires de puériculture, infirmières, aides-soignantes, continuent à tenir l’établissement.
Aussi fermer la maternité serait une vraie perte. Pour les femmes des environs, qu’on priverait d’une offre de soin de qualité, elles qui peinent déjà à trouver des places pour accoucher, l’été, ou à avorter dans les délais. Mais surtout pour le mouvement féministe tout entier, qui se priverait d’une précieuse mémoire. La communauté trans l’a compris, en participant le 21 octobre dernier à une manifestation de soutien, mais elle est bien moins puissante et structurée que celle des organisations de lutte pour les droits des femmes.
Du droit aux faits
Alors mesdames, vous venez de faire la démonstration de votre puissance de feu pour mener la bataille de la constitutionnalisation de l’IVG. C’est un symbole fort. Mais de grâce, mettez-la désormais au service de la défense des centres d’IVG et des lieux où le respect de la parole des femmes n’est pas un vain mot. Saisissez vous de ce combat, prenez la tête d’un mouvement de défense des Lilas! Allez les filles!
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Soixante ans d’histoire
Un petit coup de mère castor pour ceux et celles aux oreilles desquels sa légende ne serait pas arrivée : la maternité des Lilas est au départ une scission de la Maternité des Bluets, fondée par des disciples de Fernand Lamaze, le docteur qui prônait « l'accouchement sans douleur ». Sa spécialité pratique demeure l’accouchement physiologique, le moins médicalisé possible, qui explique un très faible taux d'épisiotomie (0,3% contre 8,3% au niveau national) et de césarienne (15% contre 21% au niveau national). Lio résumait très bien l’implication de ce type de pratique sur ce petit extrait de l’INA.
Sa spécialité philosophique, c’est l’écoute des choix des femmes. La maternité a accueilli les réunions clandestines du MLAC de la rue du Pré-Saint-Gervais, le seul composé exclusivement de femmes non soignantes formées à la méthode d'avortement « Karman », comme dans le film Annie Colère, dans les années 70. Elle fut ensuite le laboratoire de toutes les innovations féministes : qu'il s'agisse de la « naissance sans violence », des mille et une manières d'accoucher, de donner une place au père dans la naissance de l'enfant- et le fait de s'en occuper. La Maternité des Lilas, c'est aussi un centre de planning familial en avance sur son temps, parfois au défi de la loi, toujours à l'écoute du choix des femmes, qu'il s'agisse de délais dépassés ou de ligature des trompes précoces... Ce petit côté avant-gardiste lui a d'ailleurs valu les premières attaques de groupes anti-avortement style Jérôme Lejeune, en 1991. Plus récemment, elle s'est faite une spécialité d'accueillir toutes les sortes de familles, avec un, deux membres, plus, quelque soit leur sexe et leur genre, jusqu'à accueillir, ces derniers mois, les premiers papas enceints. Bref, la Maternité des Lilas, c'est, depuis 1964, la caisse de résonnance du féminisme, côté maternité (ou pas). Alors oui, celles qui fêtent, ce soir de mars, l'entrée en majesté de l'IVG dans les tables de la loi, oui, la Maternité des Lilas, cela les regarde.
Un bûcher à feu doux
La vieille dame a perdu, ces dernières années, un peu de sa superbe. L’esprit de 68 lui a soufflé dans les langes... jusqu'à ce qu'il s'épuise, contré par un autre vent, mauvais, celui-ci : celui des politiques hospitalières libérales. En 2010, l'ARS fraîchement créée siffle la fin de la récré. Non, ni les usagères, ni les soignantes, n'auront droit à leur nouveau bâtiment flambant neuf, le seul permettant d'atteindre un nombre critique d'accouchement, et d'être rentables vu les remboursements de la sécu : c'était le début de la tarification à l'activité. Claude Evin, le directeur socialiste de l’ARS, en avait décidé autrement. Calendrier en tenue d'Eve, lipdub de Papaoùtai, manifestations, enchaînement aux grilles du ministère avec les gosses au sein, enrôlement de Catherine Ringer, Arthur H, Karine Viard... rien n'y a fait. Il fallait supprimer les petites maternités et construire des méga centres hospitaliers. C'est Marisol Touraine, ministre socialiste de la Santé, qui leur a annoncé en 2013 que la promesse de maintien de la maternité des Lilas faite par François Hollande à la veille de son élection à la présidence de la République, elles pouvaient s'en faire des colliers.
Depuis, pour les sorcières des Lilas, c'est le bûcher à feu doux. Peu à peu, les médecins militants ont pris leur retraite et ont été remplacés par des médecins qui ne partagent pas tous les engagements de la maternité. Aujourd'hui, la moitié d'entre eux fait jouer sa clause de conscience pour ne pas réaliser d'avortements. La gouvernance de l'association est aux mains d'un président fantôme. Le syndicat Sud a porté plainte contre X pour prise illégale d'intérêts et abus de confiance. La vacance de pouvoir a laissé s'installer un climat de violences au cœur même de la maternité : 23 sages-femme ont porté plainte devant le conseil de l'ordre des médecins, et sept sages-femmes ont porté plainte au pénal pour des faits de harcèlement couverts par la direction de l'époque et la gouvernance de l'association.
Achever la bête
Lasse de devoir financer le manque à gagner de la maternité des Lilas – qu'elle a elle-même créé en l'empêchant de se reconstruire- l'ARS profite de cette déliquescence pour, aujourd’hui, achever la bête. Elle a d’abord essayé de s’en débarrasser en la jetant dans les bras du Groupe Avec. Les représentants des salariées n’ont pas laissé faire, et heureusement : aujourd’hui, ses structures sont mises unes à unes en redressement judiciaire, et la clinique de Livry-Gargan, qu’ils géraient, a dû fermer après un drame.
Seconde sommation, l’envoi de l’« Agence nationale d'appui à la performance », un des bras armés de l’ARS, pour trouver une solution acceptable pour la maternité aux yeux de l’opinion publique. Après des mois de travail, les missionnées n’ont toujours pas rendu leurs conclusions. Qu’à cela ne tienne, pour Amélie Verdier, « L'ensemble de ces discussions et travaux ont permis d'aboutir à un projet qui me semble convaincant, pertinent et réaliste »- à savoir la transformation de la maternité en un centre de santé autour de la périnatalité et de l’endométriose- une discipline totalement étrangère aux professionnelles de la maternité des Lilas. Sans bloc opératoire, c’est l’adieu au choix, pour les femmes, de l’avortement par aspiration. Les soignantes ne souhaitent pas exercer dans un centre de santé, car ce pour quoi elles travaillent, envers et contre tout, à la maternité des Lilas, c’est sa pratique particulière de l’accouchement physiologique, qui demande du temps, et du personnel que ne veut plus financer l’ARS.
"Concertation"
En quittant la direction de l’Agence, en ce mois de février 2024, Amélie Verdier a missionné un nouveau “directeur de transition” chargé de terminer le job. Les travailleuses des Lilas vont à nouveau devoir lui expliquer leurs problématiques par le menu. Avec l’expérience, leur défiance vis à vis des envoyés de l’ARS s’est amplifiée : elles commencent à avoir l’habitude qu’on fasse mine de les concerter pour ensuite leur proposer des solutions dont on leur fait croire qu’elles viennent d’elles, alors qu’elles n’y adhèrent pas. L’ARS finira-t-elle par avoir la peau de la maternité ? Son sort est plus que jamais entre les mains des femmes : la maternité leur rend service depuis soixante ans, à elles, désormais, de leur renvoyer l'ascenseur.