Alors, oui, bien sûr, le film contient quelques raccourcis ou traits un peu gros :
- la famille moyenne assez caricaturale qui accepte la demande fasciste du moment : un père supporter, 6 enfants bientôt 7, famille heureuse d' aller assister au défilé, la mère qui s' accommode assez bien de son rôle réduit de mère au foyer.
- la relation improbable entre 2 êtres socialement trop éloignés et surtout le jugement d' Antonietta qui évolue de façon accélérée en seulement quelques heures pour les besoins du film.
Et puis il y a les réussites :
Bien sûr le jeu à la fois discret et prodigieux des 2 principaux acteurs.
Le malentendu de leur relation - lui qui songeait au suicide vit cette rencontre comme une récréation, un jour de gagné sur le sombre sort qui le rattrapera. Il ne se fait aucune illusion et cherche juste à profiter d' un moment un peu heureux volé sur son destin.
Elle s'avance au bord d'un précipice, les chocs contradictoires d'un coup de foudre amoureux et d' une prise de conscience de ce que sa vie a été jusque là, une remise en question de toute sa routine et de son existence. Les deux ne vont pas tarder à être dévastés par la fin de la récré.
L' unité de lieu - ce grand immeuble avec cour intérieure qui interdit une totale vie privée. Pas de problème en temps de tolérance mais quand la mode est au repérage puis signalement des mauvais sujets, les fenêtres exposées et les parties communes sont des lieux risqués où il faut éviter de laisser paraître la moindre faute. Tôt ou tard l' épuration est probable.
Sur le site RYM de revues amateurs de cinéma, Onethink écrit "an untraumatic film about traumatic times".
La formule est jolie et sonne bien en conclusion d' une revue.
Mais en y réfléchissant, je crois n'être pas d' accord. Il semble au moins aussi facile, quand on traite ces avatars du brun, de mettre en scène des violences caractéristiques de cette période et d' enfoncer les portes ouvertes de la dénonciation et de l' indignation avec une posture morale avantageuse et facile. Pas revu depuis très longtemps "la liste de Schindler", mais je suppose que le caractère noir ou blanc des personnages, la transparence émotionnelle de l' interprétation des évènements limite la portée du film.
Le parti pris contraire, de montrer la tranquillité et la routine apparente, une fois que le mal est installé, et la désespérante façon dont une majorité des gens s' en accommode, est peut être tout aussi puissant, questionnant, voire traumatisant. Je n' ai pas lu Hannah Arendt, mais je crois deviner ce qu'elle a en tête quand elle suggère "la banalité du mal". Ce problème récurrent, banal et vertigineux de la capacité d' acceptation-adaptation de la majorité silencieuse, qui tant qu' elle peut continuer à vivre sa vie ne va pas chercher midi à 14 heures, ne va pas risquer de se noircir le sommeil en s' inquiétant du sort de certains invisibilisés, capable de s' accommoder du bien comme du mal. Le fascisme, une fois installé, sans traumatisme extérieur comme une guerre, peut faire son nid et durer, jusqu'à la mort du dictateur par exemple - triste et interminable Espagne franquiste.
Vertige de certaines coexistences dans un moment fasciste : il y a encore des oiseaux, des naissances et des rires d' enfants qu'un régime pas trop stupide peut glorifier et donner à voir pour mieux passer sous silence les crimes et les épurations.
Suffisamment de gens sont prêts à collaborer, ou plus simplement - mais tout aussi tragiquement - ne pas vouloir savoir, pour que le régime se consolide et dure. Les résistants sont tôt ou tard repérés et éliminés, et puis dans le mouvement on élimine aussi des irrécupérables qui font tâche dans le roman-mensonge national, qui veut un peuple simple, uniforme, satisfait de ce qu'on lui donne à croire. Dans un tel contexte, la survie semble difficile. Il faut se cacher en permanence et ce n'est pas longtemps possible dans un immeuble tel que celui du film.
La parenthèse sentimentale, cette brève récréation, ce bref partage de petites choses, un thé, deux pas de danse, etc, même si bientôt le malentendu doit éclater au grand jour, fonctionne puissamment comme le négatif du grand couvercle de plomb appelé à peser pour longtemps sur les existences.
Il y a plus de 5 ou 6 ans, j' aurais fait la fine bouche et noté ce film moins bien. En 2021, quand la France et même beaucoup de pays d' Europe glissent salement dans ce qui ressemble douloureusement à l'installation d'un nouveau fascisme, avec des outils de traquage et de contrôle social inédits, ce film résonne plus profondément, comme un avertissement understatment qui a pourtant toute sa pertinence.
Vite ! de l' air ! émergeons de cette sale époque.