Vingt ans après la mort de Zyed et Bouna, je revois le miroir que la société tend aux jeunes des quartiers : déformé, humiliant, immobile. Ce miroir n’est pas seulement celui des institutions. Il est aussi celui des écrans, des journaux, des discours politiques, des fictions.
À travers lui, on ne voit presque jamais les enfants, les élèves, les rêves ; seulement des menaces, des problèmes à gérer, des visages flous dans la rubrique “faits divers”. J’avais 15 ans en 2005 dans une cité de Bruxelles ; j’en ai 35 aujourd’hui et je suis député. Le reflet, lui, n’a pas changé.
Je me souviens des images. Le soir du 27 octobre 2005, la France découvrait deux adolescents morts électrocutés dans un transformateur, poursuivis par la police. La banlieue s’embrasait. À Bruxelles aussi, dans nos blocs, la nouvelle a traversé les murs comme une onde de choc. On disait : « ça aurait pu être nous ». Parce que nous étions les mêmes gamins, avec les mêmes survêtements, les mêmes cages d’escaliers, et ce sentiment de rester prisonniers de limites mentales tracées par la société elle-même.
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Ce n’était pas qu’une tragédie française : c’était un miroir tendu à tous les jeunes des quartiers populaires. Et ce miroir ne voyait en nous que problèmes et difficultés, jamais nos forces ni nos possibles.
Ce que les jeunes manquent cruellement, ce ne sont pas des rappels à l’ordre, mais des fenêtres. Des ouvertures sur le monde, des horizons qui donnent envie d’y croire. Dans nos quartiers, l’école devrait jouer ce rôle. Trop souvent, elle reproduit les mêmes fractures sociales. L’institution scolaire, au lieu d’ouvrir, ferme. Elle dit : « reste à ta place ». Comme si le destin était déjà écrit dans la poussière des cages d’escalier.
Les politiques dans les quartiers ont elles aussi préféré coller des pansements sur des plaies profondes. Quelques rénovations urbaines, quelques dispositifs temporaires, et surtout beaucoup de clientélisme et de mots creux. Mais aucun changement radical dans la manière dont on regarde, dont on considère, dont on traite ces millions de jeunes. Toujours les mêmes maux.
Et pourtant, ces jeunes n’ont jamais cessé de chercher l’air, la lumière, la reconnaissance.
Ils la trouvent parfois dans le sport, dans l’art, dans l’engagement. Mais le prix à payer est lourd : partir, s’arracher, se justifier encore et encore. Combien renoncent avant même d’avoir commencé, parce qu’ils n’ont pas de perspective pour imaginer autre chose.
Vingt ans après, le danger n’est pas seulement l’oubli. C’est l’immobilisme. La répétition d’un même scénario : quartiers stigmatisés, jeunesse criminalisée, violences policières banalisées. Les flammes se sont éteintes, mais les cendres recouvrent encore nos mémoires.
J’écris ces lignes parce que Zyed et Bouna n’étaient pas seulement deux prénoms. Ils étaient des visages, des rêves, des vies. À travers eux, c’est toute une génération qui s’est vue renvoyée à son absence de valeur. Vingt ans plus tard, ce miroir n’a pas disparu. Il est temps de le briser, de cesser de dire aux jeunes des quartiers qui ils sont à travers un regard déformant.
Ils ont besoin de fenêtres sur le monde, d’horizons partagés, pour voir que leur place est ici... et ailleurs, sans limites imposées. Vingt ans après, nos mémoires portent les cendres. Mais nos vies réclament autre chose : des perspectives qui élèvent.