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“Toi le département scolarise tes enfants !” Le cri est scandé d’une seule voix par la vingtaine de mineurs réunis le 6 mars 2025 devant le siège du département Nord, à Lille. Si l’institution a consenti à les recevoir au lendemain de la mobilisation, l’écho de leurs revendications résonne dans le vide depuis plusieurs mois. Réunis en collectif sous le nom “Mineurs non accompagnés des Bois-Blancs”, les jeunes ont pour la plupart vécu sur le campement de fortune installé dans le quartier lillois par l’association Utopia 56. Aujourd’hui, pour ceux reconnus par l’État, l’accès à l’école est une priorité.
En 2024, 528 MNA étaient confiés à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) du Nord. A ce jour, il n’existe aucune donnée publique sur leur scolarisation, en France et dans le département, selon les associations spécialisées, l’UNICEF, et la Mission nationale mineurs non accompagnés, organisme de l’Etat. L’accès à l’école des jeunes MNA est pourtant garanti par le Code de l’Éducation selon lequel “l'instruction est obligatoire pour tous les enfants, français et étrangers, de 3 ans à 16 ans révolus” et “les mineurs de plus de 16 ans ont droit à l’éducation”.
Parmi les jeunes de Bois-Blancs, il y a Abdoulaye, seize ans, dont le parcours témoigne du difficile accès des mineurs exilés à la scolarisation. Arrivé de Guinée Conakry en janvier 2023, le jeune garçon s’est d’abord vu refuser le statut de mineur lors de son entretien avec les services sociaux ; il alterne alors les solutions d’hébergement précaires pendant de longs mois. Abdoulaye vit parfois sur le campement des Bois-Blancs, parfois chez des voisins solidaires, et surtout, chez Eric Louchart, un habitant du quartier lillois. Le retraité fait partie du “Collectif des Habitant.es Solidaires et Indigné.es des Bois-Blancs”, un mouvement de solidarité qui s’est créé autour des jeunes depuis plus d’un an, se relayant pour les fournir en vêtements ou nourriture, en bonne entente avec Utopia 56.
Durant sept mois, Abdoulaye attend une nouvelle décision de la justice. Au cours de cette période, les services de l’ASE ne lui proposent aucune solution de scolarisation. Malgré les dispositions législatives, la scolarisation des mineurs isolés survient le plus souvent après la reconnaissance des jeunes par l’État. Grâce à l’aide d’associations, Abdoulaye parvient à aller à l’école, dans un collège privé à Loos. “Je n’avais pas mon statut de mineur. C’est possible car c’est privé”, affirme le garçon.
Fin novembre 2024, Abdoulaye est enfin reconnu par la justice française. Peu après, alors qu’il est hébergé chez Eric, il reçoit l’appel d’un éducateur : d’ici quelques heures, on viendra le chercher pour l’emmener dans un foyer situé à Saint-Pol-sur-Mer, près de Dunkerque, dans un ancien hôtel Formule 1. Loin de son collège de Loos, à 80 km et 1h30 de trajet, Abdoulaye arrête d’aller à l’école, les frais de train n’étant pas pris en charge par le département.
“Quelques mois avant le brevet en juin, ce n’est pas normal”, lâche Eric Louchart. “Il était en panique, on lui enlevait tout ce qu’il avait construit ici”, se souvient-il. Les éducateurs chargés du transport ne connaissent ni le dossier d’Abdoulaye, ni son lieu de scolarisation. Placés par le département dans des structures situées trop loin de leur établissement scolaire, plusieurs jeunes doivent abandonner l’école.
« Un enfant sans école, c’est un avenir qui s’envole »
A Dunkerque, privé de collège et de distractions, Abdoulaye relit ses cahiers pour rester au niveau. Il n’est pas le seul MNA dont la scolarité a été interrompue par un placement d’urgence dans des foyers loin de la MEL. Un communiqué du collectif “MNA des Bois-Blancs”, publié le 25 février 2025 sur Instagram dénonce : “Ce lundi, des jeunes mineur.es isolé.es pris en charge par l’ASE n’ont pas pu retourner à l’école et rejoindre leurs camarades. Cet éloignement entraîne une rupture de la scolarisation et des doutes concernant notre futur”. Six jeunes scolarisés à Lille auraient été placés au foyer de Saint-Pol-sur-Mer, depuis janvier 2025, selon l’association Utopia 56. “Un enfant sans école, c’est un avenir qui s’envole”, conclut le post.
Le foyer de Saint-Pol-sur-Mer est administré par l’association Coallia, qui gère également un autre foyer accueillant des MNA à Roubaix. Ces deux établissements sont d’anciens hôtels Formule 1, réquisitionnés par le département du Nord. Depuis la loi Taquet de 2022, celui-ci est tenu “d'assurer un accompagnement socio-éducatif et sanitaire, ainsi que des visites régulières pour vérifier les conditions de prise en charge.” Pourtant, dans les foyers Coallia, ces obligations semblent négligées, selon les témoignages de plusieurs mineurs y ayant séjourné. Les postes des éducateurs connaissent un turn-over important, une situation déstabilisante pour les jeunes. Les adolescents sont plus d’une centaine, pour une vingtaine de places dans le réfectoire. Les équipements électroménagers ne fonctionnent pas, et les dates de péremption indiquées sur les barquettes industrielles sont souvent dépassées. En janvier 2024, un rapport de la Cour des comptes épinglait Coallia pour ses nombreux dysfonctionnements, plaidant pour que des “mesures de redressement soient prises dans les délais les plus brefs, et que les services de l’État eux-mêmes y exercent une vigilance toute particulière”.
Sollicitée, l’association Coallia indique “ne pas souhaiter intervenir ni commenter le sujet proposé”. Lors de la réunion qui a suivi la mobilisation du 6 mars 2025, dont nous avons pu obtenir un compte-rendu, le département dit “tenir compte de ces alertes” et mobiliser chaque semaine sur le site une personne travaillant au pôle MNA. Le prestataire en nourriture devrait aussi être remplacé, et des équipes mobiles déployées pour assurer les démarches concernant les titres de séjour.
Placée au foyer de Saint-Pol-sur-Mer, Jaela, seize ans, a dû abandonner sa classe de troisième au collège de la ville d’Orchies, à 100 kilomètres de là. Avant son placement, la jeune fille était hébergée chez Olivier Landmann, lorsqu’elle attendait sa reconnaissance de minorité. “Du jour au lendemain, elle n’allait plus à l’école”, se rappelle le professeur à la retraite, qui a aidé Jaela à se faire inscrire dans le collège où il a exercé pendant quarante ans. Après plusieurs semaines de démarches pour que la jeune fille soit placée ailleurs, elle est finalement rapatriée dans un foyer de Valenciennes, plus proche, et peut reprendre sa scolarité. Pour le cas d’Abdoulaye, Eric Louchart a dû faire une demande de “tiers digne de confiance”, un statut temporaire de tuteur légal aux yeux de l’État, pour l’héberger et lui permettre de poursuivre sa scolarité. Il s’est engagé jusqu’en juillet 2025, pour offrir à Abdoulaye les meilleures conditions pour passer son brevet.
“Ils n’ont plus l’énergie de lutter”
Déjà éprouvés par leur exil et la complexité des démarches administratives, les mineurs non accompagnés enchaînent les solutions d’hébergement temporaires. Une instabilité constante qui n’est pas sans conséquences sur leur parcours scolaire. “Ils n’ont plus l’énergie de lutter”, témoigne Eric Louchart. Thierno, un jeune mineur reconnu et hébergé au foyer Coallia de Roubaix, a par exemple « perdu pied » pendant un moment. “Il était absent, mal à l’aise, en souffrance. Il avait 40 minutes de route pour aller à l’école, dans le froid et sans vêtements adaptés” déplore le retraité.
Le département du Nord détient un triste record : celui du plus grand nombre d'enfants placés auprès de l'Aide Sociale à l'Enfance au niveau national, tout statut confondu. Contacté à plusieurs reprises, celui-ci a déclaré “ne pas répondre à ces questions-là”. “Notre lien avec le département est inexistant ”, appuie Lucille Bodet, coordinatrice Utopia 56 à Lille : “Les seules fois où ils communiquent, c’est pour dire qu’ils n’ont pas assez de places”.
Début février 2025, les travailleurs de l’Aide sociale à l’enfance du Nord se sont mobilisés pour demander plus de moyens, humains et matériels. “C’est la crise cardiaque pour tout le monde”, indique une cadre de l’ASE dans le département, qui a souhaité rester anonyme. “En dépit des alertes qui sont faites, on n’a pas de réponses”. Malgré ses trente ans de métier, elle assure que l’ASE fait face à une situation sans précédent. “On ne peut pas accueillir tous les mineurs qui nous sont confiés”.
Pour être scolarisé, miser sur le système D
Pour obtenir une place à l’école, les jeunes dépendent du rectorat de Lille. L’organisme conditionne les inscriptions en établissement scolaire au passage de plusieurs tests dans des centres spécialisés. Des évaluations de positionnement et de niveau, qui orientent les jeunes vers leur établissement de secteur - difficile à établir pour les MNA sans solution d’hébergement pérenne. Devant le manque de professionnels disponibles, ce sont souvent les bénévoles qui aident les mineurs non accompagnés à passer ces tests. Lors de sa rencontre avec le collectif MNA de Bois-Blancs, le département s’est engagé à mieux suivre les jeunes reconnus vers les centres d’évaluation.
En 2023, les délais d’attente pour la scolarisation allaient de six mois à trois ans, selon un rapport de l’UNICEF.
Trouver des places dans des établissements en faisant jouer de ses relations, s'inscrire dans des filières professionnelles qui peinent à recruter, aller dans le privé… Le système parallèle qui s’organise pour pallier les manquements répond à l’impératif de l’accès à l’éducation pour les MNA qui veulent rester en France. Pour espérer être régularisés à leur majorité, ils doivent avoir effectué au moins six mois en milieu scolaire avant leurs dix-huit ans.
Certains mineurs ont suivi des cours bénévoles à l’École Sans Frontières (ESF), encadrée par l’association protestante du Centre de la réconciliation. En lien avec quelques établissements privés de la MEL, l'association a permis la scolarisation de plusieurs d’entre eux. Un réseau hors du système, qui permet un suivi plus poussé. Abdoulaye, scolarisé en troisième au collège Saint-Joseph de Loos, a pu bénéficier de cours de soutien lorsqu’il est revenu de son séjour à Saint-Pol-sur-Mer. “La directrice, elle s’intéresse, elle encourage”, appuie-t-il. Depuis septembre 2024, 67 jeunes suivent les cours de l’ESF, et comptent sur son réseau pour être scolarisés, sans garanties.
Dans les établissements publics, “on accueille beaucoup moins de jeunes isolés”, déplore Sonia Berramdane. En l’absence de données chiffrées, les propos de cette professeure dans un collège public de la MEL, et secrétaire départementale CGT Educ’Action, ne peuvent être vérifiés. Sollicité à plusieurs reprises sur les témoignages recueillis et la demande de données chiffrées sur la scolarisation des MNA dans le Nord, le rectorat de l’Académie de Lille indique ne “pas communiquer sur le sujet, estimant que cette position constitue en elle-même une réponse”, une déclaration difficile à interpréter.
La voie de l’apprentissage
Devant la rigidité du système d’orientation, les voies professionnelles apparaissent comme plus faciles d’accès pour les MNA. À Lille depuis neuf mois, Sekou aura 18 ans en juillet. Le natif de Guinée est encore en attente d’un recours sur sa minorité. Scolarisé dans un lycée privé professionnel de Tourcoing, il est l’un des délégués du collectif des Bois-Blancs. “Je savais déjà parler français, et j’ai une formation d'électricien”, souligne le jeune homme, qui a pu compter sur l’aide de sa famille d’accueil pour décrocher une place dans cet établissement de la MEL.
À 17 ans, Ibrahim, venu de Côte d’Ivoire, n’a jamais été reconnu mineur par l’État. Épaulé par Olivier Landmann, chez qui il est hébergé, il réussit à s’inscrire dans la formation de charpentier d’un lycée professionnel d’Orchies. Une filière au bord de la fermeture, avec seulement trois places pourvues sur les quinze proposées. Au terme de sa formation, il obtient son CAP et un poste en menuiserie. “Il a été embauché au bout de dix minutes. Charpentier, plus personne ne veut faire ça. C’est très dur, mais il est motivé.” admire Olivier. Par cette voie d’apprentissage, Ibrahim a pu obtenir un titre de séjour à sa majorité.
Olivier a aussi hébergé Safiatou, en classe de troisième professionnelle au collège d’Orchies. “Ils font des ateliers, un peu de français, et un peu de maths…” Quand la jeune fille, aujourd’hui placée dans un foyer à Cambrai, revient chez lui certains week-ends, il s’inquiète de son retard. “Elle fait ses devoirs mais elle ne comprend pas bien, elle recopie juste. Elle ne sait ni lire, ni écrire”.
Le département du Nord, déjà régulièrement pointé du doigt pour sa gestion de l’Aide sociale à l’enfance, peine à engager le dialogue avec les mineurs non accompagnés et leurs représentants. “On est venus vous rappeler vos obligations”, interpellaient les jeunes devant le siège du département le 6 mars 2025. Un déni de droit qui ne fait pas figure d’exception dans l’hexagone : la France a été condamnée en janvier 2025 par la CEDH pour non-protection des MNA.
Article écrit par Claire Fieux et Emilia Spada