Dans l’actualité du discours politique, il est des tours de passe-passe langagiers qui n’échappent pas au citoyen attentif, de surcroît au linguiste. En cette période estivale, un en particulier a retenu mon attention, qui annonce d’amères mesures politiques et, pour les accompagner, quelques délicieuses contorsions sémantiques et acrobaties argumentatives. Il s’est glissé l’air de rien dans l’une des dernières interventions du chef de l’Etat. Je retranscris ici l’extrait concerné :
David Pujadas : Et le mot rigueur ne vous fait pas peur ?
Nicolas Sarkozy : Le mot rigueur est connoté en France. Ce qui ne me fait pas peur c’est le mot rigoureux,M. Pujadas. Le mot rigueur ça veutdire baisser les salaires, je ne le ferai pas, augmenter les impôts, je ne leferai pas. Le mot rigoureux ça veutdire qu’on revient à l’équilibre, je le ferai. (Interview télévisée du chef del’Etat, 12 juillet 2010)
Noyant – pour un temps – le poisson d’une éventuelle politique de rigueur, notre chef de l’état contraste les termes du couple de mots rigueur/rigoureux, préférant finalement parler rigoureux plutôt que rigueur. L’écolier attentif aura cependant relevé que rigueur/rigoureux appartiennent à la même famille de mots, l’un dérivant de l’autre et que, pour cette raison, il partage un noyau de sens commun : être rigoureux c’est avoir de la rigueur, la rigueur, c’est la qualité d’être rigoureux… Le même écolier pourra alorsdessiner de jolis cercles avec de telles définitions, et se dire que finalement que rigueur/rigoureux, c’est la même chose et que notre président soit méconnaît les bases de la formation des mots français soit joute avec les dictionnaires de langue contemporains.
Une telle hypothèse a le mérite de nous faire sourire. Elle renforce d’ailleurs l’idée défendue par certains commentateurs que notre président ne sait pas parler. Mais une telle hypothèse masque en vérité l’enjeu discursif et politique de cette mise au point présidentielle sur les mots.
Dire « positivement » la rigueur : le choix des mots
Nicolas Sarkozy joue non innocemment sur le sens linguistique des mots et sur leurs usages récents dans l’espace médiatique et politique. La consultation des dictionnaires est d’abord fort instructive pour saisir une part du choix présidentiel. Le dictionnaire de langue Le Robert 2010 présente ainsi les trois premiers sens de rigueur :
S1 - Sévérité, dureté extrême.
Comme dans : La rigueur d'une répression. Traiter qqn avec rigueur [1]
S2 - Auplur., vx ou littér. Acte de sévérité, de cruauté.
Comme dans « La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles » (Malherbe).
S3 - Exactitude, précision, logique inflexible. Rigueur du jugement, de l'esprit.
Le mot est doté d’un sens « fort » (S1 et S2), hérité du latin rigor, rigoris (au sens propre : « raideur, dureté, rigidité » qui pouvait désigner la « raideur causée par le froid », au sens figuré : « inflexibilité, sévérité » [2]), et d’un sens plus atténué, « positif » (S3). A partir de la troisième acception du terme, est formée l’expression politique de rigueur : « mesures économiques visant à comprimer les dépenses budgétaires, la consommation et l'investissement, afin de lutter contre l'inflation » (Le Robert 2010). Sur ce dernier point les dictionnaires ne sont pas tous d’accord puisque le Trésor de la langue française fait remonter ce type d’emploi à lapremière acception du terme, à son sens fort, donc.
L’adjectif rigoureux, lui, hérite partiellement des significations de rigueur : comme le mentionne le Dictionnaire historique de la langue française [3], « le mot [rigoureux] n’a pas les mêmes emplois que rigueur ; le sens moral fort de “sévère, inflexible”, aujourd’hui marqué, a aujourd’hui décliné au profit de ceux de “pénible, difficileà supporter” (fin 16e siècle), spécialement en parlant du froid(1640), “exact, d’une perfection incontestable” (vers 1530) et, dans le domaine intellectuel, “qui procède avec une grande précision” ».
Sans conteste, le chef de l’État (ou sa “plume” [4]) a ces finesses sémantiques en tête, et préfère le dérivé adjectival au nom qui peut évoquer plus facilement ledésagrément voire l’insupportable. Autrement dit, parler rigoureux, c’est parler de rigueur, sans vraiment en avoir l’air, c’est dire positivement, ce qui est perçu négativement.
S’emparer des mots, redessiner le réel
Le choix du chef de l’état n’est pas seulement affaire de sens linguistique et de dictionnaire. Il est de toute évidence surtout question ici d’idéologie, de rhétorique et de discours. On peut s’en convaincre en observant de plus près le développement du chef de l’état :
Le mot rigueur ça veut dire baisser les salaires, je ne le ferai pas, augmenter les impôts, je ne le ferai pas. Le mot rigoureux ça veut dire qu’on revient à l’équilibre, je le ferai.
Nicolas Sarkozy convoque ici une technique bien connue des politiques et des spécialistes de rhétorique, la « définition argumentative ». Il s’agit de définir un terme de telle sorte que la définition exprime une prisede position, favorable ou défavorable, vis-à-vis de l'objet défini, et le présente dans une perspective favorable à la ligne argumentative que l’onprévoit de développer. Loin d’être objective, la définition argumentative insiste sur un aspect particulier de l’objet défini. Les définitions proposées portent sur rigueur et rigoureux :Définition 1 - rigueur => « baisser les salaires »
Définition 2 - rigoureux => « on revient à l’équilibre »
La première définition condense incontestablement tous les emplois récents du mot rigueur dans l’espace public, lequel sert à désigner les mesures prises à l’étranger et notamment dans plusieurs pays européens pour réduire ladette publique accentuée par la crise. De telles mesures en France reviendraient à remettre en question des acquis sociaux, des droits ou encore des avantages fiscaux : à l’aube d’une réforme des retraites qui s’annonce périlleuse, parler rigueur semble pour le moins épineux.Cette première définition posée, le mot rigueur est donc abandonné(pour un temps) au profit du mot rigoureux qui n’a pas eu le même succès d’emploi dans l’actualité et qui est donc viergede toute représentation. Et là, la seconde définition proposée par le chef de l’Etat étonne. « Revenir à l’équilibre » n’est-ce pas la « fin » qu’essayent d’atteindre les autres pays européens en imposant comme moyens « baisser les salaires » ? Inanité, hypocrisie ou fourberie du discours présidentiel, qui nous impose une fin – « on revient à l’équilibre » – en omettant de préciser les moyens convoqués... qui, contre la rigueur proposée par d’autres comme moyen, convoque rigoureux comme fin. Astucieux tour de passe-passe qui permet de faire entrer en scène sans provoquer un jet de tomates un thème cher à la droite libérale, « l’équilibre budgétaire ».
Personnaliser les mots,incarner les valeurs
Le choix de rigoureux a aussi une efficace qui tient à la catégorie grammaticale à laquelle appartient le mot, la catégorie de l’adjectif. Un adjectif ne peut être employé seul et a besoin d’un support (nom, pronom) pour « référer » – par ce mot barbare, nous entendons, linguistes, la capacité d’un mot à dénoter un objet du monde, à renvoyer à une réalité extra-linguistique. Dans le discours du président, le support est implicite. Pour autant, en écoutant l’ensemble du discours, un nom vient naturellement à l’oreille du public, le nom de Nicolas Sarkozy lui-même, et avec lui, un pronom, si présent dans le discours du président, le pronom « je ». En effet, tout au long de cette intervention, le président essaime des qualificatifs désignant des qualités morales, intellectuelles dont lui, ses ministres ou toute personne quientre en contact avec le président, seraient dotés.
D’abord, « Eric Woerth est un homme honnête, c’est un homme compétent » ; plus loin, « C’est plus facile d’être populaire… » [populaire qualifie ici la fonction présidentielle ou Sarkozy lui-même] ; ou encore, « J’essaye d’être juste » ; voire, « M. Pujadas, vous êtes un journaliste trop sérieux » (sic) ; « J’essaye d’être un homme honnête », « je ne suis pas naïf » et « elle [la classe politique] est honnête » ; pour être honnête » « il faut toujours être honnête » ; enfin, à propos de Thierry Henri qui a rendu visite au président : « C’est un homme honnête » (on remarquera au passage dans ce discours la répétition maîtrisée de l’adjectif honnête).
Rigoureux vient à la fin de cette série, participant d’une personnalisation et d’une individualisation du pouvoir, de l’incarnation des mesures politiques à venir, et ici plus précisément de la gestion de la crise. Le choix du mot permet de réaffirmer positivement une valeur de droite, le retourà l’équilibre budgétaire, tout en lui donnant chair.
Parfois les cache-sexes de politiques insupportables, les mots en politique sont surtout le révélateur de l’idéologie (tout aussi parfois insoutenable) portée par celui qui les emploie. Ainsi, plutôt que parler (de) rigueur, le chef de l’état préfère« incarner » la rigueur. Peu importe finalement le contenu de cette rigueur (et les mots pour dire ce contenu), un homme, en bon gestionnaire del’économie domestique, sera là pour rassurer le citoyen mais aussi, ne l’oublions pas, pour veiller à ce qu’elle soit bien appliquée, la rigueur…
Notes :
[1] L’ensemble des exemples présentés dans les définitions sont extraits du dictionnaire Le Robert 2010.
[2] Définition extraite du Dictionnaire historique de lalangue française, Le Robert, 1998, réimp. 2006, p. 3254.
[3] Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1998, réimp. 2006,p. 3254.
[4] "Plumes" désigne ici les personnes chargées de rédiger les discours des hommes politiques. Pour plus de détails, je renvoie à l’article très instructif de Caroline Ollivier-Yaniv, « La fabrique du discours politique : les « écrivants » des prises de parole ministérielles » dans Argumentation et discours politique, Bonnafous, S., Chiron, P., Ducard, D., Levy, C. (2003), Paris : Presses Universitaires de Rennes, p. 89-98.
Photo: Emilie Née