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Billet de blog 8 novembre 2010

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Les maîtres, le laquais… et son scooter

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Rouler en scooter, c’est la seule liberté qu'il nous reste quand nous sommes tenus en laisse par un pouvoir.

Cette pensée inattendue et la scène de dérision qui lui est associée – laquelle ne cesse de m’amuser – m’ont été suggérées par le dernier film de Pierre Carles – Fin de concession [1] – que je ne saurais que conseiller en cette période riche en actions et questionnements critiques et politiques.

Ce documentaire pose sur un ton léger, qui flirte souvent avec le burlesque, des questions aussi simples mais fondamentales que : « un contre discours est-il opposable aux discours dominants véhiculés par la télé ? », « Quelle critique des médias proposer ? », « Comment action et critique peuvent-elles se fondre pour être agissantes ? ». Et tout en bousculant l’habitus télévisuel, ce « contre-film » propose, oppose une action critique – ou encore une critique dans l’action.

Le point de départ du film est la concession accordée en 1987 à Francis Bouygues sur la première chaîne de télévision française (TF1), la place et la politique éditoriale de cette toute première chaîne privée hertzienne : le spectateur ignorant tout ou partie de cette histoire appréciera le travail d’archive qui est proposé : des images effarantes du coaching de l’équipe Bouygues par Bernard Tapis à cette interview télévisée des années 1990 où l’on apprend que celui-là même qui est aujourd’hui « président des Français » se faisait l’avocat de cette privatisation et s’offusquait qu’on puisse remettre en cause la cession d’une antenne à TF1, sans parler de cette incursion dans un bureau occupé par quelques jeunes journalistes « en apprentissage » chez TF1, avec, parmi eux, David Pujadas.

Néanmoins, le spectateur est amené à comprendre très rapidement que ce n’est pas tant l’histoire de TF1 et les comptes (pour ne pas dire les services) non rendus par Bouygues qui importent le plus dans ce documentaire. L’agencement des archives et des entretiens « sans concession » entre Pierre Carles et quelques-uns de ces puissants des médias sert la confrontation de deux discours avec la volonté que l’un déconstruise l’autre : d’un côté un discours critique des médias proches des pouvoirs économique et politique – et mû par les ressorts de ces mêmes pouvoirs – de l’autre le discours des « porte-paroles » et porte-drapeaux de ces pouvoirs dans les médias – ceux du moins qui apparaissent comme tels mais qui se défendent dans le même temps de toute inféodation politique ou économique.

Certes, le spectateur assiste alors à un véritable langage de sourds entre deux mondes qui ne peuvent, ne veulent communiquer – la réponse de Bernard Tapis « ça ne m’intéresse pas, je m’en fous » à la question de Pierre Carles « Est-ce que vous avez menti lors de la privatisation sur le cahier des charges de TF1 » est assez emblématique. Mais il est aussi l’heureux destinataire d’un dévoilement du discours de certains grands médias télévisés et d’une mise à nu des porte-paroles eux-mêmes. Le retour sur l’interview de Xavier Mathieu, délégué CGT Continental menée par David Pujadas en avril 2009 [2] ou encore le réquisitoire de ce dernier contre un journalisme « de la veuve et de l’orphelin » enseignent par exemple sur la place faite aux revendications sociales et à certaines catégories de travailleurs.

Le film révèle dès lors avec justesse la mise en scène du discours de la télé et les personnages que ses porte-paroles, acteurs médiatiques, endossent ou se fabriquent. Pierre Carles esquisse ainsi une famille de personnages, incarnés par les puissants des médias, tous aussi risibles et fragiles les uns que les autres. Des personnages qui ont tous en commun d’être imprenables – on apprécie cette scène suggestive où Pierre Carles essaye de joindre Guillaume Durand depuis une mongolfière – de se prendre au sérieux – ainsi certains journalistes devenus suffisamment puissants pour devenir patron de grands clubs sportifs choisissent en guise de sonnerie de téléphone portable la musique bien connue du Parrain (F. Coppola) – de minauder ou de poser opportunément devant les caméras et de se tenir prêts à de nombreuses concessions pour ne pas perdre leurs privilèges.

Incarné par Pierre Carles, le contre-discours des médias est malmené dans une telle confrontation, passant du travestissement – Pierre Carles devient Pedro Carlo, journaliste uruguayen imaginaire – à la routine – Pierre Carles a perdu « le fighting spirit » dit un moment un membre de l’équipe – et du doute à l’autocritique – « pourquoi tu vas voir ces gens ? » lui demande un moment sa productrice Annie-Gonzalez. Le réalisateur est ainsi amené à montrer comment l’objet critiqué peut déteindre sur la critique elle-même, et comment la critique, sous une certaine forme, peut même renforcer le discours de la télé, alors semblable à une hydre.

Le film propose finalement une troisième voie qui se situe entre la performance artistique, l’acte politique radical et, en somme, un coup de force discursif. L’une des dernières scènes du film – nous ne raconterons rien pour ne pas gâcher le plaisir – figure ainsi comme un morceau de bravoure, un délire festif, un moment jouissif pour les acteurs-personnages comme pour le spectateur.

La critique des puissants de ce monde et des médias qui leur sont liés a donc de beaux jours devant elle… et c’est plutôt une bonne nouvelle !

[1] Fin de concession, sortie en salle : 27 octobre 2010, documentaire réalisé par Pierre Carles, produit par Annie Gonzalez, C.P. Production, Les Mutins de Pangée, Touscoprod, distribué par Shellac. Site du film : http://www.findeconcession-lefilm.com/

[2] Les « Conti » de Clairoix, qui viennent d’apprendre le refus par la justice de leur demande de suspension de la procédure de fermeture de leur usine, s’en prennent alors au pavillon d’accueil du site ainsi qu’à la sous-préfecture de Compiègne.

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