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Billet de blog 26 septembre 2024

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Ode aux gens « à boutte »

Dans l’émotion que suscite le tourbillon de l’actualité, il me prend l’envie de composer une espèce d’ode à mes amis « à boutte ». Nous vivons dans une société qui est culturellement, politiquement, économiquement liée à l’ensemble de la planète, mais qui a cette manière de cacher ou d’au mieux présenter comme lointaine la violence du monde.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce texte a été initialement publié dans Le Devoir. 

Vous me permettrez un texte personnel aujourd’hui. Dans l’émotion que suscite le tourbillon de l’actualité, il me prend l’envie de composer une espèce d’ode à mes amis « à boutte ».

Je salue d’abord une collègue d’origine libanaise qui a commencé sa journée de mercredi avec un « non ». Non, je ne serai pas à la rencontre très importante prévue aujourd’hui, ma concentration est affectée par ce qui vient d’arriver au Liban, je prioriserai plutôt les communications avec ma famille.

J’aimerais ne pas avoir vu d’instinct ce courriel comme un acte de courage. Mais si ce type de messages est rare, c’est parce qu’on vit dans une société où l’on s’attend à ce que les gens affectés par une horreur dans leur pays d’origine encaissent, fonctionnent et performent comme à l’habitude. Il n’y a pas de congé maladie prévu, dans nos normes du travail, pour une « attaque-qui-fait-quantité-de-morts-dont-des-enfants-et-des-milliers-de-blessés-et-ça-s’empire-d’heure-en-heure-ite ». C’est pourtant un mal qui ronge le système nerveux.

L’explosion des téléavertisseurs et des walkies-talkies vraisemblablement téléguidée par Israël ne sort pas de nulle part. Elle affecte des gens qui sont déjà profondément « à boutte » après près d’un an de violence à Gaza, en Cisjordanie et dans le sud du Liban. Il faut comprendre que le conflit entre Israël et le Liban dure depuis des décennies, et connaît des périodes d’intensification et d’accalmie. Les nouvelles touchent des gens qui sont venus au Canada notamment pour fuir la guerre : l’actualité réveille des souvenirs d’enfance, un traumatisme intergénérationnel.

Je salue donc mes amis qui expriment leur colère, leur sentiment d’impuissance, leur deuil à leurs proches ou sur les réseaux sociaux. Je salue aussi ceux qui se déconnectent de leurs émotions, périodiquement, dans cette société qui exige d’eux un fonctionnement normal. Cette stratégie a le mérite de rendre la douleur plus supportable, mais elle a un coût : on ne peut pas se déconnecter de sa tristesse sans aussi se déconnecter de sa joie. Je vois certains proches qui se sont en quelque sorte zombifiés et isolés dans la dernière année, qui s’éloignent d’une forme de goût à la vie que je leur connaissais si bien, afin de se préserver du gouffre. J’aimerais qu’on soit plus nombreux, autour de vous, à comprendre et à reconnaître ce type de transformation intérieure.

Je salue aussi mes amis de confession juive qui traînent l’actualité de la dernière année comme une espèce de boulet moral. Ce dont je suis témoin, par nos liens de confiance, c’est une forme de questionnement existentiel qui travaille aux tripes. Il y a un gouvernement étranger qui invoque une partie de leur identité pour justifier des actes qui retiennent l’attention de toute la planète. Le contexte crée une réaction à l’actualité qu’on pourrait qualifier… d’intime — pour chaque personne, en fonction de l’éducation politique reçue et de son histoire familiale.

Je remarque chez plusieurs une forme de pudeur dans la manière de communiquer ce travail des tripes. J’espère utile de rappeler que la logique guerrière ne devrait pas nous faire perdre de vue que toutes les souffrances et toutes les émotions de tous les humains sont valides : je vous souhaite des espaces où vous pouvez nommer, de manière porteuse, ce qui vous traverse. Les plaies qui ne sont pas nettoyées par la parole sont à risque d’infection.

Pendant que j’y suis, je salue aussi mes frères et soeurs de la diaspora haïtienne. En plus de tous les maux qui plombent notre pays d’origine, il y a un candidat à la présidence américaine qui nous a accusés, alors que la planète écoutait, de manger les chiens et les chats de nos voisins. C’était tellement ridicule qu’on est nombreux à avoir utilisé l’humour pour mettre l’affaire à distance. Mais des commerces à Springfield, en Ohio, sont vandalisés. Et nous avons presque tous de la famille aux États-Unis. Et il faut admettre qu’on a ri jaune. L’élément de l’histoire de la communauté haïtienne montréalaise qui porte le plus le poids du tabou, c’est la manière dont nous avons été stigmatisés lors de l’épidémie du sida. On sait très bien jusqu’où les choses peuvent aller lorsque l’Occident s’emporte dans un vent de folie. L’humour ne peut pas venir à bout seul de l’ensemble de la crispation.

Je salue aussi mes amis autochtones. Neuf altercations avec la police ont fait neuf morts autochtones un peu partout au Canada depuis le 29 août. Une vigile pour les victimes s’organisait à Montréal mercredi. Je suis persuadée que la plupart des gens qui me lisent n’avaient pas été informés de cette vague de morts autochtones aux mains de la Gendarmerie royale du Canada et de polices municipales, bien que la députée du Nunavut, Lori Idlout, ait demandé un débat d’urgence aux Communes dès lundi, jour de la rentrée parlementaire. Je ne sais pas, dans ce pays, à quel rythme des Autochtones doivent perdre la vie violemment pour nous détourner de notre quotidien.

Nous vivons dans une société qui est culturellement, politiquement, économiquement liée à l’ensemble de la planète, mais qui a cette manière de cacher ou d’au mieux présenter comme lointaine la violence du monde. Or, quand on a les deux mains dans la « diversité » de notre environnement social, ce type de mise à distance devient plus difficile. D’un côté, ça peut être lourd, lorsqu’on n’en a pas l’habitude. De l’autre, ces liens assurent notre (re)connexion avec l’humanité entière — à commencer par la nôtre. 

On aime le mot « vivre-ensemble » au Québec. Je souhaite ardemment que l’on comprenne que l’expression traduit une manière de partager le quotidien qui restera superficielle tant qu’on ne sera pas plus curieux — et respectueux — de ce qui se passe intérieurement chez nos voisins, et dans le monde. J’aimerais que l’injonction implicite de vivre de manière privée et discrète son lien avec l’état du monde tombe. Il doit cesser d’être courageux de le faire paraître au public, de le laisser déranger ses collègues.

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