L’inquiétude se fait chaque jour plus grande dans notre pays. On ne compte plus le nombre d’occurrences du mot « crise démocratique ». Car il faut bien nommer les choses telles qu’elles sont.
Qu’il s’agisse de la mobilisation contre la réforme des retraites, de l’abstention, de la défiance à l’égard des élus et des institutions, des manifestations et rassemblements contre des projets jugés écocides comme à Sainte-Soline…les causes du mal qui ronge notre démocratie sont similaires et profondes.
Une crise à nu
Le Président de la République est plus isolé que jamais, après avoir démonétisé et brutalisé l’intégralité des autres acteurs de cette pièce tragique : le Parlement, les syndicats, le mouvement social dans son ensemble, et jusqu’à sa Première Ministre. Le roi est nu.
Dans le même temps, le rapport de forces s’inverse dans de nombreux pans de la vie sociale.
Dans le monde du travail, avec la pénurie de main d’œuvre de nombreux secteurs, les travailleurs reprennent du pouvoir de négociation face aux employeurs. L’équilibre injuste entre le capital et le travail est contesté.
Dans la rue, dans les usines, les syndicats reprennent de la vigueur et gagnent en légitimité. Les corps intermédiaires redeviennent ainsi des acteurs centraux du jeu démocratique.
Partout dans le pays, la solidarité s’exprime. Les caisses de grève se remplissent. La lutte resserre les liens entre les Français. La convivialité, la joie, la quête de justice et la fierté retrouvée transforment la foule en peuple. Les générations s’associent dans un combat au goût d’universel et d’intemporel.
En finir avec la pédagogie
Les citoyens aspirent à reprendre en main leur destin individuel et collectif. Ils exigent d’être mieux associés au processus de décision. La rhétorique politicienne de la « pédagogie » tourne à vide. Elle signe l’échec du personnel politique en place à réinventer l’exercice du pouvoir. Le discours politique s’écrase sur le mur de la réalité : l’intérêt général ne saurait être la propriété exclusive des seuls représentants élus.
Acculé, le pouvoir se fait alors plus violent dans les mots et dans les actes. Ce faisant, la colère sociale se durcit. Des groupuscules ou des individus se sentent autorisés à passer à l’acte, quitte à décrédibiliser le mouvement social pacifique et unanime. Les forces de l’ordre, dépassées par les événements, n’ayant pas renouvelé leurs pratiques, commettent des violences inacceptables dans un Etat de droit.
Dans ce clair-obscur, les repères se brouillent. De nouveaux possibles s’ouvrent. L’extrême-droite se tient en embuscade. Elle observe. Elle polit son discours. Elle lisse ses traits. Elle prophétise son accession imminente au pouvoir. Elle n’attend plus qu’une chose : que le fruit mûr tombe enfin de l’arbre.
Cruelle impasse de notre Ve République dans la situation actuelle : celui qui a généré le chaos est aussi celui dont nous dépendons pour régler le problème dont il est le créateur. Certes, par deux fois, grâce à la mobilisation des parlementaires de gauche, le Conseil constitutionnel pourrait régler le sort de la réforme des retraites. En censurant en tout ou partie le texte. Mieux encore, s’il étudiait au préalable la proposition de référendum d’initiative partagée (RIP), et s’il la déclarait recevable, il ouvrirait la voie à une séquence démocratique dont nous pourrions tous nous saisir, puisqu’il s’agirait alors de recueillir le soutien d’au moins 10% du corps électoral, soit un peu moins de 5 millions de personnes.
Et pour le reste ? Quelles portes de sortie face à cette crise existentielle profonde de notre démocratie ?
1/ L’urgence, c’est d’abord celle de la désescalade et de la garantie de l’Etat de droit.
Chacun doit y prendre sa part.
Les forces politiques et syndicales se sont montrées d’une grande responsabilité en offrant un débouché républicain au mécontentement social et en condamnant ceux qui profitent du mouvement social pour commettre des violences et des dégradations.
Aucune action violente, d’où qu’elle vienne, ne peut être tolérée.
L’exigence de paix civile relève d’abord du pouvoir en place
La police doit se tenir dans le giron de la République. Son exemplarité doit être garantie par des cadres stricts et par la hiérarchie. Les règles juridiques et déontologiques doivent lui être rappelées et tout écart être sanctionné. La brutalité institutionnelle ne pourra qu’alimenter la spirale de la violence et taire les aspirations légitimes de la très grande majorité de la population.
Il faut néanmoins rappeler cette évidence : la non mise en application du texte de réforme des retraites constitue la seule véritable issue à ce conflit de haute intensité. Si l’exécutif s’entête, il peut espérer invisibiliser la contestation. Mais la colère, l’humiliation, la frustration, l’injustice produiront leurs effets, au risque de la déflagration de la promesse démocratique.
2/ Ensuite, la poursuite de la lutte peut être nourrie par des formes de mobilisation renouvelées, joyeuses et encapacitantes.
En dépit d’une dépossession manifeste de notre puissance d’action, ce mouvement populaire porte en germes des signes encourageants de réinvention des formes pacifiques de mobilisation et de contestation.
Les exemples sont nombreux, que l’on pense aux formes dansantes et chantantes empruntées avec succès par les Rosies, un collectif féministe identifiable à leur foulard rouge à pois blancs et leur bleu de travail, ou encore à l'activiste et «techno-gréviste» Mathilde Caillard («MC danse pour le climat»), ou encore à ces supporters de foot qui, à la « 49e minute » de jeu du match France-Pays Bas vendredi 24 mars ont sifflé en chœur dans un stade galvanisé par la performance sportive et le contexte politique.
La perspective d’un possible référendum d’initiative partagée serait une formidable opportunité pour les forces politiques et militantes de gauche de faire vivre in concreto une expérience positive à des millions de Français dans un moment historique et décisif.
Coaliser les énergies citoyennes et militantes
Les idées ne manquent pas pour renforcer les formes d’action traditionnelles (grèves, manifestations…) et favoriser la mobilisation du plus grand nombre. Les gilets jaunes avaient investi les ronds-points et revêtu la chasuble jaune. Appuyons-nous sur cette inventivité citoyenne qui ne demande qu’à s’exprimer pour investir les places publiques, les réseaux sociaux, les lieux de sociabilité… Inspirons-nous de luttes passées. De nombreux ouvrages regorgent d’exemples, à l’instar de celui de Srdja Popovic « Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans armes ». Rassemblons les forces militantes et citoyennes, créons des collectifs locaux, échangeons nos bonnes idées, donnons aux bonnes volontés les espaces d’expression de leurs idées.
3/ Enfin, la réinvention des cadres et des pratiques démocratiques devient plus que jamais une nécessité vitale.
Combien de fois Macron nous a-t-il fait le coup du changement de méthode ?
Nos institutions démocratiques se révèlent aujourd’hui inadaptées. C’est un truisme que de le dire. Nous l’avons constaté jusqu’à la caricature ces dernières semaines. La légitimité acquise par l’élection est de plus en plus précaire. Le citoyen ne veut pas juste élire une personne ou une équipe à un instant donnée. S’il le souhaite, il veut avoir voix au chapitre pour toute décision qui le concerne.
Plus encore peut-être que les institutions, ce sont surtout les pratiques politiques qui sont désormais anachroniques et superficielles.
La prime au conformisme et la loi du plus fort régissent l’espace politique. La créativité, sur les méthodes comme sur les idées, n’y fait que peu recette. Le système politique favorise les dominants, leurs pratiques, un certain type de qualités humaines et donc de personnel politique. Il n’est pas certain que celles et ceux qui accèdent aux responsabilités soient toujours les mieux à même de les exercer. La conquête du pouvoir empêche trop souvent le bon exercice du pouvoir.
Certains ont cru que le non-cumul de mandats règlerait une partie des problèmes. Il en a créé de nouveaux et accompagné l’affaiblissement du rôle et de la légitimité des élus au Parlement. Une mesure isolée d’ajustement « à la marge » de notre édifice démocratique a ici montré toutes ses limites à répondre aux immenses défis auxquels nous faisons face.
Finie la démocratie incantation, place à la démocratie implicative
Même quand ils sont consultés – car on n’oserait parler de concertation –, les citoyens ne jouent bien souvent encore qu’un rôle marginal dans les processus démocratiques (débat public, enquêtes publiques…), tant les modalités d’association demeurent formelles, faiblement implicatives et tardives, quand la décision est déjà prise. D’autres formes s’inventent et s’expérimentent pourtant loin des sentiers balisés par les démarches institutionnelles obligatoires, parfois depuis des décennies, comme ce qu’a réalisé Jo Spiegel dans sa commune de Kingersheim, véritable laboratoire de la démocratie de co-construction.
Tout dans le contexte actuel révèle la profonde incompréhension du Président et du Gouvernement, s’arc-boutant sur la légalité des procédures utilisées, balayant l’absence de légitimité de certains procédés pour faire passer en force une réforme perçue par les deux tiers des Français comme injuste et inutilement imposée dans l’urgence.
Chez une grande partie des responsables politiques, ce ne sont pas tant le courage ou la volonté politiques qui font défaut, comme on l’entend souvent. Leurs limites sont bien plus handicapantes, car elles reposent davantage sur un logiciel économique et politique daté, des savoir-faire et des savoir-être dissonants avec les aspirations démocratiques des citoyens.
La réforme constitutionnelle, première marche vers la nouvelle méthode démocratique ?
Alors qu’une réforme des institutions a été annoncée par le Président de la République, une proposition mérite notre attention, celle qui a été faite par Fanette Bardin, Dorian Dreuil, Chloé Ridel et Julien Roirant dans une récente note à la Fondation Jaurès intitulée « Malaise démocratique : comment sortir de la crise ? ».
Dans cette note, pour associer les citoyens tout au long du processus, les auteurs soutiennent la mise en place d’états généraux de la démocratie pour faire remonter les constats et les propositions, avant la tenue d’une convention citoyenne mixte (idée portée par l’ONG Démocratie Ouverte), associant citoyens tirés au sort, parlementaires, société civile et élus locaux conçue comme « un espace de réconciliation des différentes légitimités démocratiques ». Enfin, après le vote du Parlement, les auteurs plaident pour la voie du référendum au jugement majoritaire comme « seul moyen de garantir l’acceptation par le corps social d’une constitution renouvelée ».
Faire vivre la démocratie en continue au quotidien
Au-delà de cette séquence de refondation de notre arsenal constitutionnel, nous devons en parallèle plus que jamais renforcer les instruments quotidiens et continus de la démocratie, en commençant par une véritable écoute démocratique de la population, qui ne soit pas une simple posture ; en renforçant les capacités d’action des collectivités locales et de leurs élus ; en remettant des services publics en proximité dans tous les territoires avec des agents publics reconnus et valorisés dans leurs missions ; en soutenant les initiatives d’espaces de convivialité, d’art et de débats ; en réinventant les modalités de sélection du personnel politique.
La confiance ne se décrète pas. Elle se construit dans la durée et la sincérité.
La refondation démocratique doit être notre priorité. Sans elle, pas de préservation ni de conquête de nouveaux droits. Sans elle, pas de bifurcation écologique de notre société. Et c’est à la gauche qu’il revient de conceptualiser et de faire la démonstration qu’une autre voie politique, fondée sur l’empathie et la co-construction sincère, est non seulement possible, mais surtout désirable.