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Billet de blog 4 janvier 2021

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Démasquer la virilité

[Archive] C'est un poncif que de dire que l'idée de la masculinité que l'on s'en fait aujourd'hui est bien différente de celle d'il y a un demi-siècle. Cependant, il ne faut pas chercher bien loin pour trouver des caractéristiques attestant d'une toxicité pernicieuse. Afin de la faire évoluer, il convient de se rappeler comment elle a été construite et en quoi elle influence la vie de tout un chacun.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En début d’année dernière, Gillette, célèbre pour sa gamme de rasoirs pour hommes, décidait de prendre un virage à 180 degrés sur son image de marque. Depuis les années 80, elle prônait une représentation de l’homme idéal à travers le culte de la performance sportive, financière, professionnelle et conjugale, accompagnée par le slogan « The best a man can get » (où le « get » peut être interprété à la fois comme « devenir » et « avoir »). Une glorification de la virilité en somme, contrebalancée par une campagne de publicité de janvier 2019 où l’on voit des hommes remettre en cause les comportements malsains auxquels on les a habitués : le harcèlement de rue, la violence physique envers les plus faibles, la dissimulation des sentiments, tout cela était balayé au profit d’une masculinité plus positive et d’un nouveau slogan, « The best a man can be ». Un mea culpa général, accompagné d’initiatives pour repenser l’image de l’homme moderne, en promouvant une masculinité plus saine et inclusive, notamment à l’égard des hommes trans [1]. Malheureusement, la critique de la virilité a comme bien souvent excité les hommes masculinistes peu enclins à être bousculés dans leurs acquis, surtout aux Etats-Unis. S’en sont suivies de violentes réactions de rejet : outre les dislike massifs et les commentaires agressifs sur la version YouTube de la publicité, d’autres hommes se sont filmés en train de brûler leurs rasoirs et d’appeler au boycott de la marque sur les réseaux sociaux. Bien qu’exceptionnellement violente, cette réaction à la transgression d’une norme n’est pas étonnante pour autant. Il est cependant intéressant de s’interroger sur l’explication de ce genre de réactions, et de qui faisait que quelqu’un « est un homme » jusqu’à aujourd’hui. Les messages plus ou moins directs incitant à adopter des comportements nocifs à la fois pour soi et pour les autres apparaissent alors clairement.

Petit point sémantique avant de continuer : quelle est la différence entre la masculinité et la virilité ? Alors que la masculinité désigne les comportements et attitudes rattachés à la conception admise du genre masculin, la virilité fait référence à un ensemble de caractères : la puissance, le courage, le pouvoir, la performance sexuelle, l’honneur, l’imperturbabilité, … Être capable de distinguer ces deux termes permet de se rendre compte que contrairement à la virilité qui a des caractéristiques fixes, la masculinité est plurielle et dépend du contexte socio-culturel où elle s’applique. Dans notre conception occidentale traditionnelle, la virilité est un des critères associés à la masculinité. C’est une des normes du genre masculin : un ensemble de règles (comportements, attitudes, pensées, …) socialement construites que doit suivre une catégorie de personnes selon son sexe (au sens biologique du terme) pour pouvoir exister et performer dans la société. Une personne qui ne respecte pas les normes associées à son genre entraîne un rejet, allant de la moquerie à la mise à l’écart du reste du groupe, souvent de manière informelle. Cependant, ces injonctions, notamment celles associées aux hommes, s’avèrent toxiques envers toutes et tous, mêmes pour ceux qui y adhèrent entièrement. On répète encore aujourd’hui aux jeunes garçons « Sois un homme », avec tous les dégâts que cela cause sur le développement de la personnalité. Mais qu’est-ce qu’être un bon homme ? Relativement au contexte socio-culturel de notre époque, la réussite d’un homme, et donc sa masculinité, est associée à la réussite financière, à son pouvoir, ses possessions ainsi qu’à ses conquêtes et performances sexuelles. Celui qui n’arriverait pas ou ne voudrait pas atteindre ces objectifs sera immédiatement dénigré, dévalorisé, voire harcelé. « Minable », « Raté », « Fragile » fleuriront au passage de celui qui n’aura pas répondu aux attentes. C’est particulièrement vrai dans le cadre de la sexualité : il est attendu d’un homme, à partir d’un certain âge, d’atteindre un degré de performance minimal. Si par malheur il s’avère qu’il est tardif dans le début de sa vie sexuelle, alors il sera un « puceau », insulte qui équivaut à concrétiser la honte que devrait ressentir l’homme pour avoir échoué dans sa quête initiatrice pour devenir un « vrai homme ». Là où on demande à une femme d’avoir rapidement un partenaire (mais sans en avoir trop cumulé, ça va bien deux minutes), on exige de l’autre genre qu’il collectionne les conquêtes. Qu’il bande dur, qu’il les fasse jouir vite, qu’il éjacule tard, qu’il domine, qu’il mène la dance et la cadence, mais pas la décadence. Quelle est-elle ? Parvenir à s’épanouir sans posséder une femme. Une relation homosexuelle conduit instantanément à la perte de la virilité du point de vue de la masculinité [2]. D’une part pour avoir eu le mauvais goût d’avoir été dans une position (stéréotypée) de soumission, d’autre part pour avoir eu l’outrecuidance de ne pas dominer une femme (évidemment selon la conception classique, il y a dans tout rapport un dominant actif et une dominée passive, et il est inconcevable que les partenaires puissent être sur un pied d’égalité). C’est également la raison pour laquelle les hommes asexuels sont aussi mis à l’écart. Une telle orientation sexuelle est souvent considérée du point de vue du groupe social comme une faiblesse au mieux, comme une maladie au pire, parfois même comme une dissimulation des désirs profonds au profit d’une image de sainteté. De la même manière, un homme en couple hétérosexuel qui n’adopte pas le comportement attendu, à savoir avoir envie de relations sexuelles régulières avec une perspective de domination, soulèvera interrogations et inquiétudes de la part de son cercle social. Comme si une relation amoureuse ne pouvait exister sans rapports sexuels. C’est à ce moment que l’on se rend compte de l’impossibilité du modèle à considérer qu’un homme pourrait échapper aux prétendus besoins naturels de reproduction sans avoir ou être un problème. Sans être un « fragile », terme emblématique de qui ne se conforme pas au cahier des charges de la virilité.

La fragilité renvoie vers la sensibilité, trait de personnalité qu’il faut absolument éviter d’enseigner aux hommes si l’on en croit la conception du genre. Dans l’éducation genrée encore très commune aujourd’hui, les garçons sont encouragés à l’adversité, la compétition, la performance. Mais pas à la sensibilité, destinée aux filles. Plus qu’absent, c’est un trait de caractère proscrit. Une « fille à maman » c’est chou, un « fils à maman » c’est ridicule. Un garçon empathique, bienveillant, qui exprime des émotions autres que la colère et associées (jalousie, agressivité, …) ne sera respecté, ni par ses pairs, ni par ses pères. « Ne sois pas une fillette », « Arrête de pleurer, un homme ça pleure pas », « Sois fort, sois dur », « Sois un homme », « SOIS UN HOMME » crient-ils, ajoutent-ils à la souffrance. Comme pour silencer le malaise, comme pour éviter la contradiction. La masculinité est construite selon l’idée que pour exister et conserver sa position sociale dominante, un homme doit rejeter tout ce qui est associé à la féminité. Cela comprend la sensibilité donc, mais aussi toute la façon de vivre (par exemple être un homme au foyer, pratiquer un métier dit « féminin »), de s’habiller (porter des habits « féminins », du vernis, du maquillage, …), les activités (faire de la dance, de l’équitation, …). De ce point de vue, ne pas être une femme, c’est ne pas être inactif et donc avoir son destin en main. Moins que des opposantes, elles sont sociologiquement associées à des outils passifs à disposition des hommes qui se battront pour leur contrôle.  Dans le jeu du patriarcat, les femmes ne sont pas l’équipe d’en face. Elles sont la balle. Constamment, les garçons puis les hommes sont encouragés à lutter pour atteindre un modèle de masculinité. C’est que l’on appelle la masculinité hégémonique : le modèle idéal de la masculinité que les hommes doivent atteindre s’ils veulent bénéficier d’une position favorable dans la société, avec ce qu’elle comporte d’avantages et de privilèges. Plus exactement, c’est « la configuration des pratiques de genre qui incarne la solution socialement acceptée au problème de la légitimité du patriarcat, et qui garantit (ou qui est utilisée pour garantir) la position dominante des hommes et la subordination des femmes » [3]. Tout au long de leur vie, les hommes devront lutter pour atteindre cet idéal et prouver régulièrement leur masculinité (à travers le sport, le travail, la réussite, etc.), même si cela amène à énormément d’échecs et de désillusions. Une telle description de notre société peut sembler peu représentative de la réalité, à la limite de l’alarmisme, tant cela est inconscient, habituel, intégré. C’est en observant nos comportements et nos représentations que cela saute aux yeux. Et que l’on remarque les influences venant des proches ou de la culture. Les remarques, les moqueries, les blagues plus ou moins subtiles, les insultes envers un homme sont autant de moments où l’on intègre ce qui est socialement valorisé et ce qui est fortement déconseillé. Deux hommes se chamaillent ? « Les garçons aiment bien se battre, c’est normal ».

Les représentations publiques des hommes idéalisés ont également une forte influence. Si l’on considère le modèle classique du personnage homme blanc hétérosexuel (on pourrait ajouter cisgenre mais qui a déjà vu plus de deux films/séries avec un homme trans ?), la trentaine et légèrement barbu, que l’on observe les comportements valorisés dans la culture, la même liste apparaît très régulièrement : vaincre l’ennemi, se venger, conquérir ou protéger une femme, atteindre la réussite sociale, répondre à une provocation, devenir plus puissant. Prouver sa virilité en somme. Etendre la liste en changeant quelques critères (hommes de couleur, plus ou moins vieux, …) ne fait que confirmer les observations. Les films et tout autre produit culturel influent les mœurs, définissent ce qui est socialement accepté. On voit souvent des hommes faire des pieds et des mains pour séduire une femme, jusqu’à aller à des comportements déplacés comme s’introduire chez elle, la manipuler, lui mentir, la forcer sur un air détaché. Jusqu’à ce qu’elle accepte, car c’est ainsi que ça se passe. On voit souvent des hommes se battre, dominer l’adversaire, chercher à devenir plus forts, triompher des ennemis. Ils finiront incroyablement charismatiques, car c’est ainsi que ça se passe. On voit souvent des hommes plaisanter sur le prétendu manque de virilité d’un autre personnage masculin, sur sa non-hétérosexualité, sur ses contre-performances sexuelles. Et tous riront, car c’est ainsi que ça se passe. Le fait est que les produits culturels s’alimentent des normes de genre pour créer et idéaliser leurs personnages masculins qui deviendront eux-mêmes les modèles hégémoniques à suivre. Les personnalités représentées dans les fictions ont un effet direct sur la légitimation de ce qui est socialement acceptable pour un homme, elles vont être assimilées et reproduites, dans tout ce qu’elles comportent de toxique et malsain, pour soi et pour les autres. Par exemple, voir régulièrement des personnages féminins dans des rôles subalternes nécessitant systématiquement l’aide d’un homme contribue à perpétuer l’idée que les femmes sont moins compétentes et in fine, la continuité des comportements paternalistes. Il faut cependant bien comprendre qu’il n’y a pas de comportement mimétique direct entre ce qui est vu et ce qui est fait. Ou, comme le disent les anglo-saxons, il n’y pas d’effet « Monkey sees, monkey does ». Il est erroné de dire qu’assister à une tuerie dans un film ou un jeu va créer une horde de terroristes. En revanche, les comportements dépeints et légitimés contribuent à influer les rapports sociaux. A partir d’une observation se déclenche un processus de transformation subtile et complexe qui façonne la culture et l’opinion. Une intégration d’un comportement muée en influence pernicieuse sur les rapports sociaux. Le schéma narratif dans lequel la femme du héros est possédée par une entité et qu’il n’a d’autre choix que de la tuer se place par exemple sur un plan de logique similaire avec les violences conjugales motivées par le « elle l’avait cherché, il n’y avait pas d’autre choix ». La culture peut également être influencée dans un sens positif : dans les années 90, la période « girl power » a permis la représentation de figures féminines fortes dans le domaine artistique.

 Autre influence, la pornographie a également un rôle à jouer dans la construction de la sexualité et des rapports femmes-hommes, plus de la moitié des 15-17 ans déclarant en avoir déjà consommé [4]. Les contenus représentent presque toujours des rapports où les hommes sont dominants, parfois violemment, où le consentement est très rarement questionné, où les femmes sont considérées comme de la chair à consommer. Si des utilisateurs matures peuvent (éventuellement) prendre du recul et comprendre qu’il s’agit de scènes exagérées, représentant des fantasmes, c’est beaucoup moins probable pour un public jeune qui prendra comme objectif à reproduire ce qu’il aura vu, conduisant à une construction nocive de la vie sexuelle, surtout pour les partenaires. Et quand bien même il serait possible de prendre du recul, les comportements représentés sont légitimés, jamais remis en cause, contribuant à entretenir une vision patriarcale, avec tout ce que cela implique de conception pénis-centré des relations sexuelles. En favorisant l’apprentissage à considérer les femmes comme des objets et que leur consentement n’est pas à prendre en compte, ces contenus sont des arguments en faveur de l’idée que la société produit des violeurs, par la légitimation des comportements abusifs, voire répréhensibles. C’est exactement la définition de la culture du viol : les messages renvoyés par la culture, les médias, les groupes d’influence décrédibilisent implicitement la gravité des violences sexuelles. Concrètement, en tournant une agression sous un ton humoristique dans un film, en mettant en doute le témoignage d’une victime sur un plateau télé, ou encore en récompensant un réalisateur plusieurs fois accusé de viol. Le mot culture employé ici est fort. Non moins pertinent devant le constat que de tels messages sont présents où que l’on aille, repris allègrement par les défenseurs d’un retour aux valeurs traditionnelles de la virilité. La culture est propre à la population qui la possède, il en est de même pour la culture du viol.  C’est donc un cercle vicieux qui opère : les normes sociales transmises par l’environnement socio-culturel des hommes seront intégrées, digérées, reproduites, puis enseignées et transmises à nouveau. On pourrait croire qu’étant en déclin, elles ne pourraient plus avoir autant d’impact qu’avant, que leur effet se fait beaucoup moins sentir sur le développement des hommes. Mais bien que moins présentes, les conséquences de l’éducation genrée se font toujours fortement sentir.

Car il faut bien comprendre qu’inculquer de telles normes avec une véhémence telle qu’il en dépendrait de la survie de l’humanité conduit inlassablement à des troubles psychologiques et sociaux. Certes, certains garçons et hommes s’épanouissent parfaitement dans un système viriliste qui leur procure de nombreux privilèges de domination. Mais comme tout système hiérarchique, les dominé·e·s, en nombre majoritaire, souffrent inutilement de ce genre de personnalité placée sur un piédestal. On en vient à l’autre aspect essentiel du mal-être : seule une minorité d’hommes atteindra le modèle hégémonique. Le grand reste luttera vainement pour y accéder, au prix de sacrifices personnels, au travers de brimades et d’injonctions, de fléchissements contraints de la personnalité, de dissimulation du soi entrevu, au profit du modèle à atteindre. Parmi les oisillons jetés du nid, peu parviennent à s’envoler, le reste s’écrase au sol. Apprendre à se mépriser ne saurait être un aboutissement, un épanouissement ne peut être atteint en dissimulant ses émotions. Comment se construire sainement lorsque tout nous hurle d’être et rester un loup pour l’homme. Être un animal violent comme seule finalité. Ce n’est pas un hasard si les taux de suicide dramatiquement plus élevés chez les jeunes hommes coïncident avec l’adolescence et la disparition du langage émotionnel. Les chiffres sont deux à quatre fois supérieurs pour les hommes de 15 à 30 ans par rapport aux femmes [5]. Les méthodes utilisées sont également bien plus violentes. L’éducation presse à écraser sa personnalité sous le poids de la tradition, fracture l’esprit, puis retire tout moyen de signaler les failles qu’elle a créées. Le rejet de la sensibilité est à ce prix, exacerbé par celui du féminin. Les contacts amicaux entre hommes sont privilégiés devant ceux avec des femmes, associées à la sexualité et donc incompatibles avec une amitié sincère, d’où la théorie de l’impossibilité de l’amitié femme-homme. Dans le même temps, les relations amicales intimes entre hommes sont légions, mais on retrouve souvent le besoin de préciser le caractère purement hétérosexuel (« no homo »), comme si un soupçon d’homosexualité pouvait nuire à la confiance. Le besoin d’une telle précision est éloquent quant à la peur de transgresser les principes de la virilité.

Les conséquences du mal-être vis-à-vis des attentes de la masculinité peuvent être bien plus dramatiques par la suite. Certains hommes, confrontés à leur échec vis-à-vis des objectifs fixés par la virilité (être attirant et musclé, avoir connu plusieurs conquêtes féminines, …), développent une haine d’eux-mêmes et des autres, considérant que l’accès à ce qui leur revient de droit n’a pas été respecté. Des communautés se sont organisées autour de ces idées sur des forums en ligne sous le terme Incel (pour Involuntary Celibate). Initialement aux Etats-Unis et maintenant sur les principaux forums des pays occidentaux. Il s’agit de groupes d’hommes hétérosexuels faisant face à l’incapacité de trouver une partenaire amoureuse ou sexuelle, et développant un ressentiment à l’égard de celles et ceux qu’ils jugent responsables de leur situation. Ils se caractérisent par une culture de la haine des femmes, en particulier les femmes féministes qu’ils accusent d’être coupables de leur célibat. Une haine tellement implantée qu’une mythologie s’est créée dans la communauté, à propos des « artistes de la drague », des « chad », de la « pilule noire », les « mâles alpha » et autres termes censés expliquer leur situation et le fonctionnement de la société. Au fur et à mesure d’échanges misogynes, violents et dégradants y compris envers eux-mêmes, des incels en viennent à ne plus supporter leur condition et décident qu’il est temps d’anéantir les responsables. Le 23 mai 2014 en Californie, un incel prend les armes et abat plusieurs femmes avant de se suicider. Il laisse un manifeste haineux dans lequel il explique qu’il veut « se venger des femmes qui l’ont toujours ignoré » et qu’il veut « le leur faire payer ». Un attentat salué parmi les communautés incels, puis reproduit plusieurs fois par d’autres, le dernier datant de février 2020 en Allemagne [6]. Plus qu’un geste de haine, il s’agit d’une des conséquences de l’injonction à la virilité. L’éducation à exprimer ses sentiments uniquement sous la forme de la colère violente ayant déjà fait son effet, prendre les armes devient la solution ultime pour les hommes psychologiquement fragiles, galvanisés par l’idéologie sexiste. De manière générale, le fait que les tueries de masse, les meurtres conjugaux, les violences policières soient commises dans leur quasi-totalité par des hommes soulève le caractère systémique de celles-ci. Une fois encore, la société masculiniste encourage à adopter ces comportements à travers l’éducation et les influences socio-culturelles. De fait, quand une opposition à la virilité classique se manifeste, on observe systématiquement des réactions agressives de la part d’hommes attaqués dans leur masculinité, pouvant aller jusqu’au harcèlement et aux menaces de mort. On pense par exemple à la vague de harcèlement du GamerGate [7], ou plus récemment aux torrents de haine que peut recevoir une personnalité comme Bilal Hassani à chacune de ses apparitions. En général, ces réactions sont justifiées en tout et pour tout par la simple existence des personnes harcelées. C’est en cela que les normes de la masculinité, en plus d’être profondément installées, rassemblent de fervents défenseurs, prêts à tout pour garantir le statu quo et éviter un chamboulement de leur monde si confortable.

« Il porte un masque, et son visage grandit pour y rentrer » écrivait George Orwell. Une citation proche de l’expression « rentrer dans le moule », qui porte bien l’idée d’adapter sa personnalité à un modèle, mais aussi celle de cacher son vrai visage. Masquer ses émotions et contraindre sa façon de vivre constitue une double douleur, qu’il est nécessaire de soigner. Enlever le masque, en exhiber l’envers empathique constitue une première étape vers la guérison. Un processus qui a déjà commencé çà et là, avec des initiatives pour déblayer la voie vers une autre masculinité, diversifier les modèles, varier les influences. Un des plus beaux exemples se trouve dans la personnalité de l’acteur américain Terry Crews. Un homme bâtit comme une armoire à glace, dont beaucoup se demandent comment il fait pour faire tenir autant de muscles dans une seule chemise. Le modèle viril parfait. Et pourtant. Terry Crews s’est engagé depuis longtemps dans la promotion d’une masculinité positive, plus axée sur l’empathie et la sensibilité, en montrant que l’on peut avoir un corps d’Hercule sans être un Samson. En 2017, en pleine période MeToo, il confiait avoir été agressé sexuellement par un ponte d’Hollywood dans une soirée, au beau milieu d’une foule. Alors qu’en temps normal il aurait pu broyer son agresseur avec un seul de ses doigts, il confiait n’avoir rien pu faire. En partageant sa vulnérabilité, Terry Crews brisait le mythe du grand costaud indestructible, que rien ne peut atteindre, prouvant que même le plus fort des hommes peut témoigner sa sensibilité sans en pâtir, et au contraire, en sortir grandi.  Le milieu de l’audiovisuel a su fournir de nouveaux modèles de masculinité positive ces dernières années, y compris chez les personnages fictifs. Dans la saga des Animaux Fantastiques, le personnage principal, Norbert Dragonneau, a été salué pour son originalité. Un homme qui n’est pas mû par l’objectif de devenir plus puissant ou de vaincre ses ennemis, bien au contraire. Avant tout habité par le besoin de prendre soin des autres, l’empathie suinte de tout son être. Il vient en aide aux personnages féminins sans attendre de faveur sentimentale en retour, est conscient de ses faiblesses sans être dévalorisé pour autant. Il préfère comprendre et aider les monstres plutôt que de les vaincre, et n’est ressort que plus charismatique. D’autres modèles inspirants sont aussi accessibles aux plus jeunes, comme le personnage éponyme de la série d’animation Steven Universe. Un garçon doté de pouvoirs de protection et de soin, plutôt que de capacités offensives, montrant souvent aux autres qu’il est préférable de considérer avec bienveillance ce qui semble devoir être combattu au premier abord. Il montre ses émotions, encourage les autres à se confier pour leur plus grand bien, tout en étant considéré comme le point fort de son groupe. Un porte-étendard des dessins animés récents, à la fois rafraichissant et délicieusement moderne. Non contente d’avoir mis un bon coup de pied dans la fourmilière (même si l’on peut légitimement se demander s’il s’agit d’une démarche sincère issue d’un réel processus d’évolution, d’un plan marketing savamment orchestré, ou des deux), la marque Gilette a quant à elle étendu sa nouvelle image de marque à ses filiales nationales. Gilette France a ainsi lancé une enquête à propos des hommes et de leur sensibilité [8]. Parmi les résultats obtenus sur le panel, on apprend notamment que 74% considèrent qu’un homme sensible est « un homme moderne, sûr de lui, qui s’assume » et que 84 % pensent « qu’un homme sensible est [un aspect] positif ». Cependant 60% partagent leur sensibilité « uniquement avec certaines personnes et dans certaines circonstances », 84% « constatent que les stéréotypes empêchent l’affirmation de la sensibilité de l’homme ». Même si la volonté de changement est là, les normes établies ont la vie dure et empêchent encore l’expression libre d’une personnalité épanouie. Dans la quête d’une masculinité saine, pour les hommes mais également pour les femmes, les efforts doivent se poursuivre à la fois sur le terrain de l’expression des émotions et sensibilités, mais également sur celui de la lutte contre la virilité toxique et de tout ce qu’elle entraîne comme stéréotypes de genre. Le rejet de normes toxiques que l’on pourrait même qualifier d’aliénantes sera le salut vers une société enfin tournée vers la liberté d’exister, plus ouverte à la coopération, davantage fermée à la compétition. La masculinité et la féminité, plutôt que deux cases, sont en réalité deux spectres amenés à se recouper et se regrouper.  Le genre est la religion à laquelle nous avons toutes et tous consenti, et il est temps de revoir nos croyances.

Références :

[1] La publicité de Gillette en 1989 : https://www.youtube.com/watch?v=OAkVDCqVY6w , celles de 2019 : https://www.youtube.com/watch?v=koPmuEyP3a0 et https://www.youtube.com/watch?v=VcJQHUuXB2k

[2] Soit dit-en passant, « les femmes lesbiennes ont une probabilité significativement plus élevée d’avoir un orgasme que les femmes hétérosexuelles ou bisexuelles » : https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/jsm.12669 .

[3] D’après Raewyn Connell, créatrice du terme dans Masculinité, Enjeux sociaux de l’hégémonie.

[4] https://www.lemonde.fr/societe/article/2017/03/20/les-ados-de-plus-en-plus-exposes-au-porno_5097250_3224.html

[5] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/02/09/six-chiffres-cles-pour-comprendre-le-suicide-en-france_4861662_4355770.html

[6] Pour une description en détail de l’idéologie incel, une vidéo de la vidéaste ContraPoints : https://www.youtube.com/watch?v=fD2briZ6fB0

[7] Le scandale du GamerGate est une période de vaste harcèlement de militantes féministes liées à l’industrie du jeu vidéo, par de nombreux masculinistes. Une sorte d’anti-MeToo qui aura grandement influencé la politique américaine entre autres. Plus de détails ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Controverse_du_Gamergate

[8] Les résultats complets de l’étude ici : https://www.gillette.fr/blog/evolutions-de-la-masculinite-france-n91

Pour aller plus loin :

Les vidéos de la chaîne YouTube Pop Culture Detective qui analyse le traitement de la masculinité dans les œuvres culturelles : https://www.youtube.com/user/rebelliouspixels

Le documentaire The Mask You Live In qui analyse les conséquences de la masculinité toxique sur les adolescents aux Etats-Unis, disponible sur Netflix

L’analyse de l’expression de la masculinité de Ryan Gosling, en fonction du public visé : https://www.youtube.com/watch?v=_VwagSzKkEA

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