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Billet de blog 24 février 2023

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Témoignage d'une médecin généraliste sur la réalité de notre pratique médicale

[Rediffusion] L'engagement du médecin généraliste n'a pas attendu les mesures coercitives sur lesquelles reposent les propositions de l'Assurance Maladie au sujet des négociations conventionnelles 2023. Nous entendons trop peu la voix des médecins généralistes impliqués avec la plus grande vigueur dans le maintien du système de santé et bien trop celle des politiciens qui tentent de nous discréditer.

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Lettre ouverte au Ministère de la Santé et Directeur de la Caisse Nationale de l'Assurance Maladie,

Je suis médecin généraliste de 32 ans, installée depuis 3 ans dans une maison de santé pluridisciplinaire établie au sein de la vallée montagneuse du Champsaur dans les Hautes-Alpes.

Je vous écris car la voix des médecins ruraux est totalement inaudible dans le brouhaha actuel. Mais nous existons et tenons à bout de bras ce système de soins pendant que vous nous tapez sur les doigts.

J’ai grandi dans le petit village de Pont-du-Fossé. Je suis partie faire mes études médecine à Marseille car depuis l’enfance, je voulais être médecin généraliste. Après neuf années d’étude, une année de thèse, des remplacements et quelques mois sur les sentiers du monde, je suis revenue m’installer dans mon village. J’ai alors 29 ans, un doctorat, un conjoint, pas d’enfants, pas de maison. Durant toutes ces années, de la sortie du baccalauréat à l’âge de 18 ans à mon installation à 29 ans je me suis quasi exclusivement consacrée à la médecine. Je me suis d’ailleurs longtemps demandé si ça valait un tel sacrifice, maintenant je sais que la réponse est non. Ce qui est certain, c’est que si c’était à refaire, je ne le referais pas.

Après ce bref aperçu de mon parcours de vie, je vais tenter de vous dresser le cadre de mon activité de médecin de montagne. J’exerce donc depuis janvier 2020 dans une maison de santé où nous sommes 5 médecins, 1 orthophoniste, 1 diététicienne, 3 infirmières et 9 kinésithérapeutes. Pour nous épauler dans notre travail, nous employons 2 secrétaires, ainsi qu’une agent d’entretien.

Les temps n’ont pas toujours été aussi fastes en termes de présence médicale. Il y a quelques années nous étions dans une zone considérée comme un « désert médical ». L’exercice de la médecine générale dans cette vallée du Champsaur a été rendu attractif grâce au travail acharné de mes prédécesseurs notamment en créant une maison de santé pluridisciplinaire. L’hôpital de proximité a réouvert ses portes aux étudiants en médecine, puis les cabinets libéraux de diverses spécialités. Toutes ces initiatives, en parallèle des dispositifs d’aide à l’installation, ont permis progressivement de rendre à nouveau notre vallée, et par extension tout le département des Hautes-Alpes, attractive pour nous les jeunes médecins.

Notre équipe médicale est composée de 4 femmes et 1 homme, 3 d’entre nous sont parents, et l’ensemble de nos conjoint(e)s ont une vie professionnelle active. A nous 5, le cabinet offre la possibilité de voir un médecin 24h/24h tous les jours de la semaine grâce à un système de garde en dehors des horaires d’ouverture (8h-20h). Le samedi nous sommes ouvert jusqu’à midi et le week-end c’est un des 3 cabinets de la vallée qui prend la garde jusqu’au lundi matin. L’accueil des patients sans rendez-vous est possible toute la journée. Nous effectuons toujours et chacun d’entre nous des visites à domicile pour nos patients les plus âgés et les moins mobiles.

Notre offre de soins est large et notre activité est très diversifiée. Une de mes associées est Professeur Universitaire de médecine générale et fait des gardes au centre 15 pour la régulation libérale (oui dans les Hautes-Alpes nous n’avons pas attendu votre réforme du SAS -Service d'Accès aux Soins- pour mettre en place une régulation libérale). Trois (bientôt quatre) de mes associés sont maîtres de stage accueillant des internes. Un de mes associés est président de la Communauté Professionnelle Territoriale de Santé (CPTS) du Champsaur-Valgaudemar. Nous effectuons des actes techniques en gynécologie. Nous sommes tous les cinq « médecins de montagne », c’est-à-dire que nous nous sommes formés et nous continuons à nous former à prendre en charge de la traumatologie au sein même de notre cabinet médical. Nous sommes donc équipés d’un appareil de radiographie. Pour finir, nous sommes quatre à être des Médecins Correspondant Samu (MCS). C’est-à-dire que nous avons volontairement décidé de nous former auprès du Centre d’Enseignement des Soins d’Urgence de l’hôpital de Gap (CESU) aux actes d’urgences. Ainsi nous sommes en capacité d’intervenir sur des situations d’urgence vitale sur appel du 15 en attendant l’arrivée du SAMU.  Cette Initiative vise à limiter la perte de chance des patients dans des situations d’urgence étant situés à plus de 30 minutes de l’hôpital.

Grâce à toutes nos compétences, nous accueillons le nouveau-né et accompagnons le vieillard jusqu’à son dernier souffle, nous gérons les décompensations aigues d’organe, enrayons les crises suicidaires, réparons les os cassés et les cœurs brisés, défibrillons les cœurs arrêtés, accompagnons les cancers, diagnostiquons de la pathologie la plus bénigne à la plus sévère, rarement nous hospitalisons, et nous avançons seuls face à notre incertitude.

Notre but a toujours exclusivement été d’apporter une offre de soin diversifiée, compétente et disponible. Toutes ces initiatives reposent sur notre dynamisme avant même l’emploi de vos mesures coercitives et punitives. Nous nous sommes donnés les moyens d’exercer notre métier de manière confortable sans avoir un rapport sacrificiel à notre métier. Cela est possible grâce à notre un engagement humain et financier qui implique que plus de 50% de notre chiffre d’affaire soit destiné à faire tourner cette petite entreprise et payer nos charges. Ce schéma-là est loin d’être une exception dans notre département et partout ailleurs.

Après cet exposé, essayez d’imaginer comment me serait-il possible que je comprenne la responsabilité que vous nous faites porter vis-à-vis du manque d’accès aux soins ? Comment se peut-il qu’on puisse accepter de vous entendre répéter « droit du patient et devoir du médecin » après tout notre investissement ? Comment est-il possible de ne pas se sentir dénigré et humilié quand votre unique but est d’axer le débat actuel sur un aspect financier afin de nous faire passer pour des odieux Rockefeller ? C’est insupportable d’entendre parler de nous comme des « nantis » qui sont dominés par leur unique soif d’argent. Pourquoi ne pas à aller voir ce qui fonctionne, comment ça fonctionne, et comment ces dynamiques locales pourraient répondre aux problématiques nationales ?

Vous nous dites que les temps ont changé et que le métier doit évoluer, mais notre activité est sans cesse en évolution, nous la réinventons et l’adaptons. En sus de ce qu’il a été dit plus haut, plus récemment nous avons par exemple mis en place spontanément un protocole COVID inédit lors de la crise sanitaire. Et ce, sans le soutien ni financier ni matériel d’aucune autorité sanitaire, car c’était de notre devoir d’apporter une réponse solide. On nous traite comme des « sous médecins », alors même que nous augmentons en compétence et que nous sommes enfin parvenus à faire reconnaître notre profession comme une spécialité à part entière. Vous voudriez nous faire avaler que notre rôle devrait se limiter à superviser des équipes paramédicales pour faire notre travail ? Pourquoi s’inspirer d’un système anglo-saxon qui court à la faillite ? Inspirez-vous de nous pour créer notre propre système. Votre tentative à moitié cachée de faire des économies sur le dos de notre profession est une insulte. Votre Contrat d’Engagement Territorial (CET) avec ses différents niveaux est de nouveau une infantilisation, et permettra peut-être tout juste de maintenir le même niveau de rémunération qu’actuellement malgré l’augmentation des charges et tous nos efforts déployés sur le terrain. Aucune autre spécialité médicale n’a à subir un tel traitement, pourtant ici de nombreuses autres spécialités sont manquantes. Nous envoyons alors nos patients dans d’autres départements voire d’autres régions, au prix de nombreux mails et coup de téléphone pour faire accepter un nouveau patient, le soir après nos consultations, entre midi et deux et sur nos jours de repos. A défaut, nous prenons sur nos épaules la responsabilité d’un suivi qui aurait dû être effectué par un autre spécialiste. Et pourtant on ne martèle pas à nos amis spécialistes « droit du patient et devoir du médecin » pourtant je vous assure que nos efforts sont communs pour maintenir la tête du système de santé hors de l’eau.

Donnez-nous les moyens sur long terme de payer quelqu’un pour effectuer l’ensemble de nos tâches administratives. Donnez-nous les moyens de construire des maisons de santé, créez des dispensaires comme cela existe dans les DOM-TOM où nous pourrons travailler main dans la main avec les paramédicaux. Valorisez nos dynamiques locales et inspirez-vous de ce qui fonctionne dans les territoires, comme vous dites là-haut, pour les développer et les promouvoir ailleurs. Arrêtez de payer des agents de la sécurité sociale qui sont là pour nous demander, par exemple, combien de patients tabagiques nous suivons et combien de patch à la nicotine avons-nous prescrit, ou encore qui viennent nous montrer des camemberts statistiques pour nous dire que nous avons trop prescrit d’antidépresseur, trop d’antibiotiques. Valorisez leur activité en les payants pour nous accompagner dans des actions concrètes de santé. Arrêtez de nous infantiliser en nous faisant cocher des cases pour vérifier que nous faisons bien notre travail, faisant des uns les bons élèves et des autres les cancres. La rémunération sur objectifs est une vaste plaisanterie, tout le monde le sait sauf vous. Votre loi RIST et le CET continuent d’aller dans ce sens. Un dernier point, responsabilisez vos citoyens qui consomment la santé comme on irait se chercher un « macdo », on éviterait de nombreuses consultations inutiles.

Dans l’attente d’une révision de votre loi, veuillez agréer Mesdames, Messieurs, ma considération distinguée.

Dr Emma Accarier

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