L’ambiguïté de la situation ne fait que rendre plus pénible encore cet état d’incertitude et d’impuissance. Nancy Scheper-Hughes
En quoi le fait de savoir, c’est-à-dire d’assumer, les implications anthropologiques de la psychanalyse, en particulier du clivage de l’inconscient, peut-t-il servir à penser la politique ? Christophe Dejours
Emma : Au départ, je me suis familiarisée avec l’idée de porter atteinte aux sentiments et aux perceptions des personnes vulnérables en lisant le travail de Nancy Scheper-Hughes sur le Brésil. Elle écrit qu’il n’est pas difficile de rendre les gens fous en leur disant que leurs peurs ou leurs certitudes sont sans fondement ou qu’ils deviennent paranoïdes quand, en effet, tout le monde parle d’eux derrière leur dos. Pourriez-vous me donner une explication détaillée de comment cela fonctionne dans la pratique ?
Susie Orbach : Si quelqu’un va et exprime ses peurs et puis est dit qu’il n’a aucun sens à ses peurs, je pense que c’est cela qui le rend fou parce que son vécu n’est pas entendu. Donc, il se passe deux choses à la fois parce que si l’on l’écouterait et l’autre personne dise : « Je comprends que vous puissiez la penser ainsi ou la voir de cette manière mais ce n’est peut être pas ce qui se passe réellement » - et propose une autre interprétation des faits - je ne pense pas que le sentiment de folie persisterait si cette personne était entendue.
Emma : Ce qui arrive en France est que les gens qui vont à la hiérarchie pour signaler leur harcèlement sont dit qu’ils deviennent paranoïdes ou que ses peurs et ses certitudes sont sans fondement quand ils sont, en réalité, l’objet d’une atteinte à la dignité venant de la même hiérarchie. Boris Cyrulnik m’a expliqué que leurs suicides peuvent être une tentative de culpabiliser autrui - leur faire sentir responsables - pour n’avoir rien fait lorsque le suicidant leur avait demandé de l’aide.
Susie Orbach : Oui, précisément. Pensons à l’enfant qui se sent exclu. Il se sent furieux, il se sent blessé et il pense… et imagine ce qui serait dit à ses funérailles et à quel point cela va leur donner mauvaise conscience.
Emma : Oui, il s’agit de cela, c’est ce sentiment là, le sentiment de vengeance. Je pense aussi que leur situation est simplement invivable.
Susie Orbach : Tout ce que nous connaissons est ce que nous voulons changer concernant les structures policières ou les structures de santé mentale ici. C’est de cela qu’il s’agit. C’est de quoi The Women’s Therapy Centre est fait. Ça traite du fait qu’au moment où les femmes parlaient de leur détresse, on leur disaient : « Non, vous avez cette condition-là. » Personne n’écoutait.
Donc, la question à poser est : Si votre détresse est prise et pervertie et on vous dit : « Non, vous n’avez pas eu l’expérience que vous m’avez racontée. Non, c’est ainsi que c’est réellement passé. » Encore une fois, c’est le même problème à double degré : C’est de rester inentendu et, par conséquent, il n’est pas possible d’entendre soi-même et, donc, vous avez une fausse explication et puis vous êtes encore plus désespéré ou vous êtes encore plus privée de vos droits ou vous êtes dissocié ou vous êtes encore plus en colère ou vous vous sentirez encore plus confondu.
Emma : Mais pas malade ?
Susie Orbach : Au fond, les catégories de maladie ne me plaisent pas parce que, je veux dire, nous vivons dans une société tellement malade. Il m’est réellement difficile de faire la distinction entre malade et non-malade. La bonne partie de nos réponses « malades » sont compréhensibles car tant de personnes ont si peu de pouvoir à ce point et si peu de mesures à prendre pour pouvoir contribuer et se faire entendre sous une forme positive. Donc, ce n’est pas surprenant que les gens s’expriment par des gestes regrettables et désespérées.
Emma : Et nous réagissons très vite en pathologisant…
Susie Orbach : Oui, nous pouvons pathologiser parce que lorsqu’on pathologise quelque chose, on repousse la chose qui vous est dit loin de vous-même si vous êtes l’auditeur. Vous la renvoyez.
Emma : Vous prenez de la distance ?
Susie Orbach : Vous me dites quelque chose et je ne veux rien savoir. Je vous dis que vous êtes perturbée de le ressentir ainsi ou que cela ne s’est pas produit ainsi. Vous, vous m’avez donné quelque chose sur lequel réfléchir - avec vous - et moi, plutôt que d’y réfléchir, je vous le rends simplement et par-dessus je en remets une couche.
Emma : Il n’y a pas d’intimité. Il n’y a pas de reconnaissance.
Susie Orbach : Et il n’y a pas d’exploration ou d’intérêt ou de curiosité à l’exemple de : « Pourquoi penseriez-vous cela ? » Si je savais que quelque chose de distinct vous êtes arrivé, réellement, je serais curieuse d’explorer dans mon propre esprit - mais aussi avec vous - d’une manière générale, comment pouvons-nous comprendre que vous avez fini par croire ceci ? Comment cela vous aide-t-il ? Quelle est sa fonction ?
Emma : Qu’on soit laissé confondu par ce qui nous est arrivé ? Et qu’on ne sait pas la raison pour laquelle on se sent ainsi ?
Susie Orbach : Voyez-vous où je veux en venir ?
Emma : Oui, je vois. Soit ces employés se suicident, soit ils finissent en arrêt maladie et certains d’entre eux ne comprennent pas que cela n’a rien avoir avec eux personnellement. Ils pensent réellement qu’ils ont fait de mal sans s’en rendre compte. Ils pensent qu’ils doivent trouver ce que ils ont fait de mal et le résoudre afin d’arrêter le harcèlement qu’ils subissent.
Susie Orbach : C’est ça le but, n’est-ce pas ? Que lorsque quelque chose de horrible nous est arrivée, on s’oppose ou on fait quelque chose en signe de protestation, quoi que ce soit - à un autre niveau - inconsciemment, c’est à voir avec la difficulté de se sentir impuissant. Afin de se rendre plus puissant au moment d’impuissance, on pourrait penser : « Bien sûr, je suis responsable. » On prend la responsabilité pour cela et si seulement on pourrait arriver à comprendre ce qu’on a fait. « Est-ce que j’ai fait une gaffe lorsque je parlais à cette personne ? » « Ne me suis-je pas occupé de ma mère correctement ?
Quoi que ce soit pour ne pas se sentir aussi impuissant qu’est le rôle dans lequel on vous a mis. C’est comme ça que l’esprit fonctionne.
Emma : C’est une réponse très frustrante où on peut se faire piéger.
Susie Orbach : Je comprends, je vois. Et puis, on y pense et on y pense et on y pense… « Mais, quelle fut ma complicité ici ? » « Quelle faute ais-je commise ? » « Pourquoi ne l’ais-je pas fait de cette façon ? »
Emma : Christophe Dejours en parle comme étant une stratégie qui vise la personne qui montre l’exemple moral et leur faire craquer, leur rendre malade car cette personne est la plus honnête.
Susie Orbach : Et la personne représente une menace pour le système.
Emma : Et une menace aux autres employés parce qu’ils vont voir que même si cette personne est la plus honnête entre eux, elle va être poussée jusqu’elle craque.
Susie Orbach : L’équivalent anglais est, effectivement, le lanceur d’alerte. Ils se font contrecarrer en Angleterre. Oui, on est la fautrice de troubles. On est celle qui voit. J’étais la fautrice de troubles à mon école, donc j’ai été renvoyé. C’est une règle de base, on nous dit qu’on est une mauvais personne.
Emma : Ces salariés français ne s’expriment pas forcément. Certains d’entre eux ont conservé un profil très bas. Ce sont des gens très honnêtes et compétents. Le point essentiel à retenir est que ce qu’ils font est de respecter les règles du métier. Et en ce moment, pour s’adapter à la restructuration et à toute la privatisation, il faut contourner le règlement et rester en bons termes avec des gens qui sont en train de faire des choses qui sont mal honnêtes.
Susie Orbach : Qui sont tout simplement immorales.
Emma : Sans aucune doute. Il s’agit clairement de ce qui est immoral. J’ai besoin de montrer que ce sont ces salariés qui sont très engagés envers leurs patients ou leurs élèves ou leur travail qui souffrent à cause du fait que leur vécu n’est pas pris en compte.
Susie Orbach : Et puis, la personne finit par avoir un soi divisé.
Emma : Et ce sont des femmes et des hommes qui se sont repliés sur eux-mêmes quand, en fait, ce sont des braves gens qui ont toujours montré beaucoup d’intégrité, qui étaient réellement très bien sur le plan affectif lorsqu’ils travaillaient.
Susie Orbach : Bien sûr. Je suis en train d’y penser par rapport à mon propre cabinet. Je peux apporter à l’esprit l’exemple d’une de mes patients qui a heureusement réussi à s’organiser politiquement pour s’arrêter de sentir folle dans une situation professionnelle où elle a même été menacée de mort.
Elle a été très compétente et très créative dans sa réponse lorsque cela s’est produit. C’était autour du racisme et de la corruption. Elle a choisi un événement politique précis pour introduire un nombre de jeunes professionnels noirs au conseil dans lequel elle participait déjà. Elle l’a intensifié sur le plan politique et elle a, jusqu’à un certain point, réussi.
Donc, elle ne souffre pas d’une maladie mentale mais elle a besoin de venir me voir pour s’assurer qu’elle est en train de faire la chose juste sur le plan politique. Que je vois ce qu’elle est en train de faire. Elle a besoin de ce soutien, ce que je comprends parfaitement. Et, en fait, elle est une stratégiste bien meilleure que je pourrais être. Je veux dire, elle est dans la situation et elle sait à qui elle doit s’adresser pour se préserver. Et, elle m’impressionne fortement, en effet.
Emma : Moi aussi. Bravo à elle ! Dans les cas ainsi sérieux en France, ils font parfois des allégations mensongères.
Susie Orbach : Tout à fait, c’est exactement ce qu’ils ont fait à elle mais elle s’est exprimée publiquement de manière qu’elle a réussi à se projeter en tant que guerrière. Elle est un très bon exemple, en fait.
Emma : Je suis d’accord. Vous avez mentionné qu’il existe une pathologisation des émotions, tel que le deuil après une perte, et que le fait de pathologiser devient plus répandu à l’heure actuelle ?
Susie Orbach : Le sentiment de deuil se fait pathologiser par des psychologues dans leur manuel diagnostique. Si l’on sent de la peine pendant plus de quelques semaines, il y a quelque chose en vous qui ne va pas. Paradoxalement, c’est parce que les gens pensent à l’ère d’Oprah qu’ils doivent parler de leurs émotions, il n’est pas nécessairement plus sûr qu’auparavant car actuellement si l’on a une réponse émotionnelle, il y a soit une sorte de fascisme de sentiments qui se passe, dans laquelle il s’agit d’exprimer tous les sentiments, ou, non, on doit prendre du médicament. Ou, on a besoin d’un traitement par électrochocs, lequel continue encore dans ce pays.
Emma : Il existe une pathologisation des émotions comme l’indignation en France.
Susie Orbach : Telle est la question : Pensez-vous qu’ils utilisent cette pathologisation des émotions comme mécanisme politique ? Parce que cela est comment je l’entendrais. C’est une forme de répression.
Plutôt que d’écrire dans les journaux qu’un certain révolutionnaire politique ou quelqu’un d’autre prend la parole - c’est ce qu’ils font à n’importe quelle personne de gauche en Grand-Bretagne - la presse va simplement les attaquer encore et encore s’ils ont un statut de dirigeant politique.
Emma : Au sujet de leur vie privée ?
Susie Orbach : Ce n’est pas nécessairement au sujet de leur vie privée. C’est une attaque politique. Si l’on ne s’engage pas avec les idées présentées, on se dit tout court qu’ils sont des gauchistes et pour cette raison des tarés. Sinon, soit ils sont dans une prise de position contre la gauche, qui est axée sur l’envie, ou, soit ils les prendre pour des bien-pensants comme si cela était en soi quelque chose de méprisable.
Donc, ce que vous êtes en train de dire est que, actuellement, une des caractéristiques en France, et probablement en Amérique du Nord, est qu’ils ajoutent qu’on est fou à tout ça au lieu d’intérioriser la suggestion qu’on est fou.
Emma : Oui, justement. Ce sont des situations dans lesquelles soit la personne ne veut prendre aucune responsabilité ou soit il existe une possibilité de conflit. Il y a une grande différence entre ce que la personne a vécu directement et ce qu’on dit, en réalité, sur ce qui est arrivé à la personne.
Susie Orbach : Diriez-vous que c’est parce que ces personnes ont tellement peur de se faire entacher ?
Emma : Oui, c’est la peur.
Susie Orbach : Est-ce à cause de la fonction du diagnostic ou est-ce à cause de l’effondrement de la société ?
Emma : Il s’agit des deux. Un diagnostic de maladie mentale va les stigmatiser tout autant que les incidents où ils expriment leur détresse. Je trouve que les gens sont très mal à l’aise face à la colère des femmes en France, par exemple. Et ça traite de ce qui est politique dans la mesure où les gens ne répondent plus aux autres. Je pense que cela indique l’effondrement de la société.
Susie Orbach : Oui, cela relève de ce qui est politique. D’une part, c'est la politique de s’endormir et de rester sur son iPhone et ne rien faire du tout, aller s’éteindre et, d’autre part, qu’il existe quelque chose qui s’appelle la maladie mentale.
Je pense qu’il y a très peu de gens qui souffrent d’une maladie mentale. Il y a des personnes avec beaucoup de souffrance et de conflit et de supplice et de douleur et d’inaptitude à gérer leur chagrin ou toute sorte de choses. Mais, être dans un état, plus ou moins, où on a vraiment besoin de rester dans un endroit sûr, en nécessitant une forme d’asile - dans le bon sens du terme et ne pas dans le mauvais sens du terme - l’endroit où la personne pourrait y aller pour qu’on prenne soin d’elle… Je ne pense pas que cela affecte une très grande partie de la population.
Emma : Oui, certainement. J’ai toujours encouragé les femmes à tenter de résoudre uniquement les problèmes qu’elles ont à régler.
Susie Orbach : En se parlent entre elles.
Emma : Et en prenant de la distance.
Susie Orbach : Et en prenant de la distance des systèmes de soutien parce qu’ils n’apportent pas du soutien, ils sont affreux.
Emma : Il y a des hommes dans cette situation aussi qui pourraient mobiliser les autres, mais ils ne peuvent pas puisque ils subissent une atteinte à leur dignité. Par exemple, il y a ce policier qui est très engagé et très professionnel, donc il est victime d’un affront à son honneur. On dit qu’il couche avec une fille et qu’elle est mineure ou quelque chose. Ce n’est pas vrai mais tout le monde se met dans le coup parce qu’ils ont peur de la direction ou parce que le policier a rompu l’entente tacite - non-dite - concernant ce qu’ils négligent.
Susie Orbach : Est-ce que la direction vient des institutions publiques ou des entreprises privées ?
Emma : C’est une institution publique en train d’adopter des initiatives de gestion nouvelles et changeantes du secteur privé.
Susie Orbach : Donc, la police serait un exemple d’un soi-disant service public qui opère selon des modalités de la privatisation ?
Emma : Oui, et certaines de ces unités ne sont plus formées à établir une police de proximité.
Susie Orbach : Bien sûr, et cela est complètement systématique en Grande-Bretagne. Bien, il y a deux genres. Il y a de l’agressif, du complètement agressif, donc, faire en sorte que la Grand-Bretagne soit hostile aux réfugiés, aux personnes ayant dépassé la durée de séjour, en situation irrégulière, à qui que ce soit qui vient ici, faire en sorte que la Grande-Bretagne soit hostile aux personnes qui sont là depuis les années cinquante dont la « génération Windrush », originaires des Caraïbes. Cela a été à Theresa May…
Mais, au même temps, par contre, à l’intérieur de la police, il existe aussi : « Attendez, il faut écouter ces personnes qui signalent des abus et de l’harcèlement. »
Emma : Il y a une différence marquée entre ce que les gens doivent confronter et ce qu’on leur dit est leur travail proprement dit. Cela fait que les personnes ayant de la responsabilité envers les autres se retrouvent sans cesse dans des situations insolubles - dont d’une double contrainte - où les conséquences de dire quelque chose ou pas sont tout aussi mauvaises pour eux. L’ambiguité de la situation fait que nous ne savons pas quoi faire, en générale.
Susie Orbach : Mais, nous ne savons pas quoi faire parce que nous n’avons plus de formes d’organisation politique qui sont encore efficaces. Je pense que cela fait partie du problème. Si l’on a deux millions de personnes dans les rues de Londres en manifestant contre la guerre en Irak et cela n’a absolument aucun impact dans un pays de seulement cinquante millions d’habitants, une personne sur vingt-cinq était dans les rues - sans compter les personnes âgées qui ne pouvaient pas nous joindre, sans compter les bébés, c’est une proportion très élevée d’adultes, un nombre incroyable de personnes - et il n’y avait absolument aucune conséquence.
Donc, on a une société qui se sent, qui est totalement, privée de ses droits. Et personne ne sait comment s’organiser contre les horreurs qui sont commises en notre nom. Et puis, on est au travail ou quoi que ce soit au niveau local et cela se présente au sens large parce qu’on ne sait pas comment la changer.
On m’a parlé d’une affaire de fraude et de harcèlement, des plus terribles, d’un membre du personnel dans une prison, qui fut allé aider et toute l’histoire s’est fait inverser par les autres membres du personnel pénitentiaire. Ils ont trafiqué l’enregistrement, ils avaient tout fait, ils se sont rendus au tribunal. C’est une affaire incroyable. L’agent pénitentiaire avait vraiment l’impression de devenir fou, sauf qu’il comprenait qu’il n’avait rien fait de mal. Et chaque avocat à la cour qu’il est allé voir, qui avait de la sympathie pour lui au départ a soudainement changé son fusil d’épaule parce que le service pénitentiaire l’avait atteint.
Finalement, il a trouvé un avocat en dehors de cela. Il avait emprunté de l’argent pour engager un avocat à titre privé qui n’a pas été touché, entaché. Ils ont essayé d’atteindre son avocat mais il est allé devant un juge qui fut parfaitement raisonnable. Le juge a dit : « J’en vu assez pour savoir que ce qui est arrivé ici est un grave abus de pouvoir. » Mais, cette situation continue, il n’en est pas encore libéré. Cela dure depuis deux ans.
Emma : Est-ce qu’il va bien ?
Susie Orbach : Il va beaucoup mieux parce qu’il a un avocat et un juge qui veulent se battre. Mais cette situation n’a rien d’exceptionnel.
Emma : Mais, le système judiciaire fonctionne-t-il encore ?
Susie Orbach : Il a presque fonctionné dans cette affaire parce que le juge était bien et l’agent pénitentiaire a pris un avocat correct.
Emma : Christophe Dejours explique comment le fait de partager la même conception de ce qu’est la justice constitue le tissu social qui forment les liens entre les gens donc cela a un rapport vraiment pertinent, en fait.
Susie Orbach : Oui, en France encore, ils élèvent, effectivement, les gens à partager une ensemble d’idées dans le système scolaire, qu’elles soient mises en pratique ou pas. Nous n’en faisons pas, le notre ce n’est que de la compétition, de la compétition, de la compétition…
Emma : C’est vrai. Les principes républicains sont très présents et partagés dans un cadre conceptuel qui doit aider les gens à reprendre leurs repères. Par exemple, les émeutiers et les observateurs ils y faisaient référence pareillement dans les banlieues à Paris où ils ont eu les émeutes d’automne en 2005. Ils ont tous les deux expliqué la situation en termes d’une pratique de deux poids, deux mesures. Mais, il y a de la compétition en France et elle va de soi.
Je peux dire qu’entre enseignants, elle m’a paru comme si mes collègues étaient aussi sur la défensive en se montrent compétitifs. Elle tend à se traiter de l’autorité, d’assurer la situation, même quand on est la deuxième remplaçante et l’enseignante nommée au poste est en arrêt maladie pour une durée indéterminée. L’État était effectivement en train de payer trois salariés quand deux d’entre eux étaient à la maison. Ce que j’ai remarqué c’était qu’il n’y avait que très peu de dialogue en cours pour déterminer comment résoudre des cas de maltraitance à enfant alors qu’on avait les ressources et les spécialistes disponibles où je travaillais.
Susie Orbach : Cela est très intéressant car en Angleterre, ils sont en train de supprimer tous le services qui sont là implicitement pour aider.
Emma : Oui, j’ai vu qu’ils sont en train d’utiliser un manque de ressources comme étant la raison qui sous-tend leur démarche de faire sortir les enfants de Londres aux endroits où ils seraient plus susceptibles aux abus.
Susie Orbach : Nous avons combattu avec tant d’énergie pour faire écouter les gens et les placer dans des services où effectivement on ne les pathologisent pas - et à l’heure actuelle tous ces services sont en train de se faire supprimer. Les travailleurs sociaux qui si pouvaient les écouter d’habitude auparavant ou la police, qui ne les aient pas particulièrement écoutés au passé, ils ne peuvent pas, à ce moment-là, ils ne peuvent tout simplement pas s’en occuper parce qu’ils n’ont pas les ressources. Il n’y a pas de ressources, précisément.
Emma : C’est cela qui se produit en France également. C’est plus subtil, ils ont mis en échec les services pour leur permettre d’imposer ensuite leur privatisation.
Susie Orbach : Alors, certes, toute l’idée de communauté, laquelle a été détruite - non pas seulement par Thatcher - mais évidement par le consumérisme thatchérien, la culture de se concentrer sur soi-même… Et à présent, il s’agit de nous coller à nos téléphones, tout en étant dans notre propre silence, n’est-ce pas ?
Emma : Ce qui m’inquiète, c’est que nous sommes aussi repliés sur nous-mêmes parce que nous ne voulons pas ni penser ni parler sur ce que nous sommes contraints de subir au travail. Allyson Pollock a écrit que c’est à cause des contraintes sur les médecins et les infirmières qu’ils agissent de moins en moins en plaidoyant la cause de leur patients.
Susie Orbach: Ils n’ont pas choisi la médecine pour y arriver là. Ils se sont engagés pour se tenir du côte de leurs patients.
Emma : Et puis, ils ont ces partenaires privés et la fiducie qu’ils ont ces médecins par le cou.
Susie Orbach : Complètement par le cou. J’ai une médecin généraliste avec assez d’ancienneté. Elle a maintenant une gestionnaire qui n’y connait rien, qui veut seulement changer son travail sans cesse et parler sur le nombre d’heures ce médecin y travaille. C’est tellement outrancier que ma patient se rend compte à maintes reprises de l’intention de cette femme de la mettre en échec. Et, elle essaye toujours de réduire ses effectifs.
Emma : Saboter son travail ?
Susie Orbach : « Pour quoi ne mettez-vous pas sur le même taux horaire que les autres ? » « Parce que mon contrat de travail et un de ceux qui datent d’avant, d’accord ? Non, je ne vais pas en changer. »
Mais, elle doit travailler très dur à l’intérieur d’elle-même pour y résister à cette femme qui est si sympathique et qui en parle de son épouse sans cesse pour se faire passer pour une progressiste.
Emma : C’est pervers de sa part. Ces gestionnaires sont comme ça pour assurer que la domination soit invisible. Donc, il n’a pas de pouvoir, personne n’a aucun pouvoir à un niveau plus bas.
Susie Orbach : Oui, bien sûr. Ils se doivent continuellement se remettre de ces atteintes à leur pouvoir légitime.
Emma : Oui, c’est cela. Je suis dans cette situation où je dois anticiper ce qu’ils vont me faire.
Susie Orbach : Correct.
Emma : Mon argument est qu’on peut vivre avec une atteinte à la dignité une fois qu’on la comprendre. Ce que Boris Cyrulnik dit c’est qu’il faut résister les idées reçues autour de nous.
Susie Orbach : Nous devons les remettre en question. Je veux dire, se demander : « Pourquoi je crois à cette saleté ? »
Emma : Ce qui se passe est que les gens sont en train de perdre leurs repères et puis, ils s’accrocheront à n’importe quoi, tout simplement.
Susie Orbach : Oui, je pense que cela est vrai. Il y a un russe qui s’appelle Surkov. C’est dans un film d’Adam Curtis sur la BBC, Hypernormalisation, laquelle, en fait, consiste à montrer comment déstabiliser les gens. L’État russe se déplace à droite et puis à gauche et ensuite à ceci et après à celui-là, en soutenant l’anarchie et alors en soutenant… En allant dans tous les sens de sorte qu’on est tellement déstabilisé qu’on n’a aucune idée…
Emma : On n’arrive pas agir d’une forme concrète immédiatement. Parce que c’est ça qu’il faut faire, il faut agir tout de suite pour rester au-dessus de la situation, il faut penser sur le vif. Eva Joly a pu faire cela en confrontant une journaliste pendant sa campagne présidentielle. Elle l’a demandée ce que la manière dont elle l’a regardée voulait dire. C’était un sourire entendu. L’attitude de la journaliste fut exécrable, étant donné la formalité de la discussion à la télévision.
Susie Orbach : Tout le monde se laisse aveugler sans y réfléchir au danger.
Emma : Si l’on ne le confronte pas tout de suite, comme l’a fait Eva Joly, cela deviendra-t-il collectif ?
Susie Orbach : Oui, absolument.
Emma : Dans votre entretien avec Decca Aitkenhead, vous avez dit : « L’autre pensée concerne le rôle des intellectuels publics et pour quelque raison, les femmes ne s’en sortent pas très bien dans ces situations. Alors, peut-être, il y a quelque chose là concernant le fait de se sentir intimidé et donc la personne répond du coup par rétrécir la conversation en cours et concentrer sur la personnalité de la personne plutôt que sur les idées qu’on pourrait en avoir. »
Susie Orbach : Dans mon cas personnel, lorsqu’il est devenu évident que je recevais la Princesse Diana, la Princess de Galles, pour une thérapie et je refusais d’en parler à la presse - parce que cela ne les regarde pas - il y a paru dans The Daily Mail un article selon lequel je n’avais aucun diplôme et que mon père, qui avait été un parlementaire travailliste, se retournerait dans sa tombe s’il saurait que je pourrais en faire ces choses-là. Donc, celle-ci est une atteinte à la dignité.
Emma : Ce l’est. Pour la seule raison que vous n’avez pas fait ce qu’ils ont voulu ?
Susie Orbach : Oui, parce que je refusais de rentrer dans leur jeu.
Emma : Concernant les règles du métier ?
Susie Orbach : Précisément. C’est un exemple de cela, n’est-ce pas ?
Emma : Oui, ce l’est. Pouvez-vous me donner plus d’explication au sujet de ce qui se produise en rétrécissant la conversation et se concentrant sur la personnalité de la personne ?
Susie Orbach : Bien, je pense que du moment qu’on fait de quelqu’un une personnalité, on n’a plus à écouter ses idées. La personne devient juste une personnalité. Je ne sais pas si cela arrive dans la culture française.
Emma : Je vais me renseigner. Je pense que les journalistes essayent de trouver des représentants du mouvement social en France et cela prête à confusion.
Susie Orbach : Je ne sais pas si cela est vrai en Angleterre, c’est une spéculation, mais je pense que les journalistes ont pris le dessus. Donc, sont eux les chroniqueurs. Ils ont toujours été les chroniqueurs mais avant, il y avait plus d’intellectuels publics qui écrivaient les chroniques.
Emma : Il y a un problème décidément car seulement une partie de leur recherche est présentée par les médias en France et dans certains cas, c’est la partie qui répondra aux attentes des lecteurs.
Susie Orbach : Pendant dix ans, je tenais une chronique dans The Guardian parce que le point essentiel d’être thérapeute, selon ma perspective, est qu’il y a la partie professionnelle d’en y travailler avec les gens pour les aider en tant qu’individus mais j’entends tant de récits de détresse que je dois théoriser quelque chose là et puis la rendre au grand public. Je pense que cela est notre responsabilité. On entend les difficultés dans la société ou ses secrets ou son linge sale ou son oppression et ce que ceux-ci font à l’intérieur de ces personnes. Mon travail est de la rendre, c’est pour cette raison que j’écris.
Emma : Votre sens de responsabilité et vécu sont très présents dans votre écriture. Dans votre travail sur la littératie émotionnelle, vous avez écrit : « Si l’on ne peut pas confronter ce que s’est en train de se passer, nos solutions chercheront un clivage de nos expériences et dériveront envers la désignation d’un bouc émissaire, le fondamentalisme, l’autoritarisme, le vigilantisme ou la nostalgie. » Comment pouvons-nous trouver des solutions individuelles et collectives pour éviter ces réponses quand on se retrouve sans cesse devant des situations de plus en plus difficiles à comprendre ?
Susie Orbach : Je pense que nous devrons simplement nous battre pour créer des espaces. Je suppose que c’est cela que l’amitié y traite, c’est ce dont en quoi consistent les conversations politiques. Nous devrons simplement nous battre pour avoir des espaces où nous pouvons dire ces choses pour nous permettre de les penser. Nous sommes encouragés d’en avoir des esprits et des pensées de plus en plus étroits, n’est-ce pas ? Trouver des solutions individuelles et collectives pour éviter ces réponses est surtout un travail dur. Je dois toujours participer à quelque forme de groupe d’étude, c’est cela ma solution personnelle parce que je pourrais en avoir autant des préjudices qu’autrui. Je veux dire, tous nos esprits peuvent se faire subvertir par ce que je viens d’écouter à la radio.
Je pourrais avoir deux sortes distinctes de groupe d’étude. L’un pourrait traiter ce qui nous arrive professionnellement donc je pourrais en discuter du racisme là ou des questions de tendance ou de classe. Et ce que cela implique en termes de nos diagnostics qui sont maintenant en train de se faire écarter ? Mais, j’ai fait partie aussi d’un groupe d’étude politique où nous avons commencé par en parler de la guerre en Irak. Nous voulaient la comprendre parce que nous étions tellement ignorants.
Donc, je fais cela en amitié si je ne suis pas dans un groupe d’étude en tant que tel. J’ai plusieurs amitiés intenses dans lesquelles nous en discutons beaucoup les choses en détail souvent, en profondeur. C’est l’unique moyen de rester sain d’esprit, je pense. Vous savez, si je pense à la fonction des festivals littéraires d’aujourd’hui, les gens viennent en très grand nombre pour entendre des écrivains et pourquoi viennent-ils ? Ils viennent car ils veulent de la complexité et du sens. Ils ne veulent pas de superficialité, ils veulent des pensées complexes, ils veulent entendre ce que les gens ont à dire, ils veulent s’inspirer, ils veulent qu’on fasse en sorte qu’ils se remettent en question, ils veulent de la maladresse. J’étais à Édimbourg, qui a un grand festival, et c’est cela qui veut les gens. Ils voulaient me poser des questions difficiles. Je dise cela parce qu’ils ne veulent pas se trouver isolés. Ils veulent faire partie d’une bonne conversation. Il existe un pauvreté en termes d’idées intellectuelles, actuellement, en revenant à l’intellectuel public…
Références :
Nancy Scheper-Hughes, « Mourir en silence : La violence ordinaire d’une ville brésilienne », Actes de la recherche en science sociales, Vol. 104, septembre 1994, Le commerce des corps, p. 73. Disponible sur :
https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1944_num_104_1_3114
Christophe Dejours, Travail vivant 2 : Travail et émancipation, Payot & Rivages, Paris, 2013, p. 79.
Susie Orbach, Le poids : un enjeu féministe (2017), Maigrir, la fin de l’obsession (1988), Bodies (2019), In Therapy (2018), The Impossibility of Sex (2005), On Eating (2002), What’s really going on here? (1994), Towards Emotional Literacy (1999), Between Women: love, envy, and competition in women's friendships (1988), Hunger Strike: the anorexic's struggle as a metaphor for our age (1988), What do women want: Exploding the myth of dependency (1983), Understanding women: a feminist psychoanalytic approach (1983).
Marin Ledun et Brigitte Font Le Bret, « France Télécom : l’évaluation individuelle à l’origine du mal-être », Le Monde, 26 septembre 2009. Disponible sur : https://www.lemonde.fr/idees/article/2009/09/25/france-telecom-l-evaluation-individuelle-a-l-origine-du-mal-etre-par-marin-ledun-et-brigitte-font-le-bret_1245143_3232.html (25 septembre 2009).
Boris Cyrulnik, Quand un enfant se donne la mort, Odile Jacob, Paris, 2015, p. 26.
The Women’s Therapy Centre à Londres et The Women’s Therapy Centre Institute à New York furent co-fondés par Susie Orbach en 1976 et 1981, respectivement.
Christophe Dejours, Souffrance en France : La banalisation de l’injustice sociale, Seuil, Paris, 1998, p. 28.
Didier Fassin et Boris Hauray, « Les économies morales revisitées », Santé publique : L’état des savoirs, Éditions La Découverte, Paris, 2010, p. 1262.
Allyson Pollock, NHS plc: The Privatisation of Our Health Care, Verso, London, 2005, p. 251.
Adam Curtis, Hypernormalisation, BBC, 2016. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=fh2cDKyFdyU
Decca Aitkenhead, « The G2 interview: Susie Orbach », The Guardian, 11 mai 2009. Disponible sur : https://www.theguardian.com/books/2009/may/11/susie-orbach-interview-women-books
Susie Orbach, Towards Emotional Literacy, Virago Press, London, 2011, p. 84, 98-99. Depuis les années 1970s, le mouvement psychothérapeutique de la littératie émotionnelle réalise une pratique professionnelle qui prend en compte le contexte social et le contexte politique. Susie Orbach en écrit : « La littératie émotionnelle est la capacité de reconnaître ce qu’on ressent afin d’empêcher ces mêmes sentiments de perturber la pensée. »