Penser la paix, écrire, agir
Pravina Nallatamby
« La paix, si jamais elle existe, ne reposera pas sur la crainte de la guerre mais sur l’amour de la paix ; elle ne sera pas l’abstention d’un acte, elle sera l’achèvement d’un état d’âme. » Julien Benda Oui, il devient impératif de penser la paix, de penser à vivre en paix, de penser à faire la paix, de penser à préserver la paix, et... de penser à l’écrire : ce n’est pas le moment d’opter pour la résignation voire l’indifférence.
Penser, c’est déjà agir ! Cela devient une priorité. Sur une planète sujette à une dégénérescence quotidienne, les conflits se propagent comme une épidémie. La nature également est ravagée, et la Terre est en danger, nous dit-on. Mobilisés pour la sauvegarde de l’environnement, on combat le « drame écologique ». L’univers sombre dans la décadence, les valeurs se perdent, l’humanité se désagrège. Pacifistes et médiateurs proposent des solutions qui ne sont que provisoires ; dès qu’une guerre se calme, une autre se déclare.
Que faire pour combattre la propagation de la guerre ? Comment le faire ?
Peut-être en écrivant la paix, en hurlant « Non à la guerre ! » comme ce cri qui jaillit sur la page de couverture d’une anthologie parue aux Editions Turquoise en 2006 ! Tout la Terre est touchée : les guerres qui sont citées dans l’ouvrage remontent aux premières photographies d’archives recensées, allant de la guerre de Crimée (1853-1856) aux conflits plus récents en Yougoslavie et en Afrique en passant par la guerre de Sécession, la guerre des Balkans, les deux guerres mondiales, la guerre civile en Espagne et au Liban, la guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie et la guerre de Corée, le massacre des Kurdes, les génocides qu’on ne nomme plus, la guerre indo-pakistanaise, la guerre du Golfe et la guerre d’Afghanistan (1996-2000)... En collaboration avec Lionel Ray, Olaf Müller et Franscesca Fabbri, Erhan Turgut nous présente un ouvrage rassemblant des poèmes sur le thème de la guerre, enrichis de photographies, de citations et de l’histoire des mouvements pacifistes pour nous inviter à « écrire la paix ». Ils citent entre autres, George Sand qui dit ceci : « La paix est désirable pour tous, elle est un devoir. » Selon l’analyse des auteurs de l’anthologie, les valeurs de paix n’inspirent plus des poètes ; les horreurs de la guerre occupent tout l’espace. Entre conflits armés majeurs, guerres civiles et génocides, la voix des pacifistes semble à peine perceptible. Pourparlers, rappels historiques et lamentations de poètes ne suffisent plus pour générer une « poésie de la quiétude » à l’instar d’une « poésie du combat ». À l’aube du XXIe siècle, toute la poésie perd visiblement son pouvoir de séduction et de conviction. L’ère contemporaine est dominée par une palette infinie de « guerres » où triomphe l’ego surdimensionné des mégalomanes : aux guerres mondiales, civiles, froide, nucléaire et chimique, s’ajoutent les guerres biologique et commerciale... qui ne sont pas les moindres ! Aucun dialogue n’est audible ; les échanges demeurent stériles, les paroles volatiles.
Écœurés par cette situation, depuis la nuit des temps, les écrivains ont exprimé leur rage et leur impuissance. Toute humanité est touchée en son corps et son âme. Le mal est universel. E. Turgut a réuni des poètes du monde entier déplorant des situations intolérables. Dans le poème « Bombe », en évoquant les conséquences de la bombe atomique au Japon, Pablo Neruda parle du « suicide de l’univers » et affiche sa profonde révolte à l’autre bout du monde. De même, Elvio Romero, poète paraguayen dévoile les rêves brisés d’un peuple oppressé par la guerre du Vietnam en disant qu’on perçoit dans la rizière « l’embuscade vengeresse au milieu de bambous ». Le poète mauricien, Edouard Maunick, réagit avec véhémence lors de la guerre civile au Nigéria en intitulant son poème « Fusillez-moi » ; il évoque des « manèges de la mort » tournant dans sa peau, sa tête et sa voix. Bertolt Brecht qualifie les temps de guerres comme « les temps des ténèbres » où on n’épargne même plus les poètes. « Mais on ne dira pas : comme en des temps des ténèbres. On dira : les poètes, pourquoi se sont-ils tus ? »
Il semblerait qu’il ne reste plus aucun espoir pour l’humanité. James Fenton, révolté et résigné à la fois, propose que l’oubli devienne un rituel dans « Un requiem allemand ». Car, comme le précise Georges Séféris, quelle musique restera-t-il parmi les os ? Le son d’une flûte, d’un lointain tambour ? Ou la plainte sourde des morts ? Tanigawa Shuntaro du Japon souligne l’aspect dérisoire du devoir de mémoire en juxtaposant dans son poème « Musée », l’horreur de la mort et ce qu’on expose « tranquillement, au fond d’une vitrine : une hache en pierre parmi d’autres objets ». James Torrès-Bodet, poète mexicain, montre la décadence engendrée par la guerre dans « Civilisation » : « Un homme meurt en moi toutes les fois qu’un homme meurt quelque part, assassiné par la haine et la hargne des autres hommes. (que) sa mort vient défaire tout ce que je pense avoir dressé bien haut en moi sur des colonnes permanentes (.) » Dans sa description des « ruines de New York », Thomas Merton décrit le mutisme né de la guerre « Et nous sommes pleins de crainte, et plus muets que les astres renversés (.) Plus muets que la mère lune qui, blanche comme la mort, Vole et se sauve dans les déserts de Jersey. »
La crainte semble céder la place à la résignation qui finit par entraîner une sorte de cécité chez le poète... La guerre se banalise, devient prévisible et dotée d’une mission cachée mais... combien tragique ! « La guerre s’applique avec constance », nous dit avec ironie Dunya Mikhaïl. La poétesse d’origine irakienne parle de guerre « vive, brillante et laborieuse » qui poursuit « sa besogne jour et nuit ».
Dans son anthologie, E. Turgut rassemble, entre autres, des textes d’auteurs français et francophones qui nous touchent par un réalisme teinté de passions muettes et de révoltes sourdes. Les vers poignants du « Dormeur du val » d’Arthur Rimbaud nous émeut ainsi qu’un extrait des « Contemplations » ; Victor Hugo y met l’accent sur les passions qui engendrent tous les maux. Pour lui, lorsque « quelque part fume une ville en flamme », l’orgueil, la haine et la mort chassent la charité, la foi et la justice. Dans le poème « Ce cœur qui haïssait la guerre », Robert Desnos nous montre la guerre qui avilit l’homme. Fernand Dumont, auteur belge, fait vivre l’espoir de retrouver la liberté : « (.) Mais elle nous prendra doucement par la main et ce qu’elle dira sera tellement beau que seulement alors nous laisserons couler nos larmes. »
Gaston Miron, poète québécois, fier de son patrimoine culturel, exprime avec véhémence son combat pour préserver sa culture contre l’influence anglaise...« nous te ferons, Terre de Québec lit des résurrections et des mille fulgurances de nos métamorphoses de nos levains où lève le futur (.) ». Abdellatif Lâabi, poète marocain nous dit qu’aucune guerre n’est justifiée dans son poème intitulé « Éloge de la défaite ». Tchicaya U Tam’si du Congo expose une souffrance indicible dans « Vos yeux prophétisent une douleur... ». François Sengat-Kuo, poète camerounais montre comment le silence profond d’une mort cruelle fait taire le rythme gai du tam-tam dans la vie quotidienne. Plusieurs auteurs comme Mohammed Dib, poète algérien parle d’enfance volée et de vie tronquée. Méas Pech-Métral du Cambodge précise ces atrocités de la guerre dans son poème « Vérités » :
« (.) J’avais à peine neuf ans
Le grand feu a brûlé la forêt
Je voulais m’enfuir, je voulais m’envoler.
Malheureusement, je ne pouvais pas, mes ailes étaient brisées.
Je n’ai pu que pleurer. »
Nguyen Dinh Thi, poète vietnamien, pour sa part, nous rappelle le douloureux sort des soldats morts et abandonnés au combat. Dans « assassinats », Léopold Sédar Senghor, célèbre écrivain sénégalais, fait ressortir les liens de fraternité qui devraient unir les peuples contre l’ennemi : « Ils sont là étendus par les routes captives, le long des routes du désastre Les sveltes peupliers, les statues des dieux sombres drapés dans leurs manteaux d’or Les prisonniers sénégalais ténébreusement allongés sur la terre de France. »
Dans le poème « Fleur à quatre feuilles », traduit du turc et inédit en français, Fazil Hüsnu Daglarca, décrit, pour sa part, les dégâts de la bombe atomique à Hiroshima. D’autres s’interrogent sur le sens de la mort, rappellent l’impuissance des Dieux, racontent la souffrance des mères ayant perdu leurs fils au combat. Quelle est la cause de la guerre ? Quel est le sens de la mort au combat ? Dans quelle mesure une guerre est légitime ? Sitting Bull, chef des Sioux, cherche une réponse dans son poème intitulé « Quel traité le Blanc a-t-il respecté... ».
« Ai-je tort d’aimer ma propre loi ?
Est-ce mal pour moi parce que j’ai la peau rouge ?(.)
Parce que je suis prêt à mourir pour mon peuple et mon pays ? »
Des questions restent sans réponse. L’histoire se répète, multipliant drames, crimes de guerre, génocides ignobles et conflits invisibles. Y a-t-il un espoir pour reconstruire ? Dans un extrait de son « chant de la hache », Walt Whitman nous donne une lueur d’espoir car la hache peut détruire et construire...
Comment écrire la paix ? Comment agir lorsque la plume cède devant l’épée ? Tel que l’éco-citoyen qui veut préserver sa planète, chacun est responsable.
Revenons à ce qui précède véritablement l’action : la pensée. Chacun pourrait « penser la paix » en toute conscience, l’invoquer en un souffle, à sa façon, chaque jour. Et les mots suivront, ainsi que l’action... Qui sait ? D’une vibration à l’autre, de fréquence en fréquence, un processus de paix triomphant se mettra en marche tout doucement, tout doucement... Il faut toujours garder espoir, parait-il. Et on pourrait imaginer se développer une terminologie poétique de la paix qui pourrait détrôner celle de la guerre. Que tout ce qui relève « du combat, de l’orgueil, de la cruauté, de la haine, de la mort, de la trahison, de la révolte, de la vengeance, de la violence, de la plainte, du désespoir, de la furie, de la revanche, de la souffrance, de l’exode et du terrorisme... » cède la place à des valeurs humaines et des sentiments plus apaisants, actuellement, hélas, en déperdition. On pourrait songer à « enterrer la hache de guerre », envisager une « trêve », faire preuve de « bienveillance, de justice, de tolérance », exprimer « du respect et de l’amour », encourager des « dialogues » plutôt que des « conflits » et vivre dans la « sérénité » et en « fraternité », et écrire des textes et des poèmes pour les enraciner dans la mémoire collective plutôt que de « faire une déclaration de guerre », « d’entrer en conflit » avec les autres et « se détruire » mutuellement.
Rabindranath Tagore souligne que pour bâtir la paix, on s’unit en conservant ses différences : l’harmonie et la tolérance sont essentielles. Et ainsi, comme le dit si bien Wangari Maathai, prix Nobel de la paix, « Nous plantons les graines de la paix, maintenant et pour le futur. » Est-ce que le registre de la paix pourrait se substituer au langage militaire, au vocabulaire de la guerre ? Penser, c’est agir. Dire, c’est faire... Cela relève de l’utopie, du rêve... ? Quel est alors le but de l’humanité ?