Emmanuel Legeard (avatar)

Emmanuel Legeard

Docteur ès Lettres (Paris-IV Sorbonne)

Abonné·e de Mediapart

12 Billets

0 Édition

Billet de blog 22 octobre 2022

Emmanuel Legeard (avatar)

Emmanuel Legeard

Docteur ès Lettres (Paris-IV Sorbonne)

Abonné·e de Mediapart

GENTRIFICATION NÉO-RURALE ET NOUVELLES FÉODALITÉS

Emmanuel Legeard (avatar)

Emmanuel Legeard

Docteur ès Lettres (Paris-IV Sorbonne)

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Bobos in paradise

A l’heure de la troisième mondialisation, l’idée qu’il existerait une «France périphérique», c’est-à-dire une France des «zones rurales et des villes petites et moyennes» qui s’opposerait à une «politique des métropoles» est complètement dépassée. L’originalité de la mondialisation néolibérale, en effet, c’est précisément qu’elle est de type transversal. Ses acteurs – les multinationales – sont largement déterritorialisés. Grâce aux médias de masse, à la grande distribution et aux GAFAM, catalyseurs de la mondialisation qui véhiculent partout la même sous-culture planétaire et marchande de résonance américaine alignée sur les intérêts des multinationales, le centre est partout et la circonférence nulle part. Ainsi, nos villages sont mondialisés. Et contrairement à une idée reçue d’autant plus tenace qu’elle doit tout au désir et rien à la réalité, certainement plus mondialisés que les métropoles dont le niveau intellectuel moyen, les ressources culturelles et la diversité des milieux assurent un certain degré d’éducation comme d’esprit critique. Par exemple, à Paris, les folles initiatives de la municipalité contre le patrimoine rencontrent une résistance ferme, intelligente, efficace de la part de personnalités les plus variées. Le contraste est fort, de ce point de vue, avec les zones rurales qui d’après le rapport du Sénat de 2020 abritent désormais plus de la moitié des illettrés de France. Ce chiffre correspond bien à l’observation d’une lumpenprolétarisation [1] généralisée d’éléments résiduels de l’exode rural sur laquelle «de nouvelles formes de clochardisation» (M. Jollivet [2]) viennent se sédimenter. La définition que l’ethnologue Germaine Tillion [3] donnait de ce dernier phénomène décrit avec justesse une population mentalement déracinée et indifférente à son environnement, donc totalement disponible pour la sous-culture «planétaire» de la «street», d’Halloween et des jeux vidéo. Aussi est-ce spontanément et sans résistance que celle-ci a accueilli la mondialisation par le vide, ce vaste processus d’abolition de toute vie intérieure, de dépossession de soi et d’effacement des identités qui accompagne nécessairement la transformation des sociétés en marchés homogènes. Il est  évident qu’une telle population est parfaitement insensible au patrimoine historique et d’ailleurs inapte à le comprendre, sinon inconsciemment disposée à le haïr par réflexe conditionné, puisque les acteurs de la mondialisation néolibérale font circuler en permanence, sous toutes les formes possibles, l’injonction de liquider au plus vite tous les facteurs d’enracinement culturel qui font obstacle à son expansion illimitée.

Ce contexte démographique désastreux aux points de vue physique, intellectuel et moral vient aujourd’hui se compliquer d’un phénomène nouveau sur lequel j’ai eu l’occasion d’échanger des propos décisifs il y a quelque temps avec le sociologue et urbaniste Jean-Pierre Garnier [4]: l’exode urbain des néo-ruraux. Cette soudaine invasion des campagnes par les citadins, les bobos branchés l’appellent également le «hacking rural», une expression plus qu’instructive sur leur état d’esprit puisque, réduisant la réalité des campagnes au monde virtuel d’Internet, elle emprunte au charabia des agences numériques l’idée de pirater, ou plus précisément de parasiter, les villages. Or il s’agit là non d’un phénomène isolé, anecdotique ou anodin, mais d’une tendance générale et d’un remplacement, à une échelle qui reste à déterminer, des populations villageoises par des réseaux constitués au sein des classes les plus aisées des grandes métropoles et composés de riches «papy boomers» à la retraite, de saltimbanques culturo-mondains ou de «créatifs» dématérialisés capables de travailler à distance. Ces réseaux se fixent ouvertement comme objectif de «gentrifier les campagnes» à leur avantage grâce à des appuis politiques au sein des conseils régionaux. Mais comme nous l’avions conclu avec Jean-Pierre Garnier, c’est dans la pire acception du terme qu’il faut ici interpréter la gentrification. En effet, il ne s’agit pas seulement de transformer des villages cibles en 21e arrondissement de Paris où poursuivre la vie de l'entre-soi bourgeois, mais de façon beaucoup plus grave de restaurer, en profitant de l’abandon des pouvoirs publics, une dictature des notables où «gentry» [5] retrouve son sens fort, celui d'une micro-tyrannie féodale des hobereaux. Cette situation, et notamment la symbiose prévisible et spontanée entre lumpenproletariat et gentry, n’annonce pas vraiment un avenir radieux [6]. Nous nous limiterons à évoquer comme exemple le seul sujet concerné par cette tribune : les monuments historiques et la conservation du patrimoine. Ainsi, que penser quand on assiste à la privatisation de fait, par la gentry néo-rurale, d’églises classées qui, comme nous l’avons rappelé, appartiennent à tout le monde? Que penser des confiscations de clefs d’un bâtiment public par des notables? Que penser des municipalités qui prétendent que l’église leur «appartient» et montent des associations croupions pour en filtrer l’accès? Que penser, pour donner un exemple éloquent, de cette scène invraisemblable rapportée avec effarement par une historienne de l’art liégeoise qui, entrant dans une église, s’est vue emboîter le pas par un de ces néo-ruraux tenant un fusil à la main?

L'article complet ici: Le patrimoine au péril des régions Cercle K2 - Cercle K2 (cercle-k2.fr)

NOTES

[1] https://www.universalis.fr/encyclopedie/lumpenproletariat/ 

[2] Marcel Jollivet, fondateur de la sociologie de la ruralité. Source: Histoire de la France rurale, tome 4 : La Fin de la France paysanne - de 1914 à nos jours, Seuil, 1977.

[3] La "clochardisation" est un concept élaboré par la grande ethnologue, résistante et déportée Germaine Tillion (1907-2008), entrée au Panthéon le 27 mai 2015.

[4] Jean-Pierre Garnier, important sociologue et urbaniste français contemporain, proche du mouvement Socialisme ou Barbarie, membre du comité de rédaction d'Espaces et Sociétés et auteur de nombreux ouvrages.

[5] Concept élaboré par la sociologue britannique Ruth Glass, urbaniste et fondatrice en 1958 du Centre for Urban Studies at University College London (UCL), dont le nom est formé à partir du mot "gentry", c'est-à-dire petite noblesse terrienne, hobereautaille.

[6] C'est même exactement l'avenir contre lequel nous avait avertis le mot d'ordre prémonitoire de Rosa Luxemburg: "Socialisme ou Barbarie!" La corruption systémique des sociétés transformées en marchés par le "nouveau capitalisme criminel" (Jean-François Gayraud), c'est-à-dire la mondialisation financière, amène fatalement la barbarie non seulement à cause d'une inhumanité accrue des modes d'exploitation, mais aussi parce qu'elle favorise partout l'émergence d'un Lumpenprolétariat docilement "zombifié" susceptible de faire taire par l'intimidation ou le sabotage tous les opposants à l'injustice, à l'arbitraire, à l'oppression, à l'illégitimité des pouvoirs. On appréciera, en regard de la zombification spontanée du Lumpenprolétariat, le symbolisme d'Halloween, pseudo-"fête" commerciale artificielle et absurde créée par les multinationales, et l'intéressant racket symbolique associé au chantage socio-affectif (envoyer les enfants) dans un "Trick or treats" qui n'est pas du tout aussi inoffensif qu'il y paraît: ou vous cédez au chantage organisé par "ces vastes institutions de tyrannies privées que sont les multinationales" (Chomsky) ou on vous casse vos vitres. Il est intéressant aussi que cette pseudo-"fête" commerciale et artificielle ait été littéralement imposée pour chasser des consciences la commémoration ancestrale des parents et des grands-parents à la Toussaint - commémoration bien antérieure au christianisme, qui lui survivait dans les classes populaires déchristianisées, et dont la fonction de "cohésion sociale" était évidente.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’auteur n’a pas autorisé les commentaires sur ce billet