On ne peut qu’éprouver de la consternation devant les archevêques du XXIe siècle qui, au nom du “progrès”, ont tout renié de la dignité la plus élémentaire attachée au sacerdoce, devant ces chefs de diocèses qui croulent sous les scandales de mœurs toujours plus révoltants, mais qui se livrent néanmoins avec complaisance à de dégradantes guignolades comme la bénédiction – en 2023! – d’un bout de cubitus attribué à saint Turlupin ou de l’occiput à sainte Procule. La même consternation qu’éprouvait Joseph Turmel ou Jean Delumeau, la même consternation que décrivait parfaitement l’oratorien Robert Dumont dans ses Mémoires d’un prêtre-ouvrier [1], où il écrit:
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"Excuse ce nouveau coup de gueule, mais enfin il y des moments où mon attachement à l’Église est mis à rude épreuve et ne supporte plus n’importe quoi. La revue officielle du Diocèse de Paris, Paris Notre-Dame, ouvre en dix pages son dossier du compte rendu des JMJ de Cologne par ce titre : « Un million de jeunes à l’école des Rois Mages. » […] Mais quel est le contenu de ce qui se veut une démarche éducative ? Que signifie, par exemple, lors du rassemblement de cet été 2005 à Cologne, la vénération des reliques des rois mages dont tout le monde sait que cette visite des rois venus d’Orient est un mythe […] Ineptie de pousser à vénérer des reliques évidemment fausses parce qu’inexistantes, ce que ne pouvaient pas ignorer les papes […] Pourquoi ne pas inventer les reliques d’Adam et d’Eve, enchâssées dans un coffret en or afin de faire toucher du doigt le côté d’Adam — droit ou gauche, la Bible ne le précise pas — afin de vérifier qu’il y manque bien une côte, tout en expliquant que celle-ci est devenue, par la chance de la multiplication des cellules, une Eve au complet au point d’en être devenue particulièrement séduisante."
Ce qui est regrettable, car son argumentaire s'en serait trouvé considérablement renforcé, c’est que Dumont n’ait rien compris à l’importance des reliques des rois mages au Moyen Âge non au point de vue religieux, mais politique, dans la grande lutte du Sacerdoce et de l’Empire pour la domination de l’histoire. L’accaparement par Frédéric Barberousse, en 1162, des reliques des rois mages conservées à Milan avait traumatisé le clergé (Voir la Chronique de Robert de Thorigny [2]), parce que le transfert des reliques revêtait une grande portée symbolique en raison de la dimension royale des personnages. Les reliques, en effet, constituaient un instrument de pouvoir. Les seigneurs laïques et ecclésiastiques s’en prévalaient pour légitimer leur autorité. La possession et le contrôle des reliques était donc un enjeu capital relevant, ni plus ni moins, du fétichisme magique (nous renvoyons ici aux études et travaux d’Edina Bozoky [3]). Mais il reste une autre chose tout aussi regrettable, c’est que Dumont n’ait pas rappelé, dans son “coup de gueule”, que la pratique magique des reliques n’avait pas du tout été prévue par les chrétiens de l’Antiquité. Aussi, on se demande bien à quoi exactement a servi le concile de Vatican II dont l’objectif, sous l’impulsion de Congar, était de faire table rase d’un édifice romain vieux d’un millénaire et demi pour soi-disant “revenir à la pureté des origines” (on n’a trouvé que le désert).
Longtemps, l’ajustement liturgique a permis d’étouffer les déviances en les embrassant. L’encadrement du culte des reliques au cours du premier Moyen Âge en donne un bon exemple. Il va de soi, en effet, qu’à l’origine, l’idée n’effleure pas un instant les instigateurs d’attribuer des propriétés magiques aux reliques des martyrs. Si on les scelle dans les autels, c’est pour la force du symbole, par allusion à l’ouverture du cinquième sceau de l’Apocalypse:
"Quand il ouvrit le cinquième sceau, je vis sous l’autel les âmes de ceux qui avaient été immolés à cause de la parole de Dieu et à cause du témoignage qu’ils avaient rendu" (6:9).
Mais les populations d’Europe, superficiellement converties par réalisme politique, y voient spontanément l’occasion de renouer avec des pratiques préchrétiennes et se mettent à vouer aux reliques un culte tout empreint d’ “hagiophilie païenne” (Lauranson-Rosaz [4]) – c’est-à-dire d’un polythéisme intercesseur dégradé et subverti: les saints garantiraient la paix, la stabilité politique, la guérison et les récoltes, voire la fécondité, ce dernier vœu s’avérant particulièrement ironique quand on connaît l’opinion apostolique clairement exprimée entre autres par saint Paul ou saint Augustin. Mais surtout, comme Lauwers ou Treffort l’ont prouvé de façon détaillée, les reliques dégagent une puissance identitaire qui attire autour de l’église paroissiale la formation des cimetières. La réforme carolingienne, en renforçant considérablement l’encadrement des populations rustiques, conduit en effet les curés, à partir du milieu du IXe siècle, à assumer la responsabilité des funérailles en relation avec leur fonction sacramentelle d’ordonnateurs privilégiés de la célébration eucharistique de l’autel. L’Église, autrement dit, n’a eu d’autre choix que de chercher à rationaliser les superstitions fétichistes – ce que Lauranson-Rosaz appelle “l’hagiophilie rationnelle” – pour les instrumentaliser à son profit et renforcer sa domination sur les vilains.
Il n’est pas douteux que tout le monde y trouvait son compte, le pape comme les populations des campagnes, et les escrocs comme les crédules, puisque les reliques faisaient aussi l’objet d’un fructueux trafic, très bien organisé, qui inspira puissamment le génie des faussaires. Mais ceux qui mettaient un frein à ces aberrations étaient, justement, les docteurs et hauts clercs de l’Eglise, des évêques, comme ce Pierre d’Arcis, évêque de Troyes au XIVe s. qui, plein de bon sens, juge immédiatement que le prétendu “Saint-Suaire” est un faux récemment fabriqué et en interdit l’ostension. Quelle ironie d’observer l’acharnement insensé que mettent aujourd’hui à s’accrocher à la prétendue “authenticité” du suaire de Turin des fanatiques qui décrivaient il y a quelques années comme rétrograde et dépassée l’Eglise d’avant Vatican II ! C’est, littéralement, comme à une épave, avec le pathétique de naufragés du triangle des Bermudes. Il y aurait là, pour un contemporanéiste sérieux, c’est-à-dire délié de tout parti-pris idéologique, et idéalement sans croyances, matière à une recherche innovante, car contre toute prévision, paradoxe frappant, la religion catholique telle qu’elle était pratiquée avant Vatican II était certainement plus rationnelle et mieux équilibrée mentalement, toute d’arrière-garde qu’on l’ait présentée entre 1962 et 1968, que les gesticulations des pentecôtistes “charismatiques” qui recherchent l’extase par la transe pour “communiquer avec Dieu” [5] ou les adorateurs d’un bout d’os ou de tissu fabriqué par un faussaire au XIVe siècle.
L’effondrement [6] de la pratique catholique, qui est passée de 55% à 2% entre 1962 et 2022 (chiffres IFOP), montre qu’il y a comme un léger problème de gestion doctrinale. Il ne faut pas le chercher bien loin. La majorité des humains est en effet plus préoccupée de sa santé – en l’occurrence mentale – que de sa “sainteté”. Dans un essai surprenant de lucidité intitulé “Die Kirche und der Skandal des sexuellen Mißbrauchs”, publié dans le Klerusblatt du 11 avril 2019 [7], Benoît XVI, pape… “émérite” – quelle drôle de chose! – écrit: “Jusqu’au concile Vatican II, la théologie morale catholique était largement fondée sur la loi naturelle, tandis que les Saintes Écritures n’étaient citées que comme contexte ou fondement. Dans la lutte du Concile pour une nouvelle compréhension de la Révélation, l’option de la loi naturelle a été largement abandonnée, et une théologie morale entièrement basée sur la Bible était réclamée.» La loi naturelle du catholicisme soutenait que tout ce qui est contraire à la finalité organique est une œuvre de mort. La biologie ne dit pas autre chose. La loi naturelle expliquait encore que l’homme a des devoirs avant d’avoir des droits, à commencer par la protection accordée aux plus faibles par les plus forts, ce qui est le sens étymologique de l’ἀγάπη. Le droit commun international ne dit pas autre chose. Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus. Or l’humanité est spontanément restée attachée à cette “loi naturelle” qu’elle ne trouve justement plus dans une Eglise déréglée qui, les observateurs même internes ont renoncé à le contester, a régressé au rang d’une secte, numériquement et liturgiquement.
Assister à des spectacles d’une telle arriération que la bénédiction d’un éclat de tibia par un prélat de l’Eglise catholique pour satisfaire le caprice d’une poignée de richissimes fanatiques néo-ruraux a quelque chose de proprement ahurissant. Surtout quand il s’agit des prétendues reliques d’un “enfant martyr” imaginaire, ce qui, j’en suis sûr, ne manquera pas d’être vivement ressenti comme une injure intolérable par les TROIS-CENT TRENTE MILLE ENFANTS MARTYRISES (chiffre INSERM) qui eux, sont bien réels, et qui ont vu leur vie entière détruite par les sévices de pervers ecclésiastiques, détectés dès les années 1980 et non seulement étouffés, mais positivement couverts par une hiérarchie qui désormais s’assimile tellement, dans l’esprit public, à une nouvelle forme de pornocratie pontificale qu’une majorité d’anglophones, à la suite des Américains, en sont arrivés à appeler Bergoglio, par dérision, non “the pope Francis” (le Pape François), mais “the pimp Francis” (c’est-à-dire “François le Maquereau”)!
L’obscurantisme, et peut-être même le plus sectaire et le plus tyrannique des obscurantismes, celui qui a rompu toutes les amarres avec la dignité humaine – que ce soit dans le sens du respect de soi comme dans celui de la rationalité la plus élémentaire –, cet obscurantisme ouvre nécessairement la voie du pire. La connaissance exacte de la généalogie des idées doit nous servir à le combattre.
NOTES
[1] Robert Dumont, Mémoires d’un prêtre-ouvrier, Karthala, 2006, p. 310 (ISBN 978-2845868138).
[2] Chronique de Robert de Thorigny, éd. L. Delisle (Société de l’histoire de Normandie), Rouen, 1872-1873.
[3] Edina Bozóky, La Politique des reliques de Constantin à Saint Louis: protection collective et légitimation du pouvoir, Editions Beauchesne, 2007 (ISBN: 9782701014913).
[4] Christian Lauranson-Rosaz, L’Auvergne et ses marges (Velay, Gévaudan) du VIIIe au XIe siècle: la fin du monde antique, 1987, p. 270.
[5] Lire, sur le sujet l’enquête très instructive menée par la journaliste d’investigation Anne Devailly et publiée aux éditions La Découverte en 1990: Anne Devailly, Les Charismatiques, La Découverte, 1990 (ISBN: 978-2707119674).
[6] Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien, Anatomie d’un effondrement, coll. La Couleur des Idées, Seuil, 2018 (ISBN: 978-2021387018).
[7] “Bis hin zum II. Vaticanum wurde die katholische Moraltheologie weitgehend naturrechtlich begründet, während die Heilige Schrift nur als Hintergrund oder Bekräftigung angeführt wurde. Im Ringen des Konzils um ein neues Verstehen der Offenbarung wurde die naturrechtliche Option weitgehend abgelegt und eine ganz auf die Bibel begründete Moraltheologie gefordert.” (Klerusblatt : Zeitschrift der katholischen Geistlichen in Bayern und der Pfalz)