Entre Adèle et Emma, il y a un troisième personnage, invisible, mais tout puissant, doux mais implacable, source des plus grands plaisirs et des plus grandes peines : Eros. La Vie d’Adèle est un film de possession. Le récit de la possession d’Adèle par un désir sans explication et sans frein, qui va la faire basculer dans l’homosexualité, puis dans un chagrin sans fond. S’agit-il bien d’ « homosexualité » ? Terme piégé, qui manque son objet, car Adèle aime Emma, et pour le reste, on ne sait pas.
« Quand donc l’être humain primitif eut été dédoublé par cette coupure, chaque morceau, regrettant sa moitié, tentait de s’unir de nouveau à elle. Et, passant leurs bras autour l’un de l’autre, ils s’enlaçaient mutuellement, parce qu’ils désiraient se confondre en un même être, et ils finissaient par mourir de faim et de l’inaction causée par leur refus de rien faire l’un sans l’autre….
Chacun d’entre nous est donc la moitié complémentaire d’un être humain, puisqu’il a été coupé, à la façon des soles, un seul être en produisant deux ; sans cesse donc chacun est en quête de sa moitié complémentaire …
Toutes les femmes qui sont une coupure de femme ne prêtent pas la moindre attention aux hommes, c’est vers les femmes qu’elles sont tournées.
Il est donc à craindre que si nous ne faisons pas preuve de respect à l’égard des dieux, nous ne soyons une fois de plus fendus en deux, et que nous ne déambulions, pareils aux personnages que sur les stèles nous voyons figurés en relief, coupés en deux suivant la ligne du nez, devenus pareils à des jetons qu’on a coupés par moitié… Que nul ne fasse rien qui contrarie Eros ! »
Platon, Le Banquet, 191a, trad. Brisson.
Pour parler de La Vie d’Adèle on aurait presque envie de ne rien dire de plus, laisser simplement résonner le texte de Platon avec le souvenir du visage d’Adèle. Visage enflé par le désir, visage enflé par les larmes, deux volets – le rouge et le bleu – de la même transfiguration. «… Chaque morceau, regrettant sa moitié, tentait de s’unir de nouveau à elle. Et, passant leurs bras autour l’un de l’autre, ils s’enlaçaient mutuellement, parce qu’ils désiraient se confondre en un même être, et ils finissaient par mourir de faim… »
La Vie d’Adèle tient un discours en forme d’aveu : l’aveu que, précisément, en tant que discours, il n’atteint pas à la beauté de ce dont il parle, quoiqu’il soit la seule manière de la rendre visible. Souffrance de la représentation de n’être pas la présence même. Effort éperdu de l’œuvre d’art pour saisir le désir dans sa pureté, dans sa vérité, dans sa « vie », qui ne peut que s’achever dans la reconnaissance que l’art n’est pas la vie. La « vie » d’Adèle, ce n’est pas le récit-de-la-vie-d’Adèle, c’est la désignation de ce que le film cherche : la force de vie d’Adèle, le fait de vivre d’Adèle, le fait qu’Adèle est la seule qui vit vraiment, possédée par la vie, transportée par la vie et torturée par cette vie, dont l’autre nom est « désir », ou, pour parler comme Platon, « Eros ». « Que nul ne fasse rien qui contrarie Eros ! »
À côté d’Adèle, nous sommes tous des fantômes, et Emma d’abord, avec ses ambitions d’artiste et de mondaine ; et Adèle Exarchopoulos, la « vraie », l’actrice, désormais enfouie sous ses oripeaux de starlette (quand on lui en laisse un peu sur le dos) ; et Kechiche, c’est de cela qu’il parle justement ; et nous, les spectateurs, c’est pourtant nous qui sommes de chair et de sang ! Aucun n’est à la hauteur de ce désir pur – mais qui le serait ?
Renversement du platonisme ? Chez Platon, l’amour d’un beau corps est le prélude à l’amour des beaux corps, et doit être dépassé par l’amour des belles âmes pour s’élever, finalement, à l’amour du Beau en lui-même. « Merci, dit-elle, pour tes bonnes leçons de philosophie, bien profondes… » Pour Adèle, le premier et le dernier terme de cette gradation semblent se rejoindre : l’amour d’un beau corps se confond avec l’amour du Beau lui-même, le sens de la vie s’y résume et s’y accomplit pleinement sans avoir besoin de rien d’autre. Grâce, ou malédiction ? Est-il plus beau d’être ainsi traversée de la flèche d’Eros, ou bien devons-nous compléter le sens de la vie par d’autres éléments dont l’addition constituera notre bonheur ? Enfants, réussite professionnelle, accomplissement artistique… Qui aura le courage de choisir le désir plutôt que le bonheur ? Adèle, d’ailleurs, ne choisit pas, le désir, précisément, ne se choisit pas, seul le bonheur se choisit. Adèle est emportée, « à son corps défendant » – « à son corps demandant » .
Le discours de Kechiche n’est pas tendre pour les artistes. Les tableaux d’Emma, où l’on retrouve les plans du film sur les corps entrecroisés, nous sont donnés en pâture comme exemple de compromission avec la mode du jour, les lois du marché, la complaisance intellectuelle et sociale. Ils ne « relèvent » pas les corps mais sont l’emblème funéraire de l’amour disparu et instrumentalisé au service de la « réussite ». « Pour moi, dit Catherine Millet (La vie sexuelle de Catherine M.), les postures plus ou moins acrobatiques, ou celles qui pour être maintenues limitent les gestes, comme le faisait celle-là, ou même qui vous immobilisent, produisent surtout un effet plastique. On se divertit en formant un groupe comme l’auraient jadis des modèles dans une Académie, et ce qui attise le plaisir vient plus de la vision des corps aussi bien ajustés que des éléments de Meccano, que de leur contact. »
L’esthétisation de l’érotisme, la mise à distance visuelle est déjà « divertissement », c’est-à-dire trahison. La voilà, la procession de ceux qui n’ont pas respecté Eros, de nouveau coupés en deux, et transformés en êtres plats, en profils de fresque, autant dire en images de film, dont la vie s’est absentée. Quel avertissement se donne le cinéaste à lui-même en mettant ainsi en scène les compromissions auxquelles l’artiste est contraint pour faire œuvre ? Quel message s’adresse-t-il à lui-même ? Quel « memento mori » ? « La vie » (comme dans « c’est la vie ») contre la « Vie » (comme dans « L’origine de la… »).
Il y a du Plotin dans Kechiche : une hiérarchie implicite de valeurs se dégage du film, dessinant les échelons d’une mystique du désir. En bas, tout en bas, il y a ceux qui se croient au-dessus. Artistes, critiques, snobs en tous genres. Leur bassesse vient de ce qu’ils dévoient l’Idéal (le désir) au profit de la réussite personnelle. Ils se croient les gardiens d’Eros, mais sont enfermés dans l’Ego. Emma – rejoignant les démêlés de quelques autres Emmas littéraires –, qui mène si bien sa barque, l’a laissée dériver dans ces eaux là.
Un échelon plus haut, au milieu en quelque sorte, se tiennent les gens ordinaires. Les gens du ventre. Spaghetti ou huîtres, peu importe finalement. La superposition des deux repas familiaux est moins là pour signifier le décalage social que pour mettre les deux milieux sur le même plan. Bourgeois ou petit-bourgeois, braves gens dans les deux cas, se satisfaisant de choses simples. Surtout : l’un et l’autre « à côté de la plaque », étrangers à ce qui se passe vraiment entre Emma et Adèle. Etrangers à ce qui nous est donné à voir, à nous, le feu sacré d’Adèle.
Tout en haut se trouve Adèle. Trônant dans sa fragilité même. Renversement de la hiérarchie ordinaire, Sexe-Ventre-Tête : ici, c’est le Sexe qui est en haut. Si ce Sexe s’appelle « Justice », c’est sans doute parce que c’est à son aune que sont jugées les autres vies. A la mesure de ce qu’elles conservent en elles de vie. De sincérité dans le désir. Aux dépens de tout confort, de tout bonheur, de toute œuvre. De tout ce qui ferait de ce désir l’instrument d’une réalisation autre que lui-même, quelque chose d’autre qu’un absolu.
Cet Absolu laisse une place, en dessous de lui, pour ses prêtres. Et d’abord les enseignants, auxquels Kechiche fait la part belle. L’école n’est pas ce lieu, si méprisé des snobs, où l’on apprendrait seulement la frustration. Mais le lieu sans fard où l’on peut croiser Marivaux, ou la musique africaine, pour apprendre à connaître son corps et son esprit. Noblesse des passeurs qui, dans la sobriété même de leur pratique, créent le contact avec ces autres passeurs que sont, malgré tout, les grands artistes.
Car il y a tout de même deux types de rapport à l’art. Il y a l’art qui est fait pour se montrer, et l’art qui est fait pour s’effacer devant son objet. L’art qui représente, et l’art qui présente. Ce n’est peut-être pas par hasard – ni par coquetterie, ni seulement par amertume – si Kechiche a pu déclarer qu’il faudrait que son film ne sorte pas. Car l’œuvre est déjà en trop. Mais sans l’œuvre, pas de sens, sans sens, pas de présence. Adèle, rappelons-le nous, n’est qu’un fantôme, une image : une Galatée de cinéma. Elle est l’image d’un absolu qui est en nous, mais qui n’existera en nous que si des images (des textes, des représentations – ceci aussi peut-être) viennent l’aider à pendre forme et prendre corps. L’image alors, furtivement, coïncide avec le réel.
Catherine Millet encore (p. 221) : « Cuisses et jambes largement écartées s’inscrivent dans un carré presque parfait. C’est ce que je vois aujourd’hui, mais je savais alors que l’homme à la caméra voyait cela. Quand, sans lâcher celle-ci, il est venu déloger ma main, mon sexe où il a glissé le sien était tumescent comme jamais. La raison en était claire dès l’instant : j’étais déjà pleine de la coïncidence de mon corps vrai et de ses multiples images volatiles. »