Il suffisait de lire le résumé en ligne : « Un projet de construction d'un « glamping » (glamour + camping) est présenté aux habitants d’un village traditionnel japonais, qui le rejettent à cause des risques environnementaux ». On était au chaud, pas loin d’une version « fosse septique » d’Erin Brockovich, en terrain connu de la fable écologiste.
On aurait pu se méfier pourtant : les registres, esthétiques et narratifs, étaient étrangement mêlés. Le caractère sublime des jeux de lumière sur la neige le disputait avec l’inquiétante étrangeté des branches de la forêt ; la mignonne et innocente Hanna nommant les arbres sur les épaules de son papa, n’avait-elle pas quelque chose d’une Blanche Neige déchirée par les buissons ? Une goutte de sang perlant sur les redoutables épines d’un genêt viendrait bientôt appuyer ce souvenir cinématographique. Le calme de la forêt n’était-il pas troublé par les tirs des chasseurs ? Et que nous disait ce miroir ouvert dans la glace ? Abreuvoir pour les cerfs, ou portail vers l’Autre Monde ?
Le caractère politiquement réaliste du propos était empli d’un symbolisme de conte de fées, le portrait bucolique d’une vie faite de plaisirs simples était teinté par les codes du film d’horreur, on sentait tout du long qu’on était en terrain glissant, mais on n’avait pas vu venir que la chute serait si abrupte.
La fable vire au burlesque lorsque Takahashi, l’agent de communication chargé de faire passer la pilule du « glamping » aux habitants de Mizubiki, tombe amoureux du village et décide de tout laisser tomber pour s’y installer. Quarantenaire en « mid-life crisis » qui voit bien qu’il est du côté des méchants dans cette histoire, et qui se met à la remorque du héros du village, Takumi – « l’habile » – pour couper le bois, aller chercher l’eau à la source, et puis, surtout, retrouver la petite Hana qui disparaît mystérieusement.
Mais alors quel est le sens de cette scène finale ? Après une nuit de recherche angoissante, les deux hommes trouvent enfin Hana au milieu d’une prairie, assise immobile face à un cerf blessé d’une balle – la seule circonstance où cet animal peut attaquer l’humain.
Takahashi veut se précipiter ; Takumi se jette sur lui, pour l’immobiliser, croit-on, mais le geste se radicalise soudain : Takumi saisit la gorge de Takahashi et l’étrangle et, sans doute, le tue. Pendant ce temps, Hana, face au cerf, a retiré son bonnet et libéré ses cheveux noirs. Takumi la ramasse au sol, elle aussi sans doute blessée à mort. Fin du film. Que s’est-il passé pendant ces quelques secondes ? Qu’avons-nous vu, qu’avons-nous compris ? Comment les choses ont-elles viré au drame en si peu de temps ? Comment sort-on du fil narratif déroulé jusque-là pour aboutir à la mort de deux des personnages ? Surtout, pourquoi Takumi assassine-t-il Takahashi, qui n’avait commis d’autre crime que d’être un peu pathétique, alors même que sa fille est en train, si l’on comprend bien le hors-champ, d’être touchée à mort par le cerf blessé ? Quel sens a le téléscopage de ces deux morts simultanées ? Comment et pourquoi le héros, Takumi, père aimant, ami de la nature et homme à tout faire de son village, devient-il un meurtrier implacable ? Il y a là une perpendicularité dans la narration qui laisse perplexe, comme si on enfonçait une tout autre intrigue dans ce que l’intrigue principale laissait présager : affrontement des villageois avec l’entrepreneur du « glamping », victoire des gens de bonne volonté contre le capitalisme prédateur, ou l’inverse, mais enfin, quelque chose de continu. En l’état, on a l’impression d’une bifurcation abrupte, comme si le cinéaste envoyait d’un coup voler en l’air son scénario – ou comme un coin de métal enfoncé dans du bois.
L’image de la perpendicularité amène à relire le déroulement précédent du film : le long travelling d’ouverture tourné vers la cime des arbres, qui retombe brutalement, avec interruption de la musique, sur la verticalité des troncs dans la forêt, où marche la petite Hana (« la fleur »). Perpendicularité de la lame de la tronçonneuse (objet fétiche du film d’horreur) dans le tronc horizontal. Perpendicularité des coups de hache sur les bûches ; ou de la balle des chasseurs dans le corps du cerf ; ou de l’association de deux mots dans un « mot-valise » (« glamping »).
Horizontalité du lac gelé, de la prairie, de la rivière, versus verticalité des troncs d’arbre, verticalité des monts enneigés, du vol du faucon.
Le film thématise ce rapport entre verticalité et horizontalité, c’est tout l’enjeu de la construction de la fosse septique : « ceux d’en haut » sont responsables pour « ceux d’en bas », et doivent faire attention à ce qu’ils leur déversent dessus. Il y a la bonne pente, celle qui tient compte de l’antagonisme entre le vertical et l’horizontal, entre la montagne et la plaine ; la mauvaise pente est celle qui fait comme si tout était plat, qui soumet le réel à un plan abstrait, qui passe en force sans tenir compte du terrain : par exemple, qui plante des barrières sur le passage des cerfs ; ou qui suscite la résistance de la bûche en frappant dessus au lieu de laisser tomber la cognée dans la juste position.
Dans ce contexte, personne n’est innocent : les villageois ne prétendent pas représenter l’image d’Epinal des habitants « authentiques » d’une région idyllique, où les citadins pourraient venir se « ressourcer ». Les villageois eux-mêmes, de leur propre aveu, ont jadis récupéré des lopins de terre et ont maltraité la nature, tout autant que d’autres être humains. Il semble que la condition humaine soit d’être dans ce rapport de perpendicularité avec la nature qu’il occupe. Mais certains trouvent, au moins momentanément, en étant à l’écoute, en faisant les bons gestes, une forme d’équilibre, la bonne pente. Personne n’est innocent, c’est peut-être le sens, lu a contrario, du titre du film : « le mal n’existe pas ». Comprendre : le mal n’existe pas en soi, le mal n’est pas par essence, ni dans la nature, ni dans l’homme. En revanche, le mal peut surgir, lorsqu’une mauvaise articulation est établie entre l’horizontal et le vertical. Lorsque l’on fait les mauvais gestes. Les malheurs que nous subissons ne sont que le reflet de nos propres actes. Ville contre campagne ; hommes contre femmes ; humains contre animaux ; les vivants contre les morts… Malheur à celui qui entre maladroitement dans les perpendicularités structurantes de ce monde.
Résolution : Hana a disparu car, à son habitude, elle a cherché à voir les cerfs – les cerfs, le faucon, qui sont l’âme de sa mère absente. Mais on ne court pas impunément après les morts ; elle est tombée face à un cerf blessé. Elle s’est immobilisée face à lui, seule manière d’éviter qu’il ne la charge et la tue. C’est pourquoi elle n’a pas pu rentrer ni répondre aux appels.
Lorsque son père Takumi la trouve enfin, il s’immobilise à son tour. Mais l’imbécile Takahashi qui le flanque gesticule avec sa doudoune rouge, et provoque la charge fatale de l’animal. Hana accepte son destin et ôte son bonnet pour accueillir la mort et rejoindre sa mère. Takumi se jette sur Takahashi pour l’immobiliser, mais, comprenant qu’il est trop tard pour sauver sa fille, il se dit qu’il n’est au moins pas trop tard pour sauver son village. Mélange de rage vengeresse contre le responsable indirect de ce drame, et de sacrifice de soi, il assassine Takahashi. Avec la mort d’Hana, Takumi, déjà veuf, perd tout ce qui restait de sa vie. Peut-être est-il en cet instant un analogue du cerf blessé : il attaque l’homme. L’assassinat de Takahashi fera ce qu’aucune discussion avec les entrepreneurs du « glamping » n’aurait su obtenir : tuer le « glam ». Sur le site de la mort d’une petite fille et de l’assassinat du chargé de com, qui voudra encore faire du « glamping »? Takumi se sacrifie et meurt donc, symboliquement, en même temps qu’Hana, qu’il transporte vers le royaume des ombres (dernières images du film) ; mais, dans cet étrange assassinat, sa mort a pu encore être transfigurée, comme dans un ultime sort magique, visant à arracher leurs morts respectives à la simple absurdité du fait divers, pour en faire un acte qui ait du sens, quelque chose comme une œuvre.