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Billet de blog 12 juillet 2015

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TREMBLEMENT DE PÈRE

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

SAN ANDREAS, un film de Brad Peyton, 2015.

Avec Dwayne Johnson : Ray Gaines

Alexandra Daddario : Blake (fille de Ray et Emma)

Carla Gugino : Emma (ex-femme de Ray)

Ioan Gruffud : Daniel Riddick (nouveau compagnon d’Emma).

Alors le Seigneur fit pleuvoir du ciel sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu. Il détruisit ces villes, toute la plaine et tous les habitants des villes, et les plantes de la terre. 

Genèse, XIX.

Le cinéma est fait de désir autant que d’image. Comme dans les rêves, un scénario latent contribue, de manière subliminale, à « relever » – comme une épice – le scénario apparent, qui le recouvre en même temps qu’il le révèle.

Scénario manifeste : le grand tremblement de terre tant attendu frappe la Côte Ouest. Dwayne the Rock, alias Ray, traverse la catastrophe pour sauver sa femme et sa fille. Jusqu’ici tout va bien.

Ce scénario de sauvetage et de retrouvailles est aussi un scénario de réconciliation : Ray et sa femme étaient séparés. Elle allait s’installer avec son nouveau compagnon, Daniel Riddick. Le tremblement de terre bouleverse ces plans matrimoniaux. Le nouveau compagnon se comporte comme un lâche et un salaud. Ray est « The Rock », paladin ultime dans son hélico. Le salaud est opportunément écrasé par un porte-container au milieu du Golden Bridge. Papa et maman rentrent à la maison.

Si l’on se met à l’écoute de l’allégorie organisée par ce déroulement, cela pourrait donner ceci : le tremblement de terre qui vient fort à propos arrêter l’installation de la femme de Ray avec son nouveau compagnon est une métaphore : la manifestation inconsciente de la colère de Ray. Epoux et père bafoué, il va tout casser. Hulk puissance 10. Il fallait au moins ça pour empêcher les tourtereaux d’emménager dans leur nouveau nid d’amour pendant que Ray, lui, pleurnichait sur ses vieilles photos de vacances. Mais cette colère destructrice va aussi être le catalyseur de la réconciliation, puisqu’elle agit comme révélateur des personnalités respectives des deux hommes rivaux. Elle renvoie le paltoquet, mister-j’ai-tout-pour-moi (Ioann Gruffud, alias Mr. Fantastic dans Fantastic Four), dans ses cordes (« en fait, ta grosse tour elle tient même pas debout – et d’ailleurs t’as même pas d’enfant ») tandis que Ray rétablit les droits de sa virilité sur ses femmes. Affrontement de deux figures phalliques : d’un côté les tours de l’architecte ; de l’autre, les multiples moyens de déplacement : 4-4, hélico, avion, hors-bord. Ray assure dans tous les éléments. Virilité tout-terrain. Sous-texte : la vraie virilité n’est pas du côté de la construction monumentale, qui ne plie pas mais se brise, elle est du côté de la mobilité qui s’adapte. La force du mouvement contre la fixité. Autre plan de lecture : elle n’est pas du côté des nantis et des capitalistes, mais du côté des « workers ». Imagerie encore présente du 11 Septembre : le vrai héros c’est le pompier, mais c’est aussi l’ouvrier qui reconstruit. C’est l’Amérique de la force de travail. La vraie force n’est pas d’avoir construit, mais d’avoir la force de construire, et, surtout de reconstruire – « You will be a man, my son ». L’Amérique de la fronteer contre celle de l’establishment, l’Amérique du métissage (noir/indien/maori), contre celle du petit blanc wasp (juif ?) (Daniel Riddick-ulous…).

Jusque-là tout va bien. Mais les interprétations ont leurs « répliques » elles aussi. Troisième vague : la petite comédie familiale pourrait se tenir à peu près, à un détail près : qui va croire un instant que la brune aux yeux bleus, Alexandra Daddario, est la fille de Dwayne Johnson ?  – A peu près aussi crédible que le panda et le canard dans Kung Fu Panda. Petit malaise lorsque papa Ray retrouve sa fille (qui, accessoirement, a 29 ans dans la vraie vie, contre 43 pour Dwayne) en slip au bord de la piscine. 1° Il est génétiquement impossible qu’elle soit sa fille. 2° D’ailleurs elle n’est pas sa fille puisque c’est du cinéma. 3° Ces deux-là ont beaucoup plus l’air de former le couple central du film que le couple Ray/Emma et Alexandra/son nouveau boyfriend. Le rêve américain et le politiquement correct réclament sans doute que les hommes noirs puissent avoir des filles blanches, mais il faudra quand même un tremblement de terre pour éviter que le spectateur ne se pose trop de questions.

Et s’il y avait un lien entre le tremblement de terre et cette ambiguïté incestueuse qui nous est donnée à voir ? Plusieurs strates de signification coexistent ici.

Il y a quelque chose qui n’est pas dans l’ordre, et le tremblement de terre en est la manifestation cosmique, il en est le châtiment divin, et il en est aussi la purification.

Il y a quelque chose qui n’est pas dans l’ordre : Ray voit bien que sa fille n’est pas sa fille ; ce n’est pas seulement qu’elle risque de lui être enlevée par le nouveau beau-père, c’est qu’elle n’est pas de lui. Le tremblement de terre est l’expression de sa colère. Ce n’est, au demeurant, que le deuxième acte, après une première catastrophe qui a eu lieu en amont de l’action du film : la noyade de la première fille de Ray et Emma. Ray porte la culpabilité de n’avoir pas réussi à sauver cette première fille – ce qui, traduit de l’inconscient veut dire : il a tué sa fille. Plus précisément, il a tué cette fille parce qu’elle n’était pas sa fille. La deuxième scène de noyade, celle d’Alexandra au cours du tremblement de terre, n’est pas seulement la rédemption, pour Ray, de la première : c’est la renaissance de sa fille en tant que sa fille, puisque, en lui sauvant la vie, il lui donne cette fois effectivement la vie – au pôle opposé par rapport au mauvais beau-père (qui était donc en fait le vrai père, puisque ce n’était pas Ray) qui l’a abandonnée ensevelie dans le parking. Là encore, puissance de l’action contre fixité de l’essence : la vraie paternité réside dans l’acte de sauver la vie, et non dans la couleur de la peau.

Jusque là, tout va encore bien, on reste dans le drame de la filiation légitime. Mais entrons dans le vif du sujet. Ray et sa fille polarisent sexuellement le film, les pôles masculin et féminin, ce sont eux – quelles que soient les qualités respectives d’Emma ou du boyfriend, qui restent des faire-valoir. Ce que le scénario nous lance à la face, l’air de rien, c’est un scénario incestueux, où les corps très sexualisés de l’acteur et de l’actrice donnent à la catastrophe urbano-élémentale son substrat libidinal, et nous contraint à la fois à les apparier et à se défendre mentalement d’avoir de si vilaines idées. Le tremblement de terre agit comme une diversion, mais il puise quelque chose de son intensité cataclysmique dans ce schéma incestueux sous-jacent – de même que, réciproquement, l’inceste se traduit métaphoriquement dans le tremblement de terre.

Le tremblement de terre, pour nous, est la diversion spectaculaire qui brouille les signes et nous permet de voir sans voir ce que nous ne souhaiterions pas voir trop clairement, mais qui intensifie la charge libidinale du film. La violence de la destruction vient suppléer à notre désir frustré d’accoupler cinématographiquement les deux sex-symbols.

Pour Ray, le tremblement de terre est la rencontre tectonique (J) entre le désir et l’interdit. Il donne quand même rendez-vous à sa fille devant la « Coit Tower »… Il y a des petits plaisantins chez les scénaristes d’Hollywood. Mais le rendez-vous sera manqué (ouf !). Le film peut alors être lu comme une catharsis de ce désir incestueux. La noyade de la première fille apparaît comme le refoulement du désir. Ainsi s’explique l’intensité de la culpabilité exprimée par Ray : il n’est pas coupable de ne pas l’avoir sauvée, il est coupable de l’avoir désirée et de l’avoir noyée pour noyer son désir. La seconde noyade, dont Blake sera, elle, sauvée, fonctionne en écho : c’est la renaissance de la fille transfigurée, la purification du désir interdit, qui remet Ray en position de père légitime – dans le dépassement du désir cette fois, et non dans la substitution à l’autre père. Ouf. L’honneur est sauf. La famille est recomposée et chacun retrouve sa place sur le canapé de la reconstruction – en entonnant en chœur « California Dreaming », ce tube, rappelez-moi… Ah oui ! des « Mamas and Papas »…

Le cinéma hollywoodien n’est pas la tragédie grecque. Il est à la fois plus pudique et plus obscène. En apparence il montre tout, mais en vérité, la violence des explosions et du grand spectacle de la destruction apocalyptique voile des schémas inconscients que la société de consommation réclame mais ne peut tolérer qu’on lui serve que de manière subliminale. Plutôt qu’une catharsis, tout cela nous entretient plutôt dans un cannibalisme incestueux bon enfant.

Mais il faudrait encore se demander dans quel sens opère ce cannibalisme. La société de consommation ne va-t-elle pas plutôt dans le sens d’une dévoration des parents par les enfants, dans une sorte d’infantilisation générale produite par le blockbuster ?

La référence éclairante ici, n’est pas grecque, elle est biblique. Dans La Genèse, XIX, lorsque Dieu détruit Sodome et Gomhorre, il permet à Loth de s’enfuir avec sa femme et ses deux filles. Soulignons : sa femme et ses deux filles. Il leur indique de se rendre dans la montagne. En chemin, la femme de Loth se retourne sur le spectacle de la destruction, et est changée en statue de sel. Loth se retrouve finalement seul avec ses deux filles dans une grotte dans le village de Tsoar. Je laisse la parole à la Bible : «  L'aînée dit à la plus jeune: « Notre père est vieux; et il n'y a point d'homme dans la contrée, pour venir vers nous, selon l'usage de tous les pays. Viens, faisons boire du vin à notre père, et couchons avec lui, afin que nous conservions la race de notre père. » » (Genèse, XIX, 31) Les filles de Loth couchent avec leur père après l’avoir enivré pour préserver leur peuple après sa destruction quasi totale. L’inceste a directement à voir avec le cataclysme, l’endogamie est rendue nécessaire par la pénurie d’hommes. L’histoire des filles de Loth agit comme trame sous-jacente de San Andreas. C’est l’histoire secrète qui mine Ray et que le film distille à notre complaisance tout en prétendant en chercher la rédemption. Le sens métaphorique du cataclysme rejoint alors la grande imagerie de l’éruption du désir féminin, faille, tremblements et immersion – mais d’un désir féminin illégitime, dont la mission réelle des personnages est de conjurer les effets pervers pour restaurer l’ordre générationnel.

Dans Goltzius and the Pelican Company, Peter Greenaway  (2014) met en scène un certain nombre d’épisodes tirés de l’Ancien Testament, et sélectionnés pour leur secrète teneur érotique – ce qui vaudra quelques ennuis à la Compagnie du Pélican, mais c’est une autre histoire. Parmi ces scènes, celle où les filles de Loth enivrent leur père et lui font l’amour dans son sommeil. Greenaway la fait commenter par son personnage, Goltzius, dans ces termes : « C’est un de ces sujets qui permettent aux peintres de laisser libre cours légitimement à leur luxure sans être moralement condamnés.  Je peux toujours faire valoir que je peins une leçon de morale contre l’inceste. C’est du voyeurisme légitime, comme Actéon qui espionne Diane, et les vieillards qui épient Suzanne, et David qui regarde Bethsabée se baignant sur le toit de son palais. »

Voyeurisme légitime, même si Greenaway ne montre pas plus une véritable scène d’inceste que San Andreas. Dans Goltzius, les scènes bibliques sont, comme il le dit, des prétextes pour des scènes érotiques, quand bien même fiction et réalité y entretiennent des relations en miroir. Montrer fictivement l’inceste est déjà une transgression suffisante. Goltzius explicite les grandes scènes qui peuplent notre inconscient et notre imaginaire visuel. Il rend visible les cordes sensibles sur lesquelles un film comme San Andreas, à grand renfort d’effets spéciaux, s’efforce de nier avoir voulu jouer. Les vannes du voyeurisme des morts en masse sont grandes ouvertes – le « disaster porn » est sans limite – mais il y a des voyeurismes qui resteront toujours aussi présents qu’illégitimes dans le blockbuster familial. Heureusement, comme le dit Musset, « Loth, en se réveillant n’avait rien vu, ni su. »

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