NOLAN PLATON NOLAN

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Platon, c’est entendu, n’a pas écrit Back to the Future. Socrate-le-jeune, qui apparaît dans le dialogue Le Politique, n’est pas Socrate-jeune revenu dans le temps. Mais il est « comme » Socrate jeune, dans un double jeu de miroir avec cet autre jeune interlocuteur, Théétète, qui est lui aussi comme Socrate jeune quoique différemment. Tant il est vrai qu’il y a de multiples manières d’être « comme ». Le Politique de Platon est « comme » TENET, de Christopher Nolan : tous deux « comme » le mythe de Kronos, raconté au sein du Politique, mythe qui raconte le repli du temps sur lui-même, que mettent en scène, chacun à leur manière, le film de Nolan, et le dialogue de Platon. Dans Le Politique, Socrate se retire du dialogue et assiste à un dialogue où les rôles sont inversés, dans un monde à l’envers où c’est un jeune Socrate qui répond aux questions d’un Étranger venu d’Élée – « comme » en un nouveau jeu de miroir avec encore un autre dialogue : le Parménide, où c’était aussi le jeune Socrate – le vrai Socrate, le nôtre, mais jeune, à l’autre extrémité de l’arc temporel qui sépare le Parménide du Politique – qui répondait aux questions du vieux Parménide, Parménide, le philosophe d’Élée, celui qui démontrait que le temps n’existait pas.
Socrate avait le choix de ses avatars. Il pouvait aussi laisser la place à Théétète – TETET, encore un nom en forme de palindrome – dont il était dit dans un dialogue antérieur qu’il était un quasi-sosie de Socrate, dans la laideur ; ou bien, Socrate pouvait choisir, carrément, un autre Socrate. « Il se pourrait bien étranger, dit Socrate (le vieux, le normal), que les deux aient d’une façon ou d’une autre avec moi quelque lointaine parenté. En tout cas, à vous entendre, l’un me ressemble par les traits du visage, tandis que, puisque l’autre porte le même nom que moi, cette appellation produit comme un air de famille… » (257d). « Comme un air de famille… »
« Eh bien Socrate, tu entends ce que dit Socrate ? » lui demande l’Étranger lorsque Socrate le vieux décide de laisser sa place dans le dialogue à Socrate le jeune.
Relisons le mythe raconté dans Le Politique : « Une fois que fut passé le temps que devait durer toutes ces choses, et que chaque âme se fut acquitté de toutes ses générations, alors celui qui est le pilote de l’univers, Kronos, après avoir pour ainsi dire lâché la barre du gouvernail, se retira à son poste d’observation. » Socrate, comme Kronos, se retire du jeu, et le regarde se dérouler sans lui. Sans lui vraiment ? Avec qui, pourtant, dialogue l’Étranger d’Élée ? Avec ce personnage inédit dont on ne sait pas grand-chose sinon qu’il s’appelle lui aussi…Socrate.
Cela ne fait pas encore du Politique un texte de science-fiction – une notion qui serait anachronique à l’époque de Platon. Et pourtant… Qui est donc cet étrange personnage, que l’on n’a jamais vu auparavant dans aucun dialogue de Platon, et qui est propulsé soudain comme interlocuteur principal de l’Étranger d’Élée, qui lui-même occupe la place habituellement occupée par Socrate, bizarrement muet dans tout ce dialogue ? Socrate est muet, il s’est retiré du dialogue dès le début, et il y assiste en spectateur. Spectateur devant le spectacle du temps qui se déploie et se replie. Cela ne vous rappelle rien ?
Ce qui était inattendu, c’est que le film de Nolan nous amène à regarder de plus près ce singulier dialogue qu’est Le Politique de Platon. Dans sa structure d’abord. Le dialogue est construit par l’examen d’une première hypothèse sur la nature du roi, défini comme le pasteur des hommes. Mais cette première réflexion est insatisfaisante. Elle est alors coupée au milieu par le récit de ce mythe – ce mythe qui lui-même raconte l’oscillation de l’univers entre deux temporalités en sens inverses. Or ce « récit pour enfants » amène un retour en arrière de la réflexion : « Allons, revenons sur nos pas, dit l’Étranger, et refaisons du début jusqu’à la fin le chemin parcouru … » (267a). Le mythe sert de pivot dans le dialogue. La réflexion – c’est le sens même du mot « réflexion » – revient en arrière, et reprend le problème autrement, enrichie, à la lumière de la métaphore que lui a proposé le mythe. On dira que cette oscillation est le propre de la dialectique en général, soit, mais ce qui est singulier ici c’est l’analogie du mouvement du dialogue avec le mouvement du cosmos décrit par le mythe à l’intérieur même du dialogue. Fiction/réflexion.
Que l’œuvre de Platon, comme la Bible ou la mythologie, infuse nos imaginaires jusque dans les blockbusters, cela n’a en soi rien d’étonnant. Pas plus que le fait que Nolan, qui puise à de nombreuses sources dans l’élaboration de ses scénarios, ait une connaissance directe ou indirecte de Platon.
La référence de Nolan à Platon a déjà été pointée par certains commentateurs. On pense à l’allégorie de la caverne, « twilight world », monde en clair-obscur s’il en est, paradigme de la distorsion de la perception de la réalité, qui traverse de nombreuses œuvres de science-fiction, bien au-delà du seul Inception. Comment distinguer le rêve et la réalité ? C’est aussi le thème d’un échange dans le Théétète de Platon. Ou encore, que la trilogie Batman met en scène la question du mensonge politique, thème abordé dans La République. Même le mot de passe « No friends at dusk » peut sembler évoquer la fin du Lysis, où le dialogue doit être interrompu, parce qu’il se fait tard, et que Socrate est obligé de conclure que lui et ses amis n’ont pas réussi à répondre à la difficile question qu’ils s’étaient posée : « Qu’est-ce que l’amitié ? »
Entre NIEL et le Protagoniste, ce sera, comme à la fin de Casablanca, « le début d’une longue amitié ». A condition que, dans un étau temporel, NIEL sauve le Protagoniste dans le puits, et, réciproquement, que le Protagoniste sauve NIEL enfant – dont on aura compris qu’il n’est autre que Maximi-LIEN, le fils de Kat et Sator. « Mission accomplie ». Si l’on suit l’interprétation mythologique, le Protagoniste est celui qui met fin au règne de Kronos. Zeus en personne ? Zeus, le protecteur des étrangers, et gardien de l’ordre du monde dans notre temporalité. A moins que ce ne soit Niel, le jeune Zeus, protégé contre son père dévorateur et castrateur ? Et le Protagoniste, pourquoi dit-il qu’il a « pas mal bricolé en matière de navigation » ? Ulysse ? « Personne » ?
Ce protagoniste sans nom, c’est un « étranger ». En résonance avec cet Étranger qui raconte le mythe dans le dialogue de Platon. A-t-on assez remarqué que l’énorme blockbuster qu’est TENET met en avant un héros noir ? Il est remarquable que ce soit si peu remarqué – alors que, par exemple, lorsque Marvel centre un film sur un super-héros noir, Black Panther, c’est le cœur de toute la communication du film. Dans TENET, il n’est fait aucune allusion ethnique, et c’est très bien ainsi, c’est ainsi que cela devra être, dans le monde à venir, que le film fait advenir, dans lequel la couleur de peau ne sera plus facteur de discrimination ; cependant, dans la confrontation du héros avec le so British Michael Caine, puis avec l’héroïne Kat, ces représentants de la haute société le renvoient bel et bien à sa « non-appartenance » : moquerie sur son costume prêt-à-porter de chez Brooks Brothers, puis sur le fait que, malgré un nouveau costume, il n’a toujours « pas les manières » : il est un « étranger », dont on ne saura jamais d’où il vient. On soupçonne au fond qu’il est lui-même un envoyé de l’avenir venu enrayer l’apocalypse, après une mystérieuse période d’incubation à l’abri des rouages d’une éolienne.
Notre héros, celui qui prévient la fin de notre monde en en empêchant le renversement, n’a pas de nom – non je ne l’ai pas encore dit. « Le protagoniste » signifie celui qui a le premier rôle ; mais cela peut être entendu aussi comme « celui qui va en avant » : celui dont nous, spectateurs, suivons la trajectoire en avant, en épousant son point de vue, même lorsqu’il va à l’envers. Et à l’envers, il va, pendant tout le dernier tiers du film, après qu’il a passé le portail-tourniquet : l’intrigue du film se replie sur elle-même pour revenir jusqu’ à la date de la scène d’ouverture à l’opéra, qui est aussi la date de l’explosion à Stalsk-12, donc de la scène de la bataille finale. Le protagoniste s’oppose aux «antagonistes », qui sont, eux, ceux qui remontent le cours du temps, « inversés ».
TENET apparaît alors comme une science-fiction greffée sur le mythe de Platon. L’action se situe pendant la séquence cataclysmique – crépusculaire, « we live in a twilight world » – , où les deux temporalités, censées se succéder, sont en train de se replier l’une sur l’autre et tendent à se superposer, le futur venant parasiter le présent. Là où, chez Platon, il s’agit d’un cycle cosmique inexorable, ce renversement temporel est, dans TENET, l’objet d’une guerre entre les hommes du présent, et des hommes de l’avenir. Ces hommes de l’avenir sont, en vérité, sans avenir, puisque le monde est arrivé au bout de ses ressources. C’est pourquoi, ils appellent de leurs vœux le retournement du temps – le retour du règne de Kronos, dans les termes du mythe – afin que l’humanité puisse continuer à exister à rebours, en remontant vers ce qui nous apparaît, à nous, comme le passé, mais qui est, pour eux, le seul avenir qui leur reste. L’agent de ce renversement, est, comme de juste, Sator.
On notera l’image de Sator naviguant sur son catamaran, et forcé de lâcher la barre, suivi de l’empannage extrêmement brusque du navire, décrivant un brutal volte-face, comme un souvenir du renversement du monde lorsque Kronos en lâcha le pilotage.

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Quoi qu’il en soit, un indice que, pour Nolan, il s’agit bien d’une référence à Saturne, réside dans la référence au peintre Goya, dont une des toiles les plus célèbres est, en effet « Saturne dévorant un de ses fils ».
Il y a un mystère autour du mot AREPO. Si le palindrome parfait est moins intéressant que l’idée d’un palindrome, il sera d’autant plus énigmatique qu’il utilise, à des fins de symétrie artificielle, un mot qui n’existe pas. Notre esprit compense volontiers les incohérences. L’hypothèse à mon sens la plus féconde est celle qui voit dans AREPO un acronyme, déroulant les qualités de Kronos/Sator : « Aeternus, Rex, Excelsius, Pater, Omnipotens » (éternel Roi, céleste Père tout-puissant).
Comme de juste, la phrase se lit dans les deux sens, en référence directe au mythe de l’inversion du temps – avec une dissymétrie, puisque dans le premier sens de lecture, c’est Sator/Kronos, qui dirige la phrase ; tandis que, lu dans l’autre sens, les roues, ROTAS, semblent tourner d’elles-mêmes, jusqu’à remonter à SATOR, faisant entendre la distorsion d’une langue mystérieuse.
« Ednom ud lianrevuog el tneit sonork »
Tel serait ainsi le sens du carré SATOR.
« Kronos tient le gouvernail du monde. »
La référence au carré SATOR, « SATOR AREPO TENET OPERA ROTAS », émaille le film de Christopher Nolan, comme autant de petits indices : SATOR, le trafiquant d’objets du futur ; AREPO, le peintre amant supposé de Kat, ayant peint un faux Goya ; TENET, le mot de passe, traduit en français par « précepte » (palidrome) ; OPERA, où se joue la scène d’ouverture du film ; ROTAS, nom de l’entreprise où les héros découvrent le premier portail temporel. Or, parmi les interprétations possibles de ce célèbre palindrome, il en est une qui est directement en lien avec le propos du mythe de Platon dans Le Politique. Sator, ce serait Saturne, qui est le nom latin de Kronos. Rotas, ce sont les roues, c’est-à-dire, ici, le mécanisme de direction, le gouvernail. Opera, ce sont « les œuvres », c’est-à-dire le monde lui-même.

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« Le monde est tantôt accompagné par un dieu, et acquiert à nouveau la vie en recevant de son démiurge une immortalité restaurée ; tantôt, laissé à lui-même, il suit son impulsion propre, après avoir été lâché afin de parcourir en sens inverse plusieurs milliers de révolutions ; car l’univers est parfaitement bien équilibré malgré l’énormité de sa taille, et il tourne sur un pied extrêmement fin. »
Platon, Le Politique, 270a.
Arrivé au terme d’un cycle cosmique, Kronos s’arrête. Il lâche le gouvernail du monde. Et le monde se met alors à tourner dans le sens inverse, en perdant peu à peu sa belle organisation. Bateau ivre, le cosmos remonte sans pilote le courant, en suivant sa propre dynamique. Alors, après le grand cataclysme provoqué par cette brusque inversion du sens du temps, les hommes qui ont survécu se mettent à vieillir, ils ne sortent plus de terre mais doivent se reproduire, et doivent apprendre à se gouverner eux-mêmes. D’où le caractère politique de ce mythe, qui nous dit, finalement, que les hommes sont voués à échouer : le monde humain, comme le cosmos, est voué à une croissance du désordre, jusqu’au seuil de sa perte, où Kronos reprendra le gouvernail pour un nouveau cycle.
En effet, nous raconte l’Étranger, Kronos, le dieu organisateur du monde, dont le nom grec signifie « Temps », dirige le monde pendant tout le premier cycle de son existence. Ce temps, dirigé directement par le dieu, est un âge d’or, un âge d’abondance où la terre nourrit les hommes de ses fruits, où hommes et animaux coexistent et communiquent en paix. Mais c’est surtout une période où le temps se déroule à l’envers par rapport à notre temps. Les hommes naissent de la terre, puis ils rajeunissent, les astres tournent dans le sens inverse de celui que nous observons. Ce temps inversé est le temps normal. C’est le règne de Kronos, qui tient le gouvernail du monde, la roue qui le fait tourner dans le bon sens.
Ici, en guise de contribution au déchiffrage du puzzle TENET, on rappelle cette référence classique qui semble avoir échappée aux commentateurs. Dans Le Politique de Platon, un Étranger, qui mène le dialogue, décrit, « un peu pour rire », l’origine du monde et son fonctionnement. Il est dit que l’Étranger vient d’Élée – autre nom en forme de quasi-palindrome. On a des raisons de croire cependant que cet étranger ne souscrit pas pleinement aux thèses du plus célèbre philosophe d’Élée, Parménide, pour qui le temps et le mouvement n’existent pas. L’étranger est plus modéré. Pour lui, le temps va seulement dans les deux sens.
Fin, il faudrait commencer par là, si l’on voulait remettre TENET à l’endroit. Le dernier film de Nolan a dès sa sortie fait couler beaucoup d’encre. Si l’on peut encore dire que l’encre coule à l’âge d’internet où coexistent les temporalités les plus diverses et où les discours se déroulent moins qu’ils ne se téléchargent en un click. Il faudra bien pourtant continuer à lire dans l’ordre, n’est pas entropique qui veut. Le parfait palindrome est chose rare, et finalement moins amusant que l’idée du palindrome, le teXte qui prétend être lisible dans les deux sens, mais de manière suffisamment approximative pour pousser l’esprit à rechercher des symétries qu’il sait ne pas y être vraiment. Chiche.