Emmanuel Riondé

Pigiste Mediapart

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Billet de blog 23 juillet 2025

Emmanuel Riondé

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Franchir les frontières

Entre les grilles, les flics et les postes de douane des États, se faufilent des chemins jalonnés de solidarité. Deux films documentaires made in Tolosa nous parlent du franchissement des frontières. « Outrepasser, une histoire de la frontière franco-espagnole » et « Camionneuse » sont deux objets filmiques différents mais qui résonnent l'un avec l'autre.

Emmanuel Riondé

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« Outrepasser, une histoire de la frontière franco-espagnole » et « Camionneuse » sont deux objets filmiques différents mais qui résonnent l'un avec l'autre.

Le premier est un documentaire réalisé par Elsa Putelat, juriste en droits étrangers et Nicolas Dupuis, réalisateur qui filme les luttes et mobilisations sociales. On passe par quelques bornes plantées sur les sentes pyrénéennes, « là où l'eau se déverse », délimitant les crètes et la frontière. On devine les chemins de la Retirada empruntés depuis Barcelone à l'hiver 1939 au bras de sa mère par José Ignacio. Aujourd'hui vieillard, il ressent le besoin de parler de cette expérience d'« indésirable » vécue dans les camps, « pour pas que ça recommence ». Et on scrute la Bidassoa, fleuve séparant Irun et Hendaye, enjambé de ponts truffés de barrières et de policiers.

Entre la France et l'Espagne, la frontière réelle « n'est pas une ligne, c'est un espace qui vient grignoter le territoire », euphémise une coordinatrice de l'Anafé. Un espace qui s'étend jusqu'au centre de rétention de Cornebarrieu, bâtisse carcérale accrochée aux franges de l'aéroport de Toulouse-Blagnac. L'un de ces CRA où l'Etat français entasse et maltraite les sans-papiers, à coup de décrets, de directives et de lois toujours plus racistes et répressives.

« Outrepasser » montre la migration, la répression, le contrôle, les quais de gare, des effets abandonnés sur des voies ferroviaires. Il parle des petites mains de la solidarité, celles et ceux, souvent retraité·es mais pas que, qui accueillent les migrant·es, les hébergent, leur filent trois sous, un sandwich « avec du pain consistant », un ticket de bus. Celles et ceux qui découpent un grillage ou repoussent une roche destinée à fermer la frontière. Des justes. Un couple s'est retrouvé en garde à vue. « Il va falloir se défendre de quoi ? s'indigne la femme. D'aider les gens ? » Eñaut Aramendi, militant syndicaliste, répond en écho : « Il faut continuer, pas avoir peur, pas se laisser intimider par la police ; il faut combattre le racisme au quotidien, combattre le fascisme ».

C'est le 14 mars 2024, la Korrika, traditionnelle course de relais en faveur de la langue basque est au départ d'Irun. Musique, caméra embarquée. Une dizaine de migrant·es venus d'Afrique subsaharienne ont revêtu les chasubles colorés de la course. Ils et elles s'élancent, discret·es, sourire aux lèvres, dans la foule mouvante à petits trots. Et puis, une fois le pont passé, s'escamotent par une rue dérobée en escalier, sous l'oeil amical et les corps complices de quelques autochtones. La frontière est passée, les pandores n'ont rien vu, c'est l'échappée belle. Le pas s'allonge, les sourires aussi, « Outrepasser » s'éteint sur ce petit air frais de liberté.

Le second documentaire parle d'autres frontières, plus intimes : celles que Zina a franchit le jour où, jeune adulte, elle a quitté l'Algérie pour rejoindre la France et y réaliser son rêve : devenir camionneuse, chauffeuse routière.

La jeune réalisatrice toulousaine Meryem Bahia Arfaoui s'était révélée en 2021 avec « Les Splendides », un court-métrage donnant à voir et à entendre Sonia, Fatima et Fatimé, trois « meufs des cités », en l'occurrence celle de la Reynerie, dans le grand Mirail. Couronné d'un Prix Arte dans le cadre du concours « Et pourtant elles tournent », ce court avait valu à sa réalisatrice de décrocher un contrat de développement pour un documentaire de 52 minutes avec la chaîne franco-allemande.

Résultat : « Camionneuse », le portrait sensible d'une femme qui prend sa place, déterminée, dans un monde routier très masculin. Suivant au plus près Zina dans la cabine de son poids-lourd, la caméra de Meryem nous emmène cette fois sur des 2x3 voies, des aires d'autoroute, des restaus routiers, de vastes parkings d'entrepots à travers la France.

Mais elle suit aussi Zina de retour dans sa ville natale, en Algérie, où elle retrouve la famille, la lumière méditerranéenne, la petite vie de quartier, le plaisir de boire un café avec des chibanis à l'humour postcolonial corrosif.

Et puis Zina revient en France, donnant le coup de main dans les rayons d'une épicerie rurale tenue par des copines. Les vieux du coin y sont bienvenus pour parler recette et potager, ça bricole une guinguette, pas de grands discours de philosophie politique, juste la mise en oeuvre d'une alternative modeste aux existences purement consuméristes.

Zina circule avec fluidité entre son camion, le bled, l'épicerie ; Derrière les platines, elle fait danser ses amis ; Derrière son volant, elle rêve à haute voix des routes d'Amérique du nord et pourquoi pas de monter une boîte de femmes camionneuses, comme elle, qui sillonneraient l'Algérie.

Entre les lignes, entre les images, « Outrepasser » et « Camionneuse » nous donnent des billes pour vivre et résister au temps de Trump, de Macron, des incendies, du fascisme et des génocides. Passer les frontières en pirate, déjouer le contrôle des « puissants », tisser et renforcer des liens de solidarité, construire et expérimenter des modes de vie et d'organisation inclusifs et partagés. Et ne jamais renoncer à l'avenir, à la lutte, aux utopies et à la joie.

[on peut encore voir « Outrepasser » sur vimeo et « Camionneuse » doit être programmé cette année sur Arte]