Cao Fei a grandi à Canton, Guangzhou, juste en face de Hong Kong. Les comics, les mangas, et toute une culture populaire venue d’ailleurs, elle les a reçus par la bande de cette ville dont surgissaient en même temps les invraisemblables buildings. Hong Kong : forêt hypermoderne, point de rencontre asiatique des flux financiers venus de partout. Hong Kong : vitrine sublime, et bientôt modèle des nouvelles métropoles chinoises rentrées dans le circuit des échanges néo-libéraux.
Cao Fei, à Canton, aura directement vécu les « mutations » de sa ville, au moins aussi impressionnantes que celles expérimentées par Peter Parker ou la Chose… Et pourquoi l’arrivée tonitruante des architectures les plus fantasques ne serait-elle pas accompagnée de ces créatures hors du commun que laissait découvrir le colportage culturel ? La série de photographies de cosplay, menée en 2004, y pourvoira. Le super-héros, le personnage de manga, là aussi, apparaissent comme le signe le plus évident d’un nouveau stade de la ville.

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Ne manquons pas d’ingénuité. Arpentant les champs de tournesol sur leurs fauves pacifiés, nos adolescents semblent de jeune divinités au cœur du jardin retrouvé. A posteriori, on ne peut manquer de les rapprocher des images qui, une bonne dizaine d’années plus tard, vanteront la conversion d’une zone industrielle de Tianjin en première éco-cité chinoises. Il n’est jusqu’aux figurants qui, appel des capitaux internationaux oblige, ne fassent figure d’étrangers – ce qui rappelle on ne peut mieux la transfiguration franchement européenne de bien des héros de mangas.

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La différence, il est vrai, ne manque pas d’apparaître. Derrière nos jeunes divinités ne s’élèvent pas les bâtisses iconiques qui leur correspondraient terme à terme. L’avantage d’une métropolisation réelle, c’est que les immeubles n’y manquent pas : la ville, à l’horizon de la prairie, s’y intègre à merveille, la borde doucement. Sa puissance nouvelle, sa hauteur, ne cachent pourtant pas une généricité qui cadre mal avec l’originalité décidée du premier plan. Ailleurs, des coupoles préfigurent une recherche esthétique plus prononcée. Les échafaudages dont elles émergent voilent pourtant quelque peu la gloire que le vaillant guerrier, au premier plan, chante de manière au moins prématurée.

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Les super-héros vont plus vite que nous. Ils vont trop vite. Incarnant les rêves du paysage, ils en font ressortir la lenteur, l’indécrottable pesanteur. Leurs combats les mènent de terrains vagues en eaux croupissantes. Ils exhibent sans pitié la déchirure subie par toute une ville, tout un pays : entre la promesse de ville, la surbrillance de l’image… et la réalité d’un chantier démultiplié, infini, auquel chacun se trouve soumis. Bientôt, ils s’en prendront aux maisons des paysans, tout à la rage de l’urbanisme. Bientôt, ils prendront en otages leurs concitoyens, sur un pauvre terrain de sport synthétique…

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Car la fureur de construire, ils le savent bien, est aussi celle de la destruction. Le hiatus de la conscience urbaine, entre imaginaire et réel, n’est pas seulement une condition psychologique renouvelée – même si celle-ci s’affiche comme irrémédiable – au sens où se construirait une identité universellement partagée. Dussent-ils finir par être construits, et ils le sont souvent, les rêves d’architecture bien réels – tout de béton, de verre et d’acier – n’accueilleront certainement pas ceux dont Spiderman et les starship troopers détruisent les maisons. Image / réalité, étranger / chinois, riche / démuni : les doublets se croisent et se recroisent, pour la mise en scène d’une gigantesque expropriation…

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On ne fait pas vision plus mélancolique des super-héros, et de leurs rapports aux métamorphoses de la ville. Leurs dramatiques combats sont aussi les nôtres. Leurs utopies sont nôtres, comme l’immense abattement qui les prend au milieu de ce monde qui n’est pas le leur, qui ne l’est pas encore, qui ne le sera peut-être jamais. Au final, les héros empruntent les autoroutes et autres infrastructures démesurées pour rentrer chez eux, retrouver le quotidien d’une Chine populaire aux rythmes plus anciens. Maman fait à manger. Papa lit le journal… Perdus dans une vie qui n’est pas à leur mesure, profondément désenchantés, ils disent aussi le flottement de leurs parents, leurs proches, leurs amis qui, pour impassibles qu’ils veuillent paraître, sont entrés dans une ère nouvelle.

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