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Une fois le pouvoir normatif de Divergente rapporté à la géométrie rationnelle / fonctionnelle de Chicago, de multiples jeux d’opposition signifiants peuvent se mettre en place. La fosse où vivent les Audacieux se situe à mi-chemin entre la carrière et les ruines de théâtre romain revues par Piranèse. Son architecture aussi colossale que grossière, et faite de gigantesques blocs de pierre, renvoie naturellement aux prouesses physiques de ses hôtes. Elle se rapproche aussi bien des ruines dans lesquelles survivent les hors-classes – anticipant de la sorte leur alliance politique. Elle s’oppose par contre à la ferme de bois des Fraternels, qui cultivent la terre – de la même manière que ces deux archétypes s’éloignent des parallélépipèdes de béton des Altruistes, dont l’excessive simplicité comme la matière apparente disent l’humilité, le déni de tout ornement et de toute vanité (les jeunes Altruistes ont interdiction d’abuser des miroirs)… A force d’archétypes, il est vrai, ce que cette grammaire signifiante gagne en clarté se teinte d’un certain simplisme – qui rejoint en cela la facilité de la fable politique.
La visite du quartier scientifique conduit Tris, l’héroïne, sur le campus de l’université de Chicago. Cela tombe bien. La bulle de verre de la récente Bibliothèque Mansueto, par sa transparence comme par la géométrie parfaite de sa structure, inverse la fosse des Audacieux – c’est assez attendu. Seule la silhouette de la Bibliothèque principale de l’Université – derrière la bulle – génère quelque appréhension. Le bâtiment, outrancièrement brutaliste, et fait lui aussi comme d’énormes blocs accumulés, dit déjà la politique du secret qu’adopteront les Erudits et la manière dont ils utiliseront les Audacieux pour favoriser leur violente prise de pouvoir...
Dans le second volet, enfin, le High Museum of Arts d’Atlanta, dû à Richard Meier, apparaît à la base de la tour centrale de la ville. La proximité avec les studios d’Atlanta – où ont été tournées bien des scènes – explique ce déplacement, mais une tour miesienne lui a été digitalement accolée, pour mieux l’intégrer au paysage de Chicago. Sa blancheur éclatante fait un fort contraste avec la noirceur de ce voisinage, tandis que sa structure impose une géométrie complexe, moins autoritaire – que démultiplie encore son revêtement uniformément quadrillé. L’intérieur s’ouvre même, sans collage, sur un demi-dôme transparent, qui rappelle assurément l’idéalisme des Erudits. Mais c’est pour se prolonger dans la haute tour, blanche, lisse, dont l’intérieur sera régulièrement parcouru par la géométrie plus immatérielle encore – mais éminemment cruelle – de l’informatique. L’abstraction de la géométrie, visiblement, mène au cœur du pouvoir.
Le quartier général des Sincères, toujours dans ce second épisode, mérite assurément plus d’attention. Le film, se recentrant sur Atlanta, a choisi pour sa base les très brutalistes archives de Géorgie, dont l’hermétique bloc de béton surélevé dramatise la mission de préservation (voir Trepalium III) mais inquiète plus dès lors qu’il est déplacé vers la pratique de la justice (voir Trepalium IV) – et plus encore s’il est numériquement démultiplié vers le haut (seul un léger blanchiment en atténue l’irrémédiable présence).

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Par la grâce du montage, les étages ne correspondent d’ailleurs pas à la vue extérieure. Et c’est là l’occasion d’un des moments architecturaux les plus spectaculaires du film. Sortie sur une terrasse, Tris s’y trouve emprisonnée visuellement dans un tissu alvéolaire comme infini. Des tours, toutes similaires, aux fenêtres toutes égales, dont jailliront bientôt des assaillants, tous vêtus de noir – et devenus du même coup des figures par excellence de l’anonymat fantasmé par le film. Belle allégorie, en vérité.

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Le lieu, quant à lui, est bien réel : l’héroïne, sans l’ombre d’un doute, se trouve sur la terrasse de l’AmericasMart, au cœur du Peachtree Center. Et l’ensemble, recouvrant plusieurs blocks du centre d’Atlanta, est né d’une histoire singulière. Promoteur autant qu’architecte, John Portman s’y est investi depuis le milieu des années cinquante jusqu’aux années quatre-vingt-dix. Y émergèrent progressivement, sous sa houlette, quelques édifices peu individualisés, aux motifs parfaitement sériels, comme l’AmericasMart, et surtout… de hautes tours, quasiment identiques, présentant les mêmes façades alvéolaires démultipliées, et reliées entre elles par des passerelles aériennes.
« La ville des clones », écrira Rem Koolhaas à son propos. Quelque chose comme le Mies du pauvre, nettement alourdi par le choix du béton en place de métal – béton dont la masse est encore soulignée par le renfoncement des fenêtres.
Si le lieu a quelque chance de rester dans l’histoire de l’architecture, c’est pourtant moins pour son uniformité apparente que par ce qu’il révélait en interne. Au Peachtree Center, John Portman initia en effet sa grande réinvention de l’atrium hôtelier. Plus particulièrement : à l’Atlanta Hyatt Regency – dont on aperçoit le restaurant en toiture dans le film. Au revers des façades, un gigantesque vide, scandé par les balcons intérieurs – non dénué de sérialité, donc – mais découpant un espace protégé inouï. Au revers de la ville homogénéisée, la sublimation de l’espace public, mais réservée aux clients fortunés. Une rupture forte de la continuité supposée par la géométrie moderne, déployant une bulle de luxe dans des centres-villes américains alors souvent en proie à l’abandon et à la ruine.
Ces lobbys, que Portman déclinera à San Francisco, Los Angeles et ailleurs, les amateurs de contre-utopie les ont déjà rencontrés – dans une série dont Divergente est souvent présentée comme le doublon et qui se révèle effectivement d’une proximité saisissante. A une centaine de mètres de la terrasse où Tris (T) se fait prendre en chasse par ses assaillants (A), Katniss Everdeen et Peeta Mellark, champions des Hunger Games, découvrent en effet leur lieu de résidence et d’entraînement : le Marriott Marquis Hotel, dont on ne verra cette-fois-ci que l’intérieur, et le vertigineux atrium.

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La traversée du lobby, dans ce second épisode d’Hunger Games, s’accompagne d’une étonnante réclame architecturale : pour les Jeux de l’Expiation, qui se tiennent tous les vingt-cinq ans, « le Capitole n’a épargné aucune dépense : un nouveau centre d’entraînement, de nouveaux logements pour les Tributs, et bien sûr, une arène très spéciale »… Hunger Games – qui souligne aussi bien la progression spectaculaire d’un volet à l’autre – a pris toute la mesure de la révision post-moderne des villes et de leur entrée dans une compétition globale, dans laquelle jeux olympiques et spectacles assimilés jouent un rôle important.

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Résultat ? Divergente développe au cœur du Peachtree Center une scène spectaculaire, mais fait à nouveau figure de parent pauvre… Scotché aux formes archaïques du modernisme. A moins que nous n’ayons pas regardé du bon côté.
(A suivre)
A lire : forcément, le lumineux article de Rem Koolhaas, « Atlanta », dans S,M,L,XL, The Monacelli Press, 1995.