Fallait-il donc revenir en Espagne ? Certainement. L’Espagne reste le premier pays qui ait vécu l’effet Bilbao, et qui en a tant abusé, à Valencia et ailleurs, qu’il a semé ici et là de grandes carcasses vides. Aussi vides au moins que les caisses qui les avaient financées. Pas de meilleur poste d’observation de l’économie post-Bilbao, finalement, que l’Espagne – que celle-ci se traduise par un refus définitif de la spéculation culturelle… ou par un passage à l’image qui viendrait, en quelque sorte, tout à la fois radicaliser et abstraire le geste spectaculaire du Musée Guggenheim…
Retournons donc à Bilbao. Ou plutôt, puisqu’il s’agit d’image, devant nos écrans. Pour un chef-d’œuvre d’architecture augmentée dû aux Wachowski : Jupiter ascending. Après avoir fait de Chicago une pure illusion informatisée, dans Matrix, les cinéastes n’étaient-ils pas les mieux placés pour ausculter les rapports troubles entre architecture et image ? Sorti l’an dernier, à peu près en même temps que Tomorrowland, le film propose un pitch simple à souhait : une femme de ménage découvre qu’elle est une reine intergalactique possédant la terre… mais doit disputer cette possession à ses rejetons, qui espéraient bien en hériter. Géographiquement, si l’on peut dire, son parcours n’est pas non plus des plus complexes : de Chicago, où officie notre héroïne, vers la planète de sa fille, puis successivement, les vaisseaux amiraux de ses deux fils.

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Le tout laisse dès lors la place à une pulsion décorative débridée, qui porte à l’incandescence le genre du Space Opera… mais dont la platitude évoque aussi trop souvent les dessins que l’on bombait naguère sur les trottoirs des capitales européennes. Planètes annelées, traversée de nuages atmosphériques, vaisseaux ultra-baroques… L’architecture n’est pas en reste de clichés : l’Alcazar de Kalique superpose les coupoles ottomanes, à la manière du Château dans le ciel, et mêle à l’intérieur dentelures arabes et moucharabiehs – auxquels les couloirs néo-romans du National Museum de Londres ajoutent un peu de kitsch. Le vaisseau luxurieux du cadet conjugue art-déco et art nouveau… tandis que la « raffinerie » de l’aîné associe tout naturellement les références technologiques, à l’extérieur, à la multiplication gothique des espaces internes. A défaut d’effectuer le fameux saut vers la qualité, la quantité ne renvoie jamais qu’à la puissance informatique dans ce qu’elle a de plus repérable.
Seule une planète annexe appartenant à la famille royale fait vraiment exception. Deux éléments permettent d’identifier la silhouette de Bilbao. Le Musée Guggenheim de Gehry, pour commencer, sur la rive du fleuve ; le pont Zubizuri de Calatrava. Celui-ci a été déplacé d’amont en aval du Musée : seul moyen de réunir en une image bien propre les deux icônes de la ville. On reconnaît également l’arche du Puente de la Salve, qui a seulement été dédoublée. Mais, et c’est là toute la puissance de l’image, tout est devenu à l’image du Musée. Bilbao comme vaste extension de Guggenheim. Bilbao comme planète aussi bien, accomplissant l’immersion touristique à son maximum. Gehryland for ever.

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S’étonnera-t-on, après cela, que l’avant-première du film ait eu lieu à Bilbao ? Il ne semble pas que l’équipe au grand complet ait fait le voyage. Ce qui n’empêchera pas la ville de sortir une séquence promotionnelle enchaînant prises de vue réelles et images du film. L’occasion était trop belle – pour un musée qui avait déjà eu l’honneur d’un « travelogue footage » bondien en 1999, avec The World is not enough – de relancer un effet de surprise architecturale que le temps ne peut qu’émousser… L’architecture iconique, qui appelle l’image cinématographique, peut aussi se poursuivre en elle.
Toute la force de la séquence, chez les Wachowski, tient pourtant au scénario. Car la planète Bilbao, au moment de son apparition à l’écran, est déjà dévastée. Plus un humain en vue. Seule une Renault Twizy électrique traîne encore par-là, probable placement de produit qui s’encastre dans la publicité majeure. Non que la cité n’ait vraiment péri de la résorption de ses ressources : arrivée à maturité, elle a été moissonnée par la famille royale, qui s’emploiera dès lors à cultiver une autre planète. Dans le vaisseau de l’aîné, un plancher transparent permettra de voir les corps à la torture, pour en faire jaillir un élixir de longue vie. Parabole exquise de l’oppression capitaliste.
Jupiter ascending, ainsi, ne met pas seulement en scène un Bilbao renouvelé ; il donne à voir les forces capitalistes qui le contraignent à ce renouvellement, le déplacement des capitaux vers des forces de travail moins onéreuses, qui laissent exsangues les anciens centres de production. Le film, en quelque sorte, rejoue ce qui a conduit Bilbao à l’érection du Musée lui-même, à travers son long déclin. Et signifie le nécessaire recommencement, mieux, tente de l’opérer – fondant la justification économique du film sur ce même processus qu’il dénonce.
Techniquement, la séquence Bilbao ne représentait d’ailleurs pas la prouesse la plus accomplie du film. Les commentateurs les plus informés saluaient plutôt la course poursuite en rollers-skates aériens à travers le skyline de Chicago. Pour être saisie à l’heure bleue, la spectaculaire glissade avait nécessité une prise de vue panoramique des plus spéciales : le tout n’avait pas demandé moins de six caméras Red Epic associées dans une bulle aéroportée. Et il faut bien le dire, les longues minutes ensauvagées avaient de quoi faire oublier la spectrale apparition de Bilbao. Les Wachowski sont de Chicago, et leur film, qui rend la terre à une femme de ménage de la ville, semblera aisément voué à chanter sa gloire. Chicago menacée de destruction durant plus de deux heures, et miraculeusement sauvée. Chicago largement détruite lors de la fameuse poursuite, et miraculeusement reconstruite, devant les yeux mêmes de l’héroïne.

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Belle illustration, en vérité, du pouvoir magique des pixels, n’était qu’ils ne font pas que dissoudre et recomposer, mais augmentent encore la réalité, la projettent vers le futur : dans un long entretien au Chicago Tribune, les Wachowski iront même jusqu’à rapporter nombre de détails des vaisseaux à l’architecture intérieure de la ville.
L’architecture augmentée, décidemment, ne se dissocie guère des scénarios de destruction qui l’accompagnent. Le spectaclon, au cœur de Tomorrowland, ne laissait-il pas apparaître la dévastation de la planète ? Toute naïveté, ici, a pourtant disparu. Il n’est plus de ville pour échapper au grand mouvement des moissonneurs : Jupiter ascending, qui oppose une cité assassinée à son double ressuscité – et tente de les sauver toutes deux – ne magnifie Chicago que par sa disparition toujours possible. Pour finir, le beau Channing Tatum en haut de la Sears Tower, aux ailes d’ange et à la mâchoire de chien, rappelle King Kong au sommet de l’Empire State Building. Son envol reprend la menaçante course-poursuite qui l’a précédé. Chicago, le temps d’une image, d’une improbable courbure de l’horizon, se pare d’une noblesse planétaire ; mais entre de ce fait dans les rouages cosmiques qui la dépassent. Heureusement, pour cette fois encore, les Wachowski ont fait le boulot.

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(A suivre…)