
Agrandissement : Illustration 1

Dans les jardins de Venise, à côtés des tables et des rafraichissements, une série de grands cercles encastrés, d’un vert sombre, plus hauts qu’on ne lève le bras. S’étrécissant, s’élargissant au rythme d’une mesure elle-même variable. Et présentant, pour qui s’approche, un entremêlement : trois portes, quatre portes, cinq... Ouvertes, tentantes… Sur quelques dizaines de mètres carrés, le sentiment d’un parcours virtuellement infini, entre des espaces légèrement analogues – l’arrondi, l’absence d’angles droits – et toujours variables. Quelques trous, à hauteur de regard, permettent parfois de deviner la pièce voisine. Les enfants ne s’y sont pas trompés, attirés aussi bien par le tendre sol en copeaux de bois. Ils en ont fait leur point de rencontre. Leurs rires passent au-dessus des murs, à travers les portes.
Maurizio Pezo et Sofia von Ellrichshausen, qui ont bâti ce merveilleux terrain de jeu, avaient présenté l’an dernier, à la Galerie d’Art Contemporain de České Budĕjovice (République Tchèque) une maquette composée de cent cercles s’entrecroisant : « Motif infini ». Le nombre ne fait pas tout. Rien ne paraît pouvoir remplacer l’immersion dans cet espace sans pareil. Mais l’exposition révélait encore un discours saisissant. Ramenant le « motif » en architecture aussi bien à sa matérialité formelle qu’à la motivation sous-jacente, et opérant de facto le lien entre forme spatiale et organisation sociale, les architectes s’attachaient ainsi à la « description schizophrénique, mais éloquente d’un quartier à tendance générique » : « un champ continu de murs, meubles, arbres, tapis et personnes. Il n’y a pas de distinction claire entre l’intérieur et l’extérieur, le privé et le public, l’architecture et la nature. »

Agrandissement : Illustration 2

Le labyrinthe, donc, comme devenir générique du monde ? Comme forme sensible des mutations à l’œuvre ? Une contre-utopie spatiale, que les architectes, par leur seul art, transformeraient en expérience positive ? Le visiteur, croisant dans les rues dédaléennes du centre de Venise des boutiques qu’il connaissait déjà, qu’il avait déjà vues juste à côté de chez lui, et dans lesquelles entraient des clients qui pouvaient aussi bien habiter juste à côté de chez lui (ou partout ailleurs, où fleurissent exactement les mêmes boutiques)… avait de quoi méditer. Peut-être fallait-il imaginer, au cœur de l’espace de jeu, un enfant plus petit que les autres, qui tout à coup serait vraiment perdu, et se mettrait à pleurer…

Agrandissement : Illustration 3

Intuitivement, et sans superposition possible, on se rappellerait volontiers la Maison L de Christian et Pascale Pottgiesser, visitée il y a de cela quelques années. Une fois les chambres individuelles réfugiées dans des tours identiques – et identiquement isolées – l’espace commun ne pouvait plus que perdre ses limites habituelles, se défaire, au profit de mouvements parallèles, fuyants, renversés : en place du traditionnel salon, de la traditionnelle salle-à-manger, etc., un délicieux labyrinthe intime. Là, il s’agissait moins d’aborder le générique que de donner à la famille contemporaine un domaine vraiment à son image, sans autre procès.
L’architecture peut-elle donner forme seulement aux mouvements du monde ? Sublimer ses dérives les plus inquiétantes – sans y proposer de solution, de réponse, technique, morale, ou autre encore ? Et faire de la forme, du passage à la forme, le lieu même du renversement ? A Venise, au cœur du labyrinthe, une porte de temps en temps se meut en cadre : un arbre, une statue, un autre arpenteur. L’expérience de la perte est aussi celui de la rencontre, l’espace presque indifférencié celui de la singularité redécouverte. Les cris des enfants au moment de se trouver n’en sont pas les seuls témoignages. L’après-midi du premier jour, Sofia von Ellrichshausen montrait aux plus curieux une marque cryptique sur l’une des embrasures : le souvenir du rayon de soleil qui, au matin, avait traversé une des perforations pour venir frapper là. Juste là, et pas ailleurs.

Agrandissement : Illustration 4

(A suivre…)