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Billet de blog 15 mars 2016

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Divergente : contre-utopie et architecture (III Detroit vs l'ordinateur)

Du film à l’exploration politique de l’architecture réelle à l’heure de l’ordinateur

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Repartons donc. Chicago est à demi détruite. C’est même l’objet des plongées les plus spectaculaires, qu’aggravera encore notablement le troisième épisode.

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Les deux premiers, à vrai dire, ne donnent guère d’explication détaillée. Le choix, pour le mur d’enceinte, d’une variation sur le pic-vert soviétique Duga-3, gigantesque paroi-radar aujourd’hui en pleine zone d’exclusion de Tchernobyl, laisse planer l’ombre de la catastrophe atomique.

Mais le motif de la ruine appartient aussi à l’arsenal de la contre-utopie, au moins depuis 1984. La cité dévastée de Divergente, dominée par la tour blanche du pouvoir – le Ministère de l’Amour revu et corrigé – démarque à peine celle d’Orwell. Le souvenir de la guerre, la guerre réelle, entretenue, simulée, redoublent le choix d’une politique de l’ennemi plus que du citoyen. Hunger Games attend encore de son système politique qu'il conjure la violence d’une guerre civile. Le retour du motif, dans cette optique, ne plaide pas pour une recherche approfondie.

Dans l’histoire américaine récente, le spectacle de la ville en ruine a pourtant sérieusement gagné en réalité, et laissé loin derrière les cauchemars de destruction atomique de la Guerre Froide. Chicago, Atlanta appellent ici la troisième pointe du triangle, non loin de la première : Detroit.

Car Detroit, après tout, est bien la ville par excellence de ce fordisme revisité par Divergente – la ville où Henry Ford fit construire à l’aube du vingtième siècle les usines d’Highland Parks, qui influencèrent tant le modernisme architectural européen si l’on en croit Reyner Banham. Ford, donc, mais aussi Chrysler, General Motors. Capitale incontestée de l’industrie automobile, Detroit a pourtant connu depuis les années soixante une crise continue : white flight, dégradation du centre-ville, première délocalisation des usines dans le Sud des Etats-Unis – moins syndiqué –, seconde délocalisation vers l’étranger – où l’ouvrier est moins onéreux encore… Le tout jusqu’à l’abandon et la destruction de pans entiers de cette ville jadis si prospère.

Detroit disassembled (Andrew Moore, 2010), Detroit, vestiges du rêve américain (Yves Marchand, Roland Meffre, 2010)… les albums photographiques ont fleuri sur ces ruines, et en ont proposé une esthétisation pour le moins saisissante. Mais la fiction a aussi pris en charge la survie dramatique de la ville. Only lovers left alive (2013) de Jim Jarmusch promène dans un Detroit nocturne des figures de vampires morts-vivants. Ce serait après une visite de la ville que Robert Kirkman aurait imaginé la série dessinée Walking Dead, en 2003… Non sans transfert géographique, puisque son héros – opportunément nommé Detroit – se réveille dans un hôpital juste entre Detroit et Atlanta… avant de se diriger vers cette dernière. C’est à Atlanta que sera tournée la série télévisée du même titre, non sans succès… mais à Détroit que l’on envisagera en 2013, avec la bénédiction de Kirkman, d’installer un gigantesque parc-à-thème sur le sujet !

Chicago en ruine, dans Divergente... ou Chicago rêvant de Detroit, conjurant le sort de Detroit. Ce qui peut attirer l’attention sur les lieux du nouveau pouvoir – celui qui suit la désindustrialisation : cette tour lisse où l’informatique torture les divergents pour tenter de percer leur secret…

Vers la fin du second épisode, Tris, hallucinant sous l’emprise de l’ordinateur central, s'imagine sur la terrasse de la plus haute tour, tandis que la ville autour d’elle accélère sa dislocation. Moins d’ailleurs en un effondrement qu’en un léger effritement… Aérien… Presque neigeux. Quelle réussite, il faut bien le dire, que cette rencontre entre la déflagration urbaine et la décomposition pixellisée ! Car l’ordinateur, dans cette scène, ne déploie pas tant les fantasmes de Tris que ceux afférents à sa réalité propre. A la merveilleuse dissipation des pixels que nous proposent régulièrement les publicités en téléphonie et autres moyens de communication (au moins depuis Bouygues en 2005 : merci au programme After Effects !) répond enfin la véritable fragilisation des lieux et des architectures les plus stables.

All that is solid melts into air : la vieille antienne marxiste, magistralement reprise par Marshall Berman pour décrire la modernisation violente de New York, trouve dans l’ère de l’informatique une actualité nouvelle. Pour fantasmer la mutation médiatique à l’œuvre et le processus de dématérialisation qui l’accompagne. Mais pour dire aussi bien les déplacements réels de l’industrie et des villes à l’heure d’une redéfinition radicale de la production et de sa géographie.

A l’histoire un peu bête que nous conte le film, il faudrait peut-être en superposer une autre, procédant étrangement à rebours, et conduisant Tris à découvrir ce qui a détruit la ville, ce qui a fini de défaire Détroit et les autres villes désindustrialisées. Le développement d’une industrie nouvelle, qui rend archaïque le montage de voitures ; la capacité, par la même technologie et ses vertus de communication inédites, de délocaliser sans cesse la production, laissant derrière elle les ruines des cités autrefois florissantes.

Une telle lecture, si on veut bien l’accepter, rend plus saisissante encore la scène qui suit : la maison maternelle de Tris se détache du sol et se met à voler au milieu de buildings en pleine débandade… tandis que notre héroïne ne s’y maintient que suspendue à une corde ! Ne faisons pas la fine bouche : par son irréalisme foncier, son délire avéré, la scène offre une image incroyablement juste du devenir de l’habitat à l’heure de la mondialisation. L’équivalent pour adolescents début-de-siècle des difficultés de Buster Keaton aux prises avec sa maison en kit.

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Bien sûr, reste la nature même du film, et plus spécifiquement encore de ces quelques séquences visionnaires. Au moment de dénoncer l’effet destructeur des nouvelles technologies sur l’espace classique et ses villes, Divergente use sans modération des logiciels informatiques à sa disposition. Techniquement, le film prend le parti de la mutation à l’œuvre.

Hallucination dans l’hallucination qu’est la projection cinématographique, la séquence participe pourtant d’un statut particulier. La question de l’adhésion au spectacle a été à maintes reprises abordée par le film. Si Tris a appris progressivement à entrer dans les scénarios absurdes que les Tests et autres machines lui proposaient, c’est aussi parce que les vrais divergents savent que tout cela n’est pas réel. Mettant explicitement en scène les phénomènes de distanciation, Divergente définit sa propre réception comme explicitement schizophrène : tendue entre l’ébahissement du spectacle et la défiance la plus grande – à tout le moins, la conscience que tout ici n’est qu’image. Le sentiment d’irréalisme complet ne fait que croître au cours de ce second volet… et prépare la surprise du troisième.

En-deçà du grand jeu informatique, à son exact revers, ne reste que le réel : la ruine de Détroit, qui menace chacune des villes américaines. Au-delà du rapport que le film nourrit à l’égard de ses propres outils de production, on pourra être frappé par la manière dont son travail de fiction peut rejoindre certaines figures de l’architecture mondialisée.

A mesure que la discipline était gagnée par la pratique de l’ordinateur, le pixel en tant que tel est en effet apparu comme un ornement possible. L’exemple le plus fameux en est certainement la tour Agbar, réalisée à Barcelone par Jean Nouvel au tournant du millénaire, et dont les pixels viennent alléger la masse impressionnante (l’architecte, on s’en souvient peut-être, avait rêvé quelques années plus tôt d’une « tour sans fin » se dissipant progressivement dans le ciel).

Quinze ans plus tard, l’immeuble bâti par le même pour Nicosie voit pourtant sa façade percée de béances pixellisées, d’où émergent d’envahissantes verdures : l’architecture reprise par la nature ! Et que l’on ne hurle pas à la lubie. Dans les mêmes quinze années, les protubérances et avancées qui individualisaient les immeubles de MVRDV (l’extraordinaire Wozoco), ont abouti à un grignotage généralisé du volume (la Ravel Plaza, prévue pour Amsterdam), quand celui-ci ne semble pas sur le point de s’écrouler

Comment, pour finir, ne pas mentionner la tour MahaNakhon d’Ole Scheeren (OMA), en cours d’achèvement à Bangkok, et qui paraît comme lacérée sur toute sa hauteur ! Pouvoir merveilleux de l’architecture, à même d’ériger ses propres ruines, et de rêver déjà son inéluctable abandon !

Illustration 3
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(A suivre)

A voir : Buster Keaton, One Week (La maison démontable), 1920.

             Louidgi Beltrame, Energodar, film de 2010 autour de Duga-3.

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