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Billet de blog 18 mars 2016

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Divergente : fiction contre-utopique et architecture (IV La ville informatique)

Du film à l’exploration politique de l’architecture à l’heure de l’ordinateur

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On vous l’avait bien dit : tout ceci n’est pas réel. La découverte du monde extérieur, en ouverture du troisième volet, confirme toute la part d’hallucination, de distanciation aussi bien, qui caractérisait les deux premiers. Et ce, jusqu’à inverser les polarités. Les images ne sont plus le produit de la ville réelle ; c’est elle qui apparaît sous le contrôle de l’informatique, qui en procède. Le générique, qui recompose progressivement la muraille  à partir de pixels se précisant toujours plus, joue ici d’une vertigineuse ambiguïté. On découvrira plus tard que c’est là la vue du site depuis les caméras de surveillance du monde extérieur.

Une fois traversé le désert du réel, la première avancée du monde nouveau ne laisse d’ailleurs aucun doute. L’étrange bâtiment que rencontrent nos héros tient de la pure composition informatique : ses parties ne sont même pas reliées entre elles, et flottent en apesanteur !

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Il est vrai que tout y renvoie à sa fonction. Car il s’agit là, très officiellement, du Bureau du Bien-Etre Génétique. Ce qui explique certainement que la manière ancienne y soit mimée sans pudeur. Deux larges rotondités s’ouvrent sur une fente vulvaire affirmée… que surmonte le complément turgescent du bâtiment. Il n’est pas jusqu’aux poils qui ne soient figurés architecturalement…

Le tout néanmoins se révèle définitivement mécanisé. Et même médicalisé, dans le retour amont vers l’ADN. Une immense volute blanche s’enroule autour de la pomme de pin centrale, et l’escalier, dans la pièce la plus haute, prendra encore forme de spirale pour traverser une sorte de serre toute en transparence et reflets…

Illustration 2
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Quelque chose, à cette altitude, revient du quartier des Erudits – et Tris devrait bien s’en méfier.  Dans l’ascension du bâtiment, les factions disjointes de Chicago se retrouvent en fait verticalisées, montant magiquement – mais sans transgression possible – du béton ouvrier vers le verre presque dématérialisé...

Si l’ADN se branche sur une invraisemblable histoire de purification, et ausculte les fantasmes d’eugénisme à venir, les deux perspectives se retrouvent d’ailleurs autour de la notion de code, à même de relier génétique et informatique en un seul progrès. A défaut de possible monstration de la refonte du genre humain, c’est d’abord le pouvoir informatique qu’exhibent le décor et les différentes machines qui le peuplent.

La ville de Providence, seule enclave prospère dans ce qui reste des Etats-Unis, confirmera cette lecture. Surgissant au milieu du désert, elle fait moins penser au devenir d’une ville ancienne qu’à ces smart cities projetées par telle ou telle agence sur des environnements plus ou moins hostiles. Contexte oblige, c’est le plan de Masdar imaginé par Norman Foster pour Abou Dhabi qui vient à l’esprit.

Illustration 3
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Providence, comme Chicago, est cernée d’une muraille, encore redoublée par une gigantesque mégastructure en théâtre circulaire, au centre des jardins. Et ce n’est pas fini. Le théâtre entoure un lac. Le lac accueille en son centre un bâtiment à peine surélevé, tel un ballon ovale de métal et de verre. L’insularité toujours multipliée, comme le signe majeur de l’utopie. Après l’expérience de la ruine, du désert, le giron maternel enfin retrouvé.

Illustration 4
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Car c’est bien une utopie nouvelle que trace le troisième volet de Divergente. Le cercle absolument parfait de la muraille de Providence – Providence ! –le proclame hautement, comme la géométrie des agencements urbains. Mais une utopie bien plus séduisante que celle développée antérieurement à Chicago. Là où la ruine rappelait sans cesse la lourde matérialité de la pierre et du béton, tout n’est ici que métal et verre, sans la moindre flétrissure. Là où la ville comme ses immeubles n’étaient que grilles orthonormées, tout est désormais courbe enveloppante et protectrice. Il n’est pas jusqu’aux buildings qui, intégrés à l’amphithéâtre ou perçus depuis la salle du Conseil – en un hiatus spatial évident : celle-ci est à hauteur de lac – ne voient leurs lignes se courber et s’adoucir.

Or c’est là sans conteste la marque même de l’architecture revue par ordinateur – seule à même de réaliser de telles formes à partir de tels matériaux. Au cœur de la cité, l’œuf renversé du Conseil parachève l’ensemble. Signe s’il en est du passage de la viviparité à une gestation moins grossière, il dit aussi la technologie aux mains de ses occupants. Comment d’ailleurs régiraient-ils l’ensemble du globe, si ce n’est par la puissance de communication de l’outil nouveau ?

Difficile, au confluent de tous ces réseaux, de ne pas voir réapparaître les projets initialement développés par les premiers promoteurs d’une architecture dont la production serait entièrement informatisée, et qui jouaient allègrement de la théorie génétique. La maison embryologique de Greg Lynn, pour commencer, ou ce cocon légèrement déformé qui devait se substituer au pavillon des banlieues américaines. Les œufs en tous genres de dECOi et Mark Goulthorpe, décidé à explorer la nouvelle condition digitale de l’habitat…

A Providence, Tris expérimente l’utopie de la bulle. Bulle du Conseil, vaisseau en bulle du directeur du Bureau, incroyable bulle dans laquelle elle se voit tout d’abord transportée… et qui, pourtant, la sépare déjà de son compagnon. Car progressivement, les cocons merveilleux révèlent leur dangereux envers. L’angoissante douche de décontamination – où la bulle enserre notre héroïne jusqu’à presque l’étouffer – en est un bon exemple. Mais l’œuf de la cabine de surveillance est plus explicite encore : la magie de la technologie cède vite le pas au déploiement du pouvoir.

Illustration 5
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C’est que l’utopie de Providence, comme celle de Chicago, doit être défaite. Le cynisme du Conseil, les mensonges du directeur du Bureau, valent ici pour démonstration. Tris, à peine découverte la Cité de l’âge nouveau, comprend que celle-ci n’a pour but que d’isoler – ou de mettre à mort. Pas de pitié pour les précédentes incarnations du capitalisme – qui n’en avaient pas eu pour leurs rivales.

Pour une fois, l’intrigue abracadabrante se montre explicite : Providence a bien fait de Chicago ce qu’elle est devenue, et s’apprête encore à lui faire perdre toute identité. La prospérité de Providence est contemporaine de la désertification du monde. Et tous les signes de protection, de centralité, de son architecture ne travaillent qu’à une exclusion plus sévère, qu’à des murs invisibles, et non moins puissants. Il n’est pas d’architecture utopique qui ne soit lieu de pouvoir.

Que le film soit quasiment encadré par des vues depuis la bulle de surveillance ne va dès lors pas sans conséquence, et vient une fois encore remettre en question le spectacle hyper-technologique qui nous immerge. Le risque est grand, en effet, d’être du mauvais côté de la caméra – séparé, protégé, ébahi par le cirque des techniques nouvelles. En dernier recours, le film qui s’est attaché à détruire mur sur mur en appelle pourtant à la destruction de la bulle. A la sortie de l’illusion spectaculaire – que celle-ci procède du cinéma lui-même ou des fictions architecturales, tout aussi puissantes.

Et si ce film n’était pas aussi bête qu’il en a l’air…

(Fin de la série)

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