Ceux qui « déchirent le contrat avec la Nation », ceux qui « déchirent le contrat national », ceux qui « déchirent le contrat qui nous unit »… L’image est chère au Premier Ministre, qui en use sans retenue pour justifier la déchéance nationale. Elle peut aisément être rapportée au « contrat social » défini par Rousseau, et, plus précisément peut-être, au chapitre V, fort contesté, du Contrat Social :
« D'ailleurs, tout malfaiteur, attaquant le droit social, devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie ; il cesse d'en être membre en violant ses lois, et même il lui fait la guerre. Alors la conservation de l'État est incompatible avec la sienne ; il faut qu'un des deux périsse ; et quand on fait mourir le coupable, c'est moins comme citoyen que comme ennemi. Les procédures, le jugement, sont les preuves et la déclaration qu'il a rompu le traité social, et par conséquent qu'il n'est plus membre de l'État. Or, comme il s'est reconnu tel, tout au moins par son séjour, il en doit être retranché par l'exil comme infracteur du pacte, ou par la mort comme ennemi public ; car un tel ennemi n'est pas une personne morale, c'est un homme ; et c'est alors que le droit de la guerre est de tuer le vaincu. »
Le passage du citoyen à l’ennemi, prélude à un pouvoir d’Etat quasiment sans limite – l’état d’urgence entré dans la constitution, en quelque sorte –, voilà bien ce qui chez Rousseau justifie la déchéance et l’exil. Que ceux-ci soit associés à la peine de mort est d’ailleurs significatif. Car s’il est peu probable que Manuel Valls reprenne jamais à son compte la part de l’analyse relative à la peine de mort, il n’est pas non plus impossible que sa fermeté autoproclamée fasse un jour le lit de tous les autoritarismes. Après tout, celui qui a déchiré « le contrat qui nous unit » relève-t-il encore des lois de la République ?
Mais l’essentiel reste certainement la cohérence entre la proclamation d’une France en guerre et la dérive de la déchéance de nationalité, toutes deux se retrouvant autour de cette reconnaissance de l’ennemi. On ne proclame pas l’état de guerre innocemment. On ne revient pas sans cesse sur la guerre, comme l’autre soir encore dans l’émission de Laurent Ruquier, sans conséquences.
Symbolique, la déchéance de nationalité ? Assurément. En faisant de terroristes français des ennemis étrangers à la nation, elle purifie la nation de tout conflit interne. Mais la logique va plus loin encore. Une fois la nation purifiée, l’absence de toute politique intérieure s’en trouve en effet justifiée. En se constituant des ennemis, ou plutôt en les reconnaissant comme tels, et uniquement comme tels, la nation s’évite d’aborder tout problème relatif aux citoyens.
La question des binationaux rencontre naturellement cette problématique. Symboliquement, et bien au-delà de la question des procès individuels qui pourraient seuls déclencher la déchéance, la nation s’apprête à définir les binationaux comme ennemis virtuels – ce que ne peuvent pas être les citoyens ne relevant que de la nationalité française.
Mais c’est aussi une certaine idée de la politique qui se fait jour. Le risque est grand en effet, à force de développer la rhétorique guerrière à l’excès, de passer d’une définition du contrat social entre citoyens à l’union des citoyens par la seule définition de l’ennemi ou des ennemis (de Rousseau à Carl Schmitt, en quelque sorte). Et le risque se révèle plus grand encore si l’on admet la définition symbolique d’une vaste classe d’ennemis virtuels, au moment même où l’extrême droite fait déjà de la même catégorie le responsable des maux les plus divers. Encore une fois, il est à espérer que les mouvements du gouvernement en ce sens ne préludent pas à des usages plus sombres de la catégorie d’ennemi. Mais qu’il leur ouvre une porte aussi grande, et qu’incapable de former une véritable politique pour les citoyens, il travaille à redéfinir par la guerre son pouvoir comme sa légitimité symbolique, relève déjà de l’inacceptable.