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Billet de blog 22 février 2016

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Trepalium : quand la fiction éclaire l’architecture (II Critique du béton brut)

Fable politique, la série programmée par Arte permet aussi d’interroger la ville réelle (suite)

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II Critique du béton brut

L’ironie de la série, dès lors, passe largement par le choix, pour le bureau si angoissant de la Première Ministre, d’un haut lieu – politique comme architectural – de la capitale : le siège du Parti Communiste Français, dessiné par Niemeyer pour la place du Colonel Fabien. La salle amirale n’en apparaît dans toute sa majesté que dans les épisodes 4 et 5, pour théâtraliser la trahison des dirigeants. Les lieux, associant courbes et béton brut, n’en sont pas moins reconnaissables.

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On pourra déceler une part de malice dans cette élection. Que l’incarnation de la dérive néo-libérale traquée par Trepalium trouve à se loger dans les locaux du Parti Communiste ne manque pas de sel. Les plus critiques évoqueront sans doute la longue tradition stalinienne du PCF, encore bien vivace lors de l’édification du siège. Mais l’on pourra tout aussi bien supputer, dans l’habillement communiste de l’ultra-libéralisme contemporain quelque anachronisme qui pourrait nuire au propos. A-t-on remarqué que chez Aquaville, la multinationale qui contrôle en grande partie la Cité, tous portent l’uniforme ? Que la maison de Ruben s’inscrit dans une rue aux bâtiments strictement identiques (l’Avenue Marceau, à Trappes, qui avait déjà encadré une merveilleuse scène dans Holy Motors) ?

Ce choix d’une formule propre à l’architecture moderne fait problème – tant il s’éloigne de notre présent, où les logements nouveaux rivalisent de diversité, de formes et de couleurs... En rapportant à la seule survie les choix d’actifs largement anonymisés, Trepalium manque peut-être quelques-uns des mobiles contemporains pour la perpétuation des inégalités : la recherche positive d’une singularité individuelle, poussant la nécessité de la différenciation jusqu’à la cruauté, ou l’indifférence assumée. Les doucereux jeux du narcissisme semblent bien souvent absents de la série, pour ne reparaître que chez les dirigeants les plus haut-placés d’Aquaville.

Il reste que ces choix architecturaux ne vont pas sans leçon. Car le béton du siège de la place du Colonel Fabien ne doit rien au hasard et renvoie à une signification politique des plus précises. Le béton brut, qui laisse apparaître dans son grain le dessin rugueux du coffrage, exhibe en effet ses conditions mêmes de production. Loin du décor, de l’ornement réduit à la cosmétique, au voile, il est synonyme de travail. Il renvoie directement à l’effort, aux puissances de production, que les revêtements en tous genres font volontiers oublier.

Les aspects futuristes du PCF, et plus particulièrement de sa salle de conseil (qui sert pour les conférences de presse de Trepalium) s’associent ainsi au retour permanent des signes du travail, mieux, à la présence symbolique des travailleurs. Seuls les travailleurs peuvent guider le mouvement vers l’avenir. En un sens, le béton brut rétablit les ouvriers au cœur du mouvement commun. Même si la capitale n’a pas encore connu les vastes mouvements d’expropriation qu’elle subira dans les décennies à venir, le béton brut convoque au cœur de Paris les si fameuses « banlieues rouges », attachées à l’appareil de production, aux usines, et dont la mise en périphérie protège les centres de décision de la capitale.

Ces banlieues rouges, Trepalium en conserve d’ailleurs le souvenir. Nombre d’intérieurs d’Aquaville (un des escaliers monumentaux, l’espace de test de promotion, les bureaux partagés d’Izia…) sont empruntés au Centre Administratif de Pantin – aujourd’hui Centre National de la Danse – réalisé par Jacques Kalisz et Jean Perrottet, de 1968 à 1973. Non sans rapport avec l’édification du siège du PCF dans les mêmes années. Celle-ci voit effet sur le chantier, pour seconder le lointain Niemeyer, Jean Deroche et Paul Chemetov notamment, de l’AUA, Agence pour l’Urbanisme et l’Architecture, fondée en 1960 et dans laquelle évoluent alors Kalisz et Perrottet.

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Commandé par Jean Lolive, maire communiste de Pantin, dont Michel Steinebach, autre membre de l’AUA, est conseiller municipal dédié à l’urbanisme, le Centre Administratif s’inscrit dans une politique d’aménagements publics dans la proche banlieue (Kalisz et Perrottet travaillent également à la Bibliothèque Elsa Triolet, toujours à Pantin, ou à la très belle piscine d’Aubervilliers). Mais il s’agit aussi, de toute évidence, et par-delà la fonctionnalité des projets, de forger une image ouvrière de la banlieue et de sa modernité, à même de valoriser le travail jusque dans la réalisation finale plutôt que de le masquer par l’arrangement et la disparition des matériaux bruts. Le choix d’une esthétique dite « néobrutaliste » vient assurément de là. Le Corbusier lui-même, à propos du béton brut de l’Unité d’Habitation de Marseille, n’avait-il pas déclaré qu’il s’agissait de loger des prolétaires, et non de grandes horizontales… La forteresse du Centre Administratif, dans une telle perspective, participe d’une mise en scène politique – à même d’assiéger fictivement la bourgeoisie de la capitale…

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Dans Trepalium, on l’aura déjà compris, le signe se déplace. Il continue de mettre en rapport les lieux intérieurs du pouvoir avec l’espace périphérique de la zone. Mais la disparition, dans cette même zone, de tout travail – puisqu’elle accueille désormais les seuls chômeurs – ne permet pas le maintien d’une sublimation de la force de production. Ce qu’évoque le béton brut de la ville intérieure, ce sont les murs mis à nu de la zone, les structures défaites de toute ornementation, réduites par le temps et la ruine à une architecture à peine finie, ou déjà perdue. Le béton des lieux de pouvoir rappelle la ruine imposée au reste de la population. Il ne répond à la rugosité des âmes dirigeantes que parce qu’il entre aussi en résonance avec le dénuement de ceux qu’elles ont volontairement exclus, et leur rappelle peut-être qu’elles peuvent à tout moment les retrouver.

Du travail à la ruine, à la seule pauvreté, le béton brut se requalifie – et avec lui tout l’horizon politique qui l’accompagne. Mais il ne faut pas s’y tromper : il ne peut le faire que parce que cette autre lecture, dans l’imaginaire partagé, dans l’expérience partagée, est bel et bien possible ; parce qu’elle a même peut-être toujours accompagné la fiction communiste de magnification du travailleur.

Le tout récent volume consacré à l’AUA (aux éditions de la Cité de l’Architecture) revient sur une anecdote piquante. Chemetov, dans des logements sociaux, avait laissé le plafond brut, ce qui lui avait permis de payer du parquet au sol tout en usant, selon son propre vocabulaire, d’un signe architectural acceptable. Pierre Juquin, responsable culturel du PCF, emménageant dans lesdits logements sociaux, n’avait pourtant eu d’autre priorité que de faire plâtrer son plafond. Le matériau mis à nu lui évoquait trop la pauvreté ! Et ce n’est pas là le seul témoignage d’une réception des traits néobrutalistes bien diverse des significations supposées par les architectes. Le même ouvrage sur l’AUA, sensible à la réussite formelle du Centre Administratif de Pantin, note à l’occasion combien le bâtiment était « relativement mal-aimé de la population »…

C’est qu’il ne suffit pas que l’architecture manie le signe avec cohérence. Encore faut-il que la lecture du signe se révèle partagée. Qu’elle s’intègre dans une fiction commune, lue et adoptée par les habitants. Dans cette perspective, la fiction de Trepalium ne fait pas qu’inverser celle des architectes de l’AUA : elle en révèle l’arrière-fond, l’autre récit, qu’ils n’ont pas nécessairement voulu promouvoir, mais qui qui courait sous le leur, et que la réception a immédiatement nourri. On ne maîtrise pas le signe, pas plus le signe architectural qu’un autre ; on ne décide pas unilatéralement de ce qui appartient à la sphère du dialogue. A tenter de le faire, on risque encore de prêter au signe architectural une indéniable charge autoritaire, que le béton brut – Trepalium en témoigne à nouveau – a pris sur lui en sus des autres.

Le cas du Centre Administratif, dans un tel dispositif, est évidemment exemplaire. Difficile en effet d’échapper à l’extrême beauté de l’édifice, à ce qu’il faut bien nommer sa puissance formelle. Son retour en grâce auprès du grand public, à l’occasion d’une réaffectation et d’une réhabilitation unanimement saluée (Antoinette Robain et Claire Guieysse, Equerre d’argent 2004), est pourtant contemporain d’une restructuration majeure du quartier, qui voit le galeriste Thaddaeus Ropac investir une friche industrielle et la BNP occuper d’anciens moulins. La reconnaissance du béton brut passerait-elle de facto par la gentrification à l’œuvre de tout le canal de l’Ourcq, repoussant à terme toujours plus loin du centre chômeurs et travailleurs ? Et jouira-t-on bientôt unanimement de ce signe nostalgique d’une réalité disparue – ou, pour le dire plus lucidement, déplacée, derrière quelque nouveau mur, ou autre frontière invisible ?

(A suivre)

A lire, le bel ouvrage : Jean-Louis Cohen et Vanessa Grossman dir., AUA – Une architecture de l’engagement 1960-1985, Carré / Cité de l’Architecture et du Patrimoine, 2015.

A voir : l’exposition AUA à la Cité de l’Architecture, jusqu’au 29 février 2016 (entre autres, pour le mobilier d’Annie Tribel, le long et passionnant entretien avec Rohmer sur Evry, la maquette et les très beaux dessins d’Henri Ciriani sur le même projet).

A parcourir : les « parcours d’architecture » à Pantin, http://www.ville-pantin.fr/brochures_et_publications.html

A regretter : malgré la réhabilitation réussie du Centre de la Danse, l’abandon scandaleux des locaux de l’ancienne Ecole d’Architecture de Nanterre, autre chef d’œuvre de Jacques Kalisz, en collaboration avec Roger Salem.

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